Page:Sand - Nouvelles (1867).djvu/340

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mieux la société que le théâtre ; qu’il n’était pas plus au courant du langage d’une jeune miss abonnée au Court Magazine et à la Revue du monde fashionable de Londres qu’à celui d’une soubrette de comédie. Il ne se douta de rien, s’installa sans façon chez son oncle, examina ses riz, ses mûriers, ses foulards et ses cachemires, avec plus de complaisance que d’intérêt, mangea énormément, but en proportion, fuma les trois quarts de la journée, et, dans ses moments perdus, fit sans façon la cour à la prétendue gouvernante.

Alors Jenny, révoltée de tant d’audace, jeta le masque et foudroya le téméraire en lui déclarant qu’elle était la fille unique et légitime du nabab James Lockrist.

Mais le marin se remit bientôt de sa surprise, et, prenant sa main avec plus de cordialité que de galanterie :

— En ce cas, ma belle cousine, je vous demande pardon, lui dit-il ; mais avouez que vous êtes encore plus imprudente que je ne suis coupable. Est-ce pour éprouver mes mœurs que vous m’avez fait subir cette mystification ? L’épreuve était dangereuse, vive Dieu !…

— Arrêtez, monsieur, dit Jenny profondément blessée du ton et des manières de celui qu’elle avait rêvé si parfait. Je comprends tout ce que vous imaginez ; mais je dois me hâter de vous détromper.

— Dieu me punisse si j’imagine quelque chose, interrompit Melchior.

— Écoutez-moi, monsieur, reprit Jenny. La volonté, ou, si vous voulez, la fantaisie de mon père, est de condamner au célibat tout ce qui l’entoure ; moi particulièrement. C’est dans la crainte que vous ne vinssiez à ébranler mon obéissance qu’il m’a fait passer à vos yeux pour une étrangère ; mais je pense qu’il est un meilleur moyen de détourner les prétendus dangers de notre situation respective : c’est de nous déclarer l’un à l’autre