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Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/87

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de me prononcer sur des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J’ai vu des choses inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m’a semblé un être supérieur à la nature humaine. En d’autres moments, je n’ai vu en lui qu’un être malheureux, privé, par l’excès même de sa vertu, du flambeau de la raison ; mais en aucun temps je ne l’ai vu semblable aux vulgaires humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l’enthousiasme comme dans l’abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d’épouvante ; car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa mort.

— Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et continue. Je t’écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.

— Il m’aima d’abord sans que je pusse m’en douter. Il ne m’adressait jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu’il s’aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu’il m’entendit chanter. Il faut vous dire qu’il était très-grand musicien, et qu’il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu’on puisse en jouer. Mais je crois bien être la seule qui l’ait jamais entendu à Riesenburg ; car sa famille n’a jamais su qu’il possédait cet incomparable talent. Son amour naquit donc d’un élan d’enthousiasme et de sympathie musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis deux ans, et qu’il n’aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu’elle ne l’aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de méchanceté ; car, au milieu de ses