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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/324

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éclatante. On aura beau entasser les injures, on n’obscurcira pas cette notion que la défense de l’absent est entre les mains de ceux de son sang, qui ont gardé l’espérance et la foi. Et la plus forte preuve morale en faveur de l’innocence du condamné, est encore l’inébranlable conviction de toute une famille honorable, d’une probité et d’un patriotisme sans tache.

Puis, après les juifs fondateurs, après la famille directrice, viennent les simples membres du syndicat, ceux qu’on a achetés. Deux des plus anciens sont MM. Bernard Lazare et le commandant Forzinetti. Ensuite, il y a eu M. Scheurer-Kestner et M. Monod. Dernièrement, on a découvert le colonel Picquart, sans compter M. Leblois. Et j’espère bien que, depuis mon premier article, je fais partie de la bande. D’ailleurs, est du syndicat, est convaincu d’être un malfaiteur et d’avoir été payé, quiconque, hanté par l’effroyable frisson d’une erreur judiciaire possible, se permet de vouloir que la vérité soit faite, au nom de la justice.

Mais, vous tous qui poussez à cet affreux gâchis, faux patriotes, antisémites braillards, simples exploiteurs vivant de la débâcle publique, c’est vous qui l’avez voulu, qui l’avez fait, ce syndicat :

Est-ce que l’évidence n’est pas complète, d’une clarté de plein jour ? S’il y avait eu syndicat, il y aurait eu entente, et où est-elle donc, l’entente ? Ce qu’il y a simplement, dès le lendemain de la condamnation, c’est un malaise dans certaines consciences, c’est un doute, devant le misérable qui hurle à tous son innocence. La crise terrible, la folie publique à laquelle nous assistons, est sûrement partie de là, de ce frisson léger resté dans les âmes. Et c’est le commandant Forzinetti qui est l’homme de ce frisson, éprouvé par tant d’autres, et dont il nous a fait un récit si poignant.

Puis, c’est M. Bernard Lazare. Il est pris de doute, et il travaille à faire la lumière. Son enquête solitaire se poursuit d’ailleurs au milieu de ténèbres qu’il ne peut percer. Il publie une brochure, il en fait paraître une seconde, à la veille des révélations d’aujourd’hui ; et la preuve qu’il travaillait seul, qu’il n’était en relation avec aucun des autres membres du syndicat, c’est qu’il n’a rien su, n’a rien pu dire de la vraie vérité. Un drôle de syndicat, dont les membres s’ignorent !

Puis, c’est M. Scheurer-Kestner, que le besoin de vérité et de justice torture de son côté, et qui cherche, et qui tâche de se faire une certitude, sans rien savoir de l’enquête officielle — je dis officielle — qui était faite au même moment par le colonel Picquart, mis sur la bonne piste par sa fonction même au ministère de la guerre. Il a fallu un hasard, une rencontre, comme on le saura plus tard, pour que ces deux hommes qui ne se connaissaient pas, qui travaillaient à la même œuvre, chacun de son côté, finissent, à la dernière heure, par se rejoindre et par marcher côte à côte.

Toute l’histoire du syndicat est là : des hommes de bonne volonté, de vérité et d’équité, partis des quatre bouts de l’horizon, travaillant à des lieues et sans se connaître, mais marchant tous par des chemins divers au même but, cheminant en silence, fouillant la terre, et aboutissant tous un beau matin au même point d’arrivée. Tous, fatalement, se sont trouvés, la main dans la main, à ce carrefour de la vérité, à ce rendez-vous fatal de la justice.

Vous voyez bien que c’est vous qui, maintenant, les réunissez, les forcez de serrer leurs rangs, de travailler à une même besogne de santé et d’honnêteté, ces hommes que vous couvrez d’insultes, que vous accusez du plus noir complot, lorsqu’ils n’ont voulu qu’une œuvre de suprême réparation.

Dix, vingt journaux, où se mêlent les passions et les intérêts les plus divers, toute une presse immonde que je ne puis lire sans que mon cœur se brise d’indignation, n’a donc cessé de persuader au public qu’un syndicat de juifs, achetant les consciences à prix d’or, s’employait au plus exécrable des complots. D’abord, il fallait sauver le traître, le remplacer par un innocent ; puis, c’était l’armée qu’on déshonorerait, la France qu’on vendrait, comme en 1870. Je passe les détails romanesques de la ténébreuse machination.

Et, je le confesse, cette opinion est devenue celle de la grande majorité du public. Que de gens simples m’ont abordé depuis huit jours, pour me dire d’un air stupéfait : « Comment ! M. Scheurer-Kestner n’est donc pas un bandit ? et vous vous mettez avec ces gens-là ! Mais vous ne savez donc pas qu’ils ont vendu la France ! » Mon cœur se serre d’angoisse, car je sens bien qu’une telle perversion de l’opinion va permettre tous les escamotages. Et le pis est que les braves sont rares, quand il faut remonter le flot. Combien vous murmurent à l’oreille qu’ils sont convaincus de l’innocence du capitaine Dreyfus, mais qu’ils n’ont que faire de se mettre en dangereuse posture, dans la bagarre :

Derrière l’opinion publique, comptant sans doute s’appuyer sur elle, il y a les bureaux du ministère de la guerre. Je n’en veux pas parler aujourd’hui, car j’espère encore que justice sera faite. Mais qui ne sent que nous sommes devant la plus têtue des mauvaises volontés ? On ne veut pas avouer qu’on a commis des erreurs, j’allais dire des fautes. On s’obstine à couvrir les personnages compromis. On est résolu à tout, pour éviter l’énorme coup de balai. Et cela est si grave, en effet, que ceux-là mêmes qui ont la vérité en main, de qui on exige furieusement cette vérité, hésitent encore, attendent pour la crier publiquement, dans l’espérance qu’elle s’imposera d’elle-même et qu’ils n’auront pas la douleur de la dire.

Mais il est une vérité du moins que, dès aujourd’hui, je voudrais répandre par la France entière. C’est qu’on est en train de lui faire commettre, à elle la juste, la généreuse, un véritable crime. Elle n’est donc plus la France, qu’on peut la tromper à ce point, l’affoler contre un misérable qui, depuis trois ans, expie, dans des conditions atroces, un crime qu’il n’a pas commis. Oui, il existe là-bas, dans un îlot perdu, sous le dur soleil, un être qu’on a séparé des humains. Non seulement la grande mer l’isole, mais onze gardiens l’enferment nuit et jour d’une muraille vivante. On a immobilisé onze hommes pour en garder un seul. Jamais assassin,