Aller au contenu

Page:Sand - Mont-Reveche.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

à mon père. Tu n’avais que quatre ans quand elle est morte, je n’en avais que deux, la Benjamine venait de naître : aucune de nous ne l’a connue au point de se souvenir d’elle aujourd’hui, et l’amour filial n’est chez nous, de ce côté, qu’un sentiment très-vague et qui aurait mauvaise grâce à se plaindre du peu de temps que notre père a donné à sa douleur. Douze ans écoulés avant qu’il songeât à se remarier, c’est un deuil sur lequel je ne vois que celui du Malabar qui puisse renchérir.

— Que tu parles de tout légèrement, et surtout des choses sérieuses ! Je ne te dis pas que notre père se soit remarié trop tôt ; je te dis, au contraire, qu’il s’est remarié trop tard pour nous !

— Mais, nous-mêmes, ce serait nous en aviser bien tard pour le lui reprocher, toi surtout, qui avais déjà seize ans quand il nous fit part de ce projet qui le rendait si heureux, et auquel, pourtant, l’excellent père eût renoncé s’il nous eût vues désolées et effrayées.

— Belle autorité pour faire une pareille folie, que le consentement de trois petites filles qui s’ennuyaient au couvent et qui avaient hâte d’en sortir ! Je fus enchantée, pour ma part, quand mon père, enfant lui-même dans l’entraînement de sa passion, mit devant nos yeux d’enfant le doux leurre de la liberté, de la vie de luxe à la campagne, chose charmante à seize ans.

— Et à dix-huit aussi ; je m’y plais encore beaucoup.

— Tu mens, tu commences à t’y ennuyer, et, moi, je m’y ennuie depuis longtemps. Nous sommes nées pour le monde, nous avons été élevées pour le monde ; nous avons soif de notre élément, et nous vivons ici comme des poissons jetés sur l’herbe, qui bayent au soleil en entendant le lointain murmure de la rivière.

— Voyons, Nathalie, tu es injuste : est-ce que nous ne