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Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/56

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— Pour qui ? dit Valentine. Moi, je n’en sais rien ; c’est pour quelqu’un de vous toujours ; pour toi, peut-être ?

— Pour moi ces bas gris ! dit Athénaïs avec dédain.

— Est-ce pour toi, ma bonne sœur ? demanda Valentine à Louise.

— Cet ouvrage, dit Louise, j’y travaille quelquefois ; mais c’est maman Lhéry qui l’a commencé. Pour qui ? je n’en sais rien non plus.

— Et si c’était pour Bénédict ? dit Athénaïs en regardant Valentine avec malice.

Bénédict leva la tête et suspendit son travail pour examiner ces deux femmes en silence.

Valentine avait un peu rougi ; mais se remettant aussitôt :

— Eh bien ! si c’est pour Bénédict, répondit-elle, c’est bon ; j’y travaillerai de bon cœur.

Elle leva les yeux en riant vers sa jeune compagne. Athénaïs était pourpre de dépit. Je ne sais quel sentiment d’ironie et de méfiance venait d’entrer dans son cœur.

— Ah ! ah ! dit avec une franchise étourdie la bonne Valentine, cela semble ne pas te faire trop de plaisir. Au fait, j’ai tort, Athénaïs ; je vais là sur tes brisées, j’usurpe des droits qui t’appartiennent. Allons, allons, prends vite cet ouvrage, et pardonne-moi d’avoir mis la main au trousseau.

— Mademoiselle Valentine, dit Bénédict poussé par un sentiment cruel pour sa cousine, si vous ne regrettez pas de travailler pour le plus humble de vos vassaux, continuez, je vous en prie. Les jolis doigts de ma cousine n’ont jamais touché de fil aussi rude et d’aiguilles aussi lourdes.

Une larme roula dans les cils noirs d’Athénaïs. Louise lança un regard de reproche à Bénédict. Valentine, étonnée, les regarda tous trois alternativement, cherchant à comprendre ce mystère.

Ce qui avait fait le plus de mal à la jeune fermière dans les paroles de son cousin, ce n’était pas tant le reproche de frivolité (elle y était habituée) que le ton de soumission et de familiarité en même temps envers Valentine. Elle savait bien, en gros, l’histoire de leur connaissance, et jusque-là elle n’avait point songé à s’en alarmer. Mais elle ignorait quel rapide progrès avait fait entre eux une intimité qui ne se serait jamais formée dans des circonstances ordinaires. Elle s’émerveillait douloureusement d’entendre Bénédict, naturellement si rebelle, si hostile aux prétentions de la noblesse, s’intituler l’humble vassal de mademoiselle de Raimbault. Quelle révolution s’était donc opérée dans ses idées ? Quelle puissance Valentine exerçait-elle déjà sur lui ?

Louise, voyant la tristesse sur tous les visages, proposa une partie de pèche sur le bord de l’Indre, en attendant le dîner. Valentine, qui se sentait instinctivement coupable envers Athénaïs, passa amicalement son bras sous le sien, et se mit à courir avec elle à travers la prairie. Affectueuse et franche comme elle était, elle réussit bientôt à dissiper le nuage qui s’était élevé dans l’âme de la jeune fille. Bénédict, chargé de son filet et couvert de sa blouse, les suivit avec Louise, et bientôt tous les quatre arrivèrent sur les rives bordées de lotos et de saponaires.

Bénédict jeta l’épervier. Il était adroit et robuste. Dans les exercices du corps on trouvait en lui la force, la hardiesse et la grâce rustique du paysan. C’étaient des qualités qu’Athénaïs n’appréciait pas, communes à tous ceux qui l’entouraient ; mais Valentine s’en étonnait comme de choses surnaturelles, et elle en faisait volontiers à ce jeune homme un point de supériorité sur les hommes qu’elle connaissait. Elle s’effrayait de le voir se hasarder sur des saules vermoulus qui se penchaient sur l’eau et craquaient sous le pied ; et lorsqu’elle le voyait échapper, par un bond nerveux, à une chute certaine, atteindre avec adresse et sang-froid à de petites places unies que l’herbe et les joncs semblaient devoir lui cacher, elle sentait son cœur battre d’une émotion indéfinissable, comme il arrive chaque fois que nous voyons accomplir bravement une œuvre périlleuse ou savante.

Après avoir pris quelques truites, Louise et Valentine s’élançant avec enfantillage sur l’épervier tout ruisselant, et s’emparant du butin avec des cris de joie, tandis qu’Athénaïs, craignant de salir ses doigts, ou gardant rancune à son cousin, se cachait boudeuse à l’ombre des aunes, Bénédict, accablé de chaleur, s’assit sur un frêne équarri grossièrement et jeté d’un bord à l’autre en guise de pont. Éparses sur la fraîche pelouse de la rive, les trois femmes s’occupaient diversement. Athénaïs cueillait des fleurs, Louise jetait mélancoliquement des feuilles dans le courant, et Valentine, moins habituée à l’air, au soleil et à la marche, sommeillait à demi, cachée, à ce qu’elle croyait, par les hautes tiges de la prêle de rivière. Ses yeux, qui errèrent longtemps sur les brillantes gerçures de l’eau et sur un rayon de soleil qui se glissait parmi les branches, vinrent par hasard se reposer sur Bénédict, qu’elle découvrait en entier à dix pas devant elle, assis les jambes pendantes sur le pont élastique.

Bénédict n’était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d’une pâleur bilieuse ; ses yeux longs n’avaient pas de couleur ; mais son front était vaste et d’une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être