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Page:Tassart - Souvenirs sur Guy de Maupassant, 1911.djvu/118

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Monsieur me fait remarquer que ce pays était neuf, que la voie ferrée était récente. Puis il s’arrêta et ne put retenir un cri d’extase : « Comme c’est beau ! Quel dégagement d’horizon ! C’est splendide, et quel ciel ! Il est teinté de rouge, voyez ! » Nous avions le soleil derrière nous. M. de Maupassant se mit à me nommer toutes les couleurs que nous avions devant les yeux, depuis la profondeur du ciel jusqu’à l’infini de l’horizon, qui se perdait très loin dans des ondulations de terrain… Il finit par l’énumération des différentes teintes qui flottaient plus près de nous, au-dessus des champs de vignes. Ces simili-couleurs varient selon que la vigne est encore verte ou qu’elle a pris sa robe d’hiver, d’un rouge éteint et rouillé.

Mon maître est dans le ravissement devant cet horizon magnifique ; il aurait tant voulu me faire comprendre et partager ses subtiles impressions qu’il ne se lassait pas de m’expliquer le sublime spectacle :

« Voyez-vous, François, pour bien voir et pour bien distinguer, il faut avoir l’œil fait, et, pour cela, il faut, quand on regarde, tout percevoir ; ne jamais se contenter de l’à-peu-près ; donner le temps à la vue de bien définir, de suivre en quelque sorte ces choses que l’on voit à peine, et ce n’est que par un exercice long et patient qu’on arrive à faire ainsi rendre à ses yeux tout ce dont ils sont capables. Même les meilleurs artistes doivent se donner de la peine, beaucoup de peine pour se former l’œil, pour qu’il soit vraiment bon. »

Puis il prit son petit calepin vert et y inscrivit trois notes, les seules que je l’ai vu prendre en dix ans ; il écrivait toujours de mémoire, et ne cherchait jamais longtemps ; sa mémoire prodigieuse l’a beaucoup servi.