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Page:Sand - Legendes rustiques.djvu/81

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il vit les yeux de feu du moine et puis sa barbe toute remplie de sangsues et de grenouilles, et puis son corps tout pourri, et puis ses jambes desséchées, et puis ses deux grands bras tout ruisselants de mousse et de fange qu’il déploya comme deux ailes sur la tête des deux amoureux, pour les consacrer à Satan.

Mais Pierre, encore qu’il ne fût pas des plus poltrons, eut une si fière peur de voir le moine grandir, grandir, comme s’il eût voulu toucher les nuées, qu’il se sauva, criant comme un essieu, courant comme un lièvre et tirant après lui la pauvre Jeanne, plus morte que vive, mais qui pourtant ne se fit point prier pour passer la chaussée, les pieds mouillés et les cheveux au vent.

Et si bien coururent qu’ils arrivèrent au logis de leurs parents sans avoir une seule fois tourné la tête et sans avoir pris le temps de se dire un pauvre mot. Ils se marièrent dévotement huit jours après, sans avoir écouté les conseils du méchant moine qui fut, dit-on, si penaud d’avoir manqué son coup de filet, qu’il resta longtemps sans oser reparaître et tenter de nouveau la pêche aux âmes chrétiennes.

La croyance au moine bourru, qui s’en va, menaçant et plaintif, frapper aux portes des maisons durant la nuit, et qui ne se retire, aux approches du jour, qu’en poussant des hurlements horribles, était proverbiale autrefois. Elle s’est maintenue longtemps dans presque toutes les provinces de France. On a beaucoup de légendes sur les moines débauchés, et même sur les curés qui ont manqué à leur vœu. Il est peu de presbytères qui ne fussent encore hantés par ces âmes en peine, il y a une vingtaine d’années, et peu d’églises de campagne où n’ait été surprise cette fameuse messe expiatoire que le prêtre défunt vient essayer de dire à l’aube du jour et qu’il ne peut jamais achever, s’il ne trouve un vivant de bonne volonté qui ait le courage de lui répondre amen.

GEORGE SAND

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