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Page:Sand - La Filleule.djvu/85

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son mérite. Il avait un fonds de poésie dans l’âme qui ne lui permettait pas d’être systématique, et, tandis que Roque voulait tout soumettre à la règle de l’analyse pour arriver à la certitude, Stéphen trouvait la conviction par une intuition soudaine et sûre qui ressemblait au génie.

Ce génie humble et caché se suffisait à lui-même tout le temps où il lui était impossible de vivre par le cœur ; mais dès que le soir arrivait, si un obstacle imprévu retardait sa sortie accoutumée et sa course rapide du Luxembourg aux Champs-Élysées, il se faisait en lui une impétuosité de volonté dont on ne l’aurait pas cru susceptible. Les jours où Anicée et sa mère allaient au spectacle, il entrait dans une sorte de crise singulière ; il se demandait avec terreur, lui si doux, si patient et si facile à occuper, ce qu’il allait devenir jusqu’à l’heure où il avait l’habitude de les quitter les autres soirs. Pendant quelques semaines, il avait acheté une contre-marque pour avoir le droit d’entrer au parterre, de les regarder de loin et d’aller les saluer un instant dans l’entr’acte. Mais cette manière de les voir en public le fit souffrir davantage, et il y renonça.

Alors il ouvrit sa porte à quelques amis qui venaient causer et fumer, ce soir-là, chez lui. Pour son compte, il causait peu et fumait encore moins ; mais il les écoutait et s’intéressait à l’échange de leurs idées. Tout ce qui lui eût paru oiseux ou fatigant en d’autres moments, lui était, à celui-là, plus agréable que la solitude la mieux utilisée. Il avait besoin ou de s’étourdir, ou de faire un effort pour se rappeler qu’il y avait d’autres êtres sur la terre que les deux femmes de la rue de Courcelles.

Roque venait là aussi, les yeux brûlés par le travail, la voix brève et l’esprit tendu, ne voulant pas avouer qu’il avait besoin de cette heure de repos, et feignant de s’y laisser aller par complaisance.

Ces petites réunions, dans une chambre encore trop petite