Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/100

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mais j’ai agi dans la loyauté de mon cœur, en m’enrôlant sous la bannière blanche et bleue. Nos lois proscrivent le topage, les hurlements ; et si la coutume générale nous force encore à croiser souvent la canne, du moins l’esprit de notre institution semble interdire les provocations fanatiques que l’esprit des autres sociétés proclame et sanctifie. Mais si tu veux absolument que je te confie les causes du dégoût secret qui s’est emparé de moi, je vais t’ouvrir mon cœur tout entier. Je ne voudrais pas refroidir ton enthousiasme, ni ébranler en toi cette foi vive au Devoir, qui est le mobile et le ressort de la vie du compagnon. Pourtant il faut bien que je t’avoue à quel point cette foi s’est évanouie en moi. Hélas, oui ! le feu sacré de l’esprit de corps m’abandonne de plus en plus. À mesure que je m’éclaire sur la véritable histoire des peuples, la fable du temple de Salomon me semble un mystère puéril, une allégorie grossière. Le sentiment d’une destinée commune à tous les travailleurs se révèle en moi, et ce barbare usage de créer des distinctions, des castes, des camps ennemis entre nous tous, me paraît de plus en plus sauvage et funeste. Eh quoi ! n’est-ce pas assez que nous ayons pour ennemis naturels tous ceux qui exploitent nos labeurs à leur profit ? Faut-il que nous nous dévorions les uns les autres ? Opprimés par la cupidité des riches, relégués par l’imbécile orgueil des nobles dans une condition prétendue abjecte, condamnés par la lâche complicité des prêtres à porter éternellement, sur nos bras meurtris, la croix du Sauveur dont ils revêtent les insignes sur l’or et la soie, ne sommes-nous pas assez outragés, assez malheureux ? Faut-il encore que, subissant l’inégalité qui nous rejette au dernier rang, nous cherchions à consacrer entre nous cette inégalité absurde et coupable ? Nous raillons les prétentions des grands ; nous rions de leurs armoiries et de leurs livrées ; nous