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Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/43

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je tiens mes dupes ; j’ai sacrifié cent mille francs, je suppose, à ces petites amorces. Cent mille francs, c’est beaucoup dire pour le pays ! et, pour moi, si j’ai plusieurs millions, ce n’est que le pot-de-vin de mon affaire. Tout le monde m’aime, bien que quelques-uns se moquent de ma simplicité ; le plus grand nombre me plaint et m’estime. Personne ne se sauvegarde. Le temps marche vite, et mon cerveau encore plus ; j’ai jeté la nasse, tous les poissons y mordent. D’abord les petits, le fretin qui est avalé sans qu’on s’en aperçoive, ensuite les gros, jusqu’à ce que tout y passe !

— Et que veux-tu dire avec toutes tes métaphores ? dit M. Antoine en haussant les épaules. Si tu continues à parler par figures, je vais m’endormir. Allons, dépêche, il se fait tard.

— Ce que je dis est bien clair, reprit le paysan. Une fois que j’ai ruiné toutes les petites industries qui me faisaient concurrence, je deviens un seigneur plus puissant que ne l’étaient vos pères avant la révolution, monsieur Antoine ! Je gouverne au-dessus des lois, et, tandis que pour la moindre peccadille je fais coffrer un pauvre diable, je me permets tout ce qui me plaît et m’accommode. Je prends le bien d’un chacun (filles et femmes par-dessus le marché, si c’est mon goût), je suis le maître des affaires et des subsistances de tout un département. Par mon talent, j’ai mis les denrées un peu au rabais ; mais, quand tout est dans mes mains, j’élève les prix à ma guise, et dès que je peux le faire sans danger, j’accapare et j’affame. Et puis, c’est peu de chose que tuer la concurrence : je deviens bientôt le maître de l’argent qui est la clef de tout. Je fais la banque en dessous main, en petit et en grand ; je rends tant de services, que je suis le créancier de tout le monde, et que tout le monde m’appartient. On s’aperçoit qu’on ne m’aime plus, mais on voit qu’il faut