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carl

le traitait plus mal qu’aucun de ses domestiques.

Si quelque chose pouvait excuser cette cruauté de la part d’un père, il serait vrai de dire que l’enfant était très-peu propre aux devoirs de sa profession. Il est impossible d’être plus gauche, plus préoccupé, plus indolent que ne l’était mon pauvre garde-malade. Le premier jour, son air distrait et presque hébété, sa lenteur à exécuter mes moindres désirs, m’avaient causé une telle impatience, que je l’avais maudit, lui et toute sa race ; mais bientôt le contraste de sa bonne volonté et de son intérêt avec la malveillance et l’inhumanité de son père me toucha vivement ; je lui parlai avec douceur, avec gratitude, et il parut s’attacher à moi.

Par une coïncidence singulière, il s’appelait Carl, et le nom de mon pauvre ami, ce nom qui résonnait pour moi avec tant de force, d’activité, de génie musical, de tendresse expansive, placé sur la figure malingre et insipide d’un garçon d’auberge, m’avait véritablement irrité dans les premiers jours de maladie. Ce nom, retentissant à mon oreille, ou se perdant au fond des corridors, me causait des tressaillements involontaires. Au milieu des rêveries de la fièvre, le spectre de mon ami m’apparaissait sans cesse ; je me croyais atteint de la même fièvre cérébrale qui l’avait emporté : je le voyais près de mon lit, debout et me tendant la main pour m’emmener avec lui dans une fosse entr’ouverte. Puis j’entendais sa voix faible et mourante m’appeler, m’engager à le suivre ; et tout à coup, des entrailles de la terre, une autre voix rauque et infernale appelait Carl à plusieurs reprises.