Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/28

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depuis la chute de la Convention, il pensait fermement que le monde tournait pour toujours le dos à la vérité. — La justice est morte en 93, disait-il, et tout ce que vous inventerez désormais pour la ressusciter ne fera que l’enterrer plus avant.

Il avait donc le travers des vieillards de tous les temps, il ne croyait pas à un meilleur avenir. Sa vieillesse était un continuel gémissement, et parfois une acrimonie, dont sa bonté naturelle et la sérénité de sa conscience le sauvaient à grand’peine.

Il avait élevé son fils dans les plus purs sentiments démocratiques ; mais il lui avait donné cette foi comme un mystère, pensait qu’elle n’avait plus rien à produire, et qu’il fallait la garder en soi comme on garde le sentiment de sa propre dignité en subissant une injuste dégradation. Ce rôle passif ne pouvait suffire longtemps à l’intelligence active de Pierre. Bientôt il voulut en savoir plus sur son temps et sur son pays, que ce qu’il pouvait apprendre dans sa famille et dans son village. Il fut saisi à dix-sept ans de l’ardeur voyageuse qui, chaque année, enlève à leurs pénates de nombreuses phalanges de jeunes ouvriers pour les jeter dans la vie aventureuse, dans l’apprentissage ambulant qu’on appelle le tour de France. Au désir vague de connaître et de comprendre le mouvement de la vie sociale se mêlait l’ambition noble d’acquérir du talent dans sa profession. Il voyait bien qu’il y avait des théories plus sûres et plus promptes que la routine patiente suivie par son père et par les anciens du pays. Un compagnon tailleur de pierres, qui avait passé dans le village, lui avait fait entrevoir les avantages de la science en exécutant devant lui, sur un mur, des dessins qui simplifiaient extraordinairement la pratique lente et monotone de son travail. Dès ce moment il avait résolu d’étudier le trait, c’est-à-dire le dessin linéaire applicable à