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Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/14

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pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon frère ne m’en imposent pas.

— Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n’ignore pas que, pour des raisons… d’État, qu’il ne m’appartient pas de deviner, le roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu’il n’était pas si austère qu’on le présumait, bien qu’au fond…

— Bien qu’au fond mon frère n’ait jamais aimé aucune femme, pas même la sienne, à ce qu’on dit, et à ce qu’il semble ? Eh bien, moi, je ne crois pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d’être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l’esprit comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.

— Elle est très vertueuse, elle adore son mari.

— Et son mari l’adore, d’autant plus que c’est une épouvantable mésalliance, n’est-ce pas, de Kleist ? Allons, tu ne veux pas me répondre ? Je te soupçonne, noble veuve, d’en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier ès sciences.

— Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s’établir entre le roi et quelque demoiselle d’Opéra ?

— Ah ! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J’imagine qu’au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c’est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s’estimer beaucoup plus qu’une danseuse ; et l’on dit d’ailleurs que cette Porporina a encore plus d’esprit, d’instruction, de grâce, enfin