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Page:Tassart - Souvenirs sur Guy de Maupassant, 1911.djvu/230

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tance. » Cette insistance tenace froissa mon maître ; il ne répondit pas directement. Il prit une rose dans la corbeille du milieu de la table et l’effeuilla sur son assiette très lentement, comme s’il eût désiré ne pas voir arriver la dernière pétale. Son sourire contraint me fit comprendre qu’il souhaitait que ses invités eussent un peu plus de délicatesse en ne touchant pas à son indépendance d’opinion. Ces jolies feuilles blanches, légèrement parfumées, qu’il froissait entre ses doigts, en un autre moment lui auraient inspiré quelque poésie… Sa pensée était loin…

Le lendemain matin mon maître trouva sur la table du salon ces mots de l’expert : constatation de bruits plus que suffisants. De ce fait il reçut la résiliation de son bail. Malgré la satisfaction que lui donnait ce mot, je remarquai qu’il restait sombre ; lorsque je lui apportai son thé, il me dit : « Comme il y a des gens instruits qui ont l’esprit déplacé en société ! Mais je m’en souviendrai. Après tout, s’il me plaisait de recevoir un prêtre à mon lit de mort, je serais bien libre, je suppose ! Puis, ajouta-t-il, ma manière de voir ne changera jamais sur ce sujet, mais je ne veux pas accepter ces mises en demeure, qui tendent à me forcer de penser comme d’autres… »

Le soir de ce même jour, il rentra gai, avec son bon entrain ordinaire. Je l’aidai à s’habiller, et il me raconta qu’il venait de chez M. Taine. « Je suis allé, me dit-il, lui faire la lecture de ma nouvelle le Champ d’oliviers. Dans son ravissement, il m’a déclaré que c’était de l’Eschyle. » Puis, me regardant, il vit que je ne comprenais pas ; alors il m’expliqua qu’Eschyle était un auteur incomparable, un poète de génie, le véritable créateur de la tragédie grecque.