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UNE CAMPAGNE

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•que les lecteurs impartiaux me jugent. Ne me suis-je pas toujours tenu sur le terrain strictement littéraire ? Suis-je sorti un seul instant d’une langue honnête, polie, respectueuse des personnes ? Qu’on cite une de mes phrases dont un galant homme ait pu se blesser. Et, ensuite, qu’on passe aux amis de M. Albert Woliï, qu’on juge cette éternelle fiente qu’ils me jettent à la face. Ils n’ont que de ça à la bouche et dans les mains. Comparez et prononcez. Où sont les vidangeurs ? où est l’homme propre ?

Je ne suis pas autrement inquiet de ce massacre à coups d’épluchures. La violence de ces hommes doit finir par dépasser le but ; ils en arrivent vraiment à me rendre trop répugnant, et il est impossible qu’une réaction ne se produise pas. Je m’en remets au grand public, je lui dis : « Telles sont mes œuvres, j’ai tâché de me faire connaître, jugez-moi. Sans doute, il est explicable que j’expie certaines de mes franchises. Mais voici ma vie de travail, qui est claire et sans tache. Mon orgueil est un mensonge, ma méchanceté est un mensonge, je ne suis que l’humble soldat du vrai. Quand je me suis trompé, je l’ai fait par passion pour les lettres. Que le public, le ’public seul, me mette à ma place,- et qu’il mette mes adversaires à la leur. J’accepte la décision. »

J’ai hâte de finir. M. Albert Wolff s’est permis des allusions que je ne veux pas relever, car je désire enterrer au plus tôt cette polémique, qui n’aurait pas dû naître .V

Un mot seulement à propos de ce que M. Albert Wolff appelle nos relations brisées. Il parait ne pas avoir la mémoire des dates, lorsqu’il déclare que notre froideur vient de son jugement sur Nana. car il y a un an, presque jour pour jour, nous nous rencontrions sur un terrain tout amical, et ses sévérités au sujet de mon œuvre dataient déjà de plusieurs mois. Non, cette froideur est plus récente, elle s’est déclarée le jour où je suis entré au Figaro ; et, depuis ce temps, elle n’a fait que grandir.

Des médisants, qui se trompent, je l’affirme, prétendent que M. Albert Wolff a peur d’être envahi. Lui-même, aux dernières lignes de son article, laisse percer la crainte que je ne m’empare du Figaro, et, afin de m’en détourner, il me fait remarquer que je n’ai point les épaules assez solides pour porter un tel poids. Il a raison, et mon ambition n’est point là.

Mais pourquoi cette crainte ? Il n’ignore pas que je suis simplement un passant dans ce journal. On m’en a ouvert les portes pour une année, avec une cordialité et une largeur dont je suis très touché. Quand ma campagne d’un an sera terminée, c’est-à-dire dans deux mois, je me retirerai. C’est là une volonté que j’ai formellement exprimée devant témoins, à plusieurs reprises.

Eh bien ! je crois que M. Albert Wolff aurait dû attendre ce délai pour vider son cœur. C’est si peu de chose, deux mois ! Et, alors, il aurait pu me juger à son aise, sans que notre dignité à tous deux en eût à souffrir.

LE SUFFRAGE UNIVERSEL

Nous’ voici en pleine période électorale, et la grande comédie moderne recommence une fois encore. Molière, aujourd’hui, étudierait là les appétits et la sottise des hommes. C’est un rut universel, c’est un étalage de toutes les médiocrités, c’est la bête humaine lâchée- avec ses vanités et ses misères. Au vingtième siècle, le résultat pourra être superbe ; mais, à cette heure, la cuisine en est des moins ragoûtantes.

J’ai ri, dans mon coin, du soulèvement des hommes politicpies et de la presse, quand on leur a signifié qu’ils auraient seulement trois pauvres petites semaines d’agitation électorale. Ils ont parlé furieusement de guet-apens, de mauvaise foi, et le mot d’escamotage a couru ; oui, le gouvernement malhonnête leur escamotait leur jouissance, leur enlevait de la bouche le pain du désordre. Pensez donc I rien que trois semaines à écrire des professions de foi imbéciles et incorrectes, à endoctriner de pauvres diables qui se vendent pour un verre de vin, à emplir la presse d’un tas effroyable de prose dont on ne pourra même pas faire du fumier, à tenir le pays dans un malaise intolérable, d’où la nation sort, les yeux battus et la tète vide, comme après une nuit d’ivresse. Mais c’est une mesure inique.

cela ne se peut supporter 1 II fallait trois mois de cette gourmandise, il fallait toute la vie 1

Ah : toute la vie, ce serait le rêve I des élections continues, des députés nommés pour un jour, siégeant le matin et se représentant le soir devant les électeurs ! plus rien que de la politique, au déjeuner et au dîner, au lit comme à la table : une nation, qui mangerait des journaux au lieu de pain, qui en serait réduite à faire la chaîne pour déposer des bulletins dans les urnes, sans avoir même le temps de se moucher 1

Le fait est simple. Dans leurs boutiques, les bouchers poussent à la consommalion de la viande. Du moment que la politique est devenue une carrière, le refuge naturel des ambitions souffrantes des petits hommes qui ont échoué partout ailleurs, il est naturel que ces hommes nous accablent de politique. C’est le combat pour la vie. Que deviendraient, par exemple, M. Floquet, ou M.Ranc.ou les autres, si du jour au lendemain la France qu’ils ennuient, leur supprimait leur vache à lait ? des avocats sans talent, des romanciers de dixième ordre, des passants inconnus sur le trottoir banal. En avant donc la politique ! de la politique partout, de la politique toujours ! Plus l’eau est trouble, plus la pêche