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Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/53

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d’irritation. En vain son ironie la vengeait des ridicules de la Restauration ; en vain elle trouvait dans sa mémoire mille brillants souvenirs du passé pour faire la critique, par opposition, de ces semblants de royauté nouvelle ; l’ennui rongeait cette femme dont la vie avait été une fête perpétuelle, et qui maintenant se voyait forcée de végéter à l’ombre de la vie privée.

Les soins domestiques, qui lui avaient toujours été étrangers, lui devinrent odieux ; sa fille, qu’elle connaissait à peine, versa peu de consolations sur ses blessures. Il fallait former cette enfant pour l’avenir, et madame de Raimbault ne pouvait vivre que dans le passé. Le monde de Paris, qui tout d’un coup changea si étrangement de mœurs et de manières, parlait une langue nouvelle qu’elle ne comprenait plus ; ses plaisirs l’ennuyaient ou la révoltaient ; la solitude l’écrasait de fièvre et d’épouvante. Elle languissait malade de colère et de douleur sur son ottomane, autour de laquelle ne venait plus ramper une cour en sous-ordre, miniature de la grande cour du souverain. Ses compagnons de disgrâce venaient chez elle pour gémir sur leurs propres chagrins et pour insulter aux siens en les niant. Chacun voulait avoir accaparé à lui seul toute la disgrâce des temps et l’ingratitude de la France. C’était un monde de victimes et d’outragés qui se dévoraient entre eux.

Ces égoïstes récriminations augmentaient l’aigreur fébrile de madame de Raimbault.

Si de plus heureux venaient lui tendre encore une main amie, et lui dire que les faveurs de Louis XVIII n’avaient point effacé en eux les souvenirs de la cour de Napoléon, elle se vengeait de leur prospérité en les accablant de reproches, en les accusant de trahison envers le grand homme, elle qui n’avait pas pu le trahir de la même manière ! Enfin, pour comble de douleur et de consternation, à force de se voir passer au jour devant ses glaces vides et immobiles, à force de se regarder sans parure, sans rouge et sans diamants, boudeuse et flétrie, la comtesse de Raimbault s’aperçut que sa jeunesse et sa beauté avaient fini avec l’Empire.

Maintenant elle avait cinquante ans, et quoique cette beauté passée ne fût plus écrite sur son front qu’en signes hiéroglyphiques, la vanité, qui ne meurt point au cœur de certaines femmes, lui créait de plus vives souffrances qu’en aucun temps de sa vie. Sa fille, qu’elle aimait de cet instinct que la nécessité imprime aux plus perverses natures, était pour elle un continuel sujet de retour vers le passé et de haine vers le temps présent. Elle ne la produisait dans le monde qu’avec une mortelle répugnance, et si, en la voyant admirée, son premier mouvement était une pensée d’orgueil maternel, le second était une pensée de désespoir. « Son existence de femme commence, se disait-elle, c’en est fait de la mienne ! » Aussi, lorsqu’elle pouvait se montrer sans Valentine, elle se sentait moins malheureuse. Il n’y avait plus autour d’elle de ces regards maladroitement complimenteurs qui lui disaient : « C’est ainsi que vous fûtes jadis ; et vous aussi, je vous ai vue belle. »

Elle ne raisonnait pas sa coquetterie au point d’enfermer sa fille lorsqu’elle allait dans le monde ; mais, pour peu que celle-ci témoignât son humeur sédentaire, la comtesse, sans peut-être s’en rendre bien compte, admettait son refus, partait plus légère, et respirait plus à l’aise dans l’atmosphère agitée des salons.

Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n’avait plus pour elle que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme un cadavre à son char. Où vivre ? comment tuer le temps, et arriver à la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu’elle regrettait dès qu’ils étaient passés ? Aux esclaves de la mode, quand toute jouissance d’amour-propre est enlevée, quand tout intérêt de passion est ravi, il reste pour plaisir le mouvement, la clarté des lustres, le bourdonnement de la foule. Après tous les rêves de l’amour ou de l’ambition subsiste encore le besoin de bruire, de remuer, de veiller, de dire : « J’y étais hier, j’y serai demain. » C’est un triste spectacle que celui de ces femmes flétries qui cachent leurs rides sous des fleurs et couronnent leurs fronts hâves de diamants et de plumes. Chez elles tout est faux : la taille, le teint, les cheveux, le sourire ; tout est triste : la parure, le fard, la gaieté. Spectres échappés aux saturnales d’une autre époque, elles viennent s’asseoir aux banquets d’aujourd’hui comme pour donner à la jeunesse une triste leçon de philosophie, comme pour lui dire : « C’est ainsi que vous passerez ». Elles semblent se cramponner à la vie qui les abandonne, et repoussent les outrages de la décrépitude en l’étalant nue aux outrages des regards. Femmes dignes de pitié, presque toutes sans famille ou sans cœur, qu’on voit dans toutes les fêtes s’enivrer de fumée, de souvenirs et de bruit !

La comtesse, malgré l’ennui qu’elle y trouvait, n’avait pu se détacher de cette vie creuse et éventée. Tout en disant qu’elle y avait renoncé pour jamais, elle ne manquait pas une occasion de s’y replonger. Lorsqu’elle fut invitée à cette réunion de province que devait présider la princesse, elle ne se sentit pas d’aise ; mais elle cacha sa joie sous un air de condescendance dédaigneuse.