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Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/170

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S’il fallait choisir à l’instant, ou de briser tous les liens, ou d’y rester nécessairement attaché pendant quarante ans encore, je crois que j’hésiterais peu ; mais je me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme aujourd’hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la manière dont je voudrais m’éteindre.

LETTRE XLII.

Lyon, 29 mai, VI.

J’ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l’a dictée. Je respecte l’amitié qui vous trompe ; j’ai senti que je n’étais pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement des motifs très-louables ; mais croyez que, s’il y a beaucoup à dire à l’homme passionné que le désespoir entraîne, il n’y a pas un mot solide à répondre à l’homme tranquille qui raisonne sa mort.

Ce n’est pas que j’aie rien décidé. L’ennui m’accable, le dégoût m’atterre. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de manger et de dormir ! car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n’est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m’accable. Il faut que l’être organisé agisse, et qu’il agisse selon sa nature. Lui suffit-il d’être bien abrité, bien chaudement , bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné du murmure des eaux et du parfum des fleurs ? Vous le retenez immobile : cette mollesse le fatigue, ces essences l’importunent, ces aliments choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes : qu’il agisse, qu’il souffre même ; qu’il agisse, c’est jouir et vivre.

Cependant l’apathie m’est devenue comme naturelle ;