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Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/120

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champs, les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre abattu ; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière. Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait presque déjà l’inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire un témoignage de méfiance et l’intention de résilier le bail. Ils ne demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament deux cent mille francs à sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme Blutty. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail, et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties s’entendraient à cet égard.

Valentine avait cherché vainement une occasion d’entretenir son mari et de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp d’examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit, craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé. M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s’entretenir avec elle sur un ton d’amitié et d’aisance parfaite.

Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait entouré sa réserve vint frapper l’attention de M. de Lansac.

— Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division ? lui dit-il d’un ton très-naturel. On dirait d’une remise pour le gibier. Vous livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse ?

Valentine expliqua, en s’efforçant de prendre un ton dégagé, qu’elle avait établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu’elle y venait jouir d’une plus libre solitude pour travailler.

— Eh ! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux exige donc de semblables précautions ? Eh quoi ! des palissades, des grilles, des massifs impénétrables ! mais vous avez fait du pavillon un palais de fées, j’imagine ! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère ! Vous la dédaignez, vous ! C’est le secret du cloître ; c’est le mystère qu’il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la pierre philosophale, ou la meilleure forme de gouvernement ? Je vois bien que nous avons tort là-bas de nous creuser l’esprit sur la destinée des empires ; tout cela se pèse, se prépare et se dénoue au pavillon de votre parc.

Valentine, accablée et effrayée de ces plaisanteries, où il lui semblait voir percer moins de gaieté que de malice, eût voulu pour beaucoup détourner M. de Lansac de ce sujet ; mais il insista pour qu’elle leur fît les honneurs de sa retraite, et il fallut s’y résigner. Elle avait espéré le prévenir de ses réunions de chaque jour avec sa sœur et son fils avant qu’il entreprît cette promenade. En conséquence, elle n’avait pas donné à Catherine l’ordre de faire disparaître les traces que ses amis pouvaient y avoir laissées de leur présence quotidienne : M. de Lansac les saisit du premier coup d’œil. Des vers écrits au crayon sur le mur par Bénédict, et qui célébraient les douceurs de l’amitié et le repos des champs ; le nom de Valentin, qui, par une habitude d’écolier, était tracé de tous côtés ; des cahiers de musique appartenant à Bénédict, et portant son chiffre ; un joli fusil de chasse avec lequel Valentin poursuivait quelquefois les lapins dans le parc, tout fut exploré minutieusement par M. de Lansac, et lui fournit le sujet de quelque remarque moitié aigre, moitié plaisante. Enfin il ramassa sur un fauteuil une élégante toque de velours qui appartenait à Valentin, et la montrant à Valentine :

— Est-ce là, lui dit-il en affectant de rire, la toque de l’invisible alchimiste que vous évoquez en ce lieu ?

Il l’essaya, s’assura qu’elle était trop petite pour un homme, et la replaça froidement sur le piano ; puis se retournant vers Grapp, comme si un mouvement de colère et de vengeance contre sa femme l’eût emporté sur les ménagements qu’il devait à sa position :

— Combien évaluez-vous ce pavillon ? lui dit-il d’un ton brusque et sec.

— Presque rien, répondit l’autre. Ces objets de luxe et de fantaisie sont des non-valeurs dans une propriété. La bande noire ne vous en donnerait pas cinq cents francs. Dans l’intérieur d’une ville, c’est différent. Mais quand il y aura, autour de cette construction, un champ d’orge ou une prairie artificielle, je suppose, à quoi sera-t-elle bonne ? à jeter par terre, pour le moellon et la charpente.

Le ton grave dont Grapp prononça cette réponse fit passer un frisson involontaire dans le sang de Valentine. Quel était donc cet homme à figure immonde, dont le regard sombre semblait dresser l’inventaire de sa maison, dont la voix appelait la ruine sur le toit de ses pères, dont l’imagination promenait la charrue sur ces jardins, asile mystérieux d’un bonheur pur et modeste ?

Elle regarda en tremblant M. de Lansac, dont l’air insouciant et calme était impénétrable.