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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/333

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cent, que sa culpabilité est nécessaire au salut de la patrie. Et sens-tu à quel point tu serais la coupable, si l’on s’autorisait d’un tel sophisme, en haut lieu, pour étouffer la vérité ? C’est la France qui l’aurait voulu, c’est toi qui aurais exigé le crime, et quelle responsabilité un jour ! Aussi, ceux de tes fils qui t’aiment et t’honorent, France, n’ont-ils qu’un devoir ardent, à cette heure grave, celui d’agir puissamment sur l’opinion, de l’éclairer, de la ramener, de la sauver de l’erreur où d’aveugles passions la poussent. Et il n’est pas de plus utile, de plus sainte besogne.

Ah ! oui, de toute ma force, je leur parlerai, aux petits, aux humbles, à ceux qu’on empoisonne et qu’on fait délirer. Je ne me donne pas d’autre mission, je leur crierai où est vraiment l’âme de la patrie, son énergie invincible et son triomphe certain.

Voyez où en sont les choses. Un nouveau pas vient d’être fait, le commandant Esterhazy est déféré à un conseil de guerre. Comme je l’ai dit dès le premier jour, la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. Malgré les mauvais vouloirs, chaque pas en avant sera fait, mathématiquement, à son heure. La vérité a en elle une puissance qui emporte tous les obstacles. Et, lorsqu’on lui barre le chemin, qu’on réussit à l’enfermer plus ou moins longtemps sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une violence telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. Essayez, cette fois, de la murer pendant quelques mois encore sous des mensonges ou dans un huis clos, et vous verrez bien si vous ne préparez pas, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais, à mesure que la vérité avance, les mensonges s’entassent, pour nier qu’elle marche. Rien de plus significatif. Lorsque le général de Pellieux, chargé de l’enquête préalable, déposa son rapport, concluant à la culpabilité possible du commandant Esterhazy, la presse immonde inventa que, sur la volonté seule de ce dernier, le général Saussier hésitant, convaincu de son innocence, voulait bien, pour lui faire plaisir, le déférer à la justice militaire. Aujourd’hui, c’est mieux encore, les journaux racontent que, trois experts ayant de nouveau reconnu le bordereau comme l’œuvre certaine de Dreyfus, le commandant Ravary, dans son information judiciaire, avait abouti à la nécessité d’un non-lieu, et que, si le commandant Esterhazy allait passer devant un conseil de guerre c’était qu’il avait forcé de nouveau la main au général Saussier, exigeant quand même des juges.

Cela n’est-il pas d’un comique intense et d’une parfaite bêtise ? Voyez-vous cet accusé menant l’affaire, dictant les arrêts ? Voyez-vous un homme reconnu innocent, à la suite de deux enquêtes, et pour lequel on se donne le gros souci de réunir un tribunal, dans le seul but d’une comédie décorative, une sorte d’apothéose judiciaire ? Ce serait simplement se moquer de la justice, du moment où l’on affirme que l’acquittement est certain, car la justice n’est pas faite pour juger les innocents, et il faut tout au moins que le jugement ne soit pas rédigé dans la coulisse, avant l’ouverture des débats. Puisque le commandant Esterhazy est déféré à un conseil de guerre, espérons, pour notre honneur national, que c’est là chose sérieuse, et non pas simple parade, destinée à l’amusement des badauds. Ma pauvre France, on te croit donc bien sotte, qu’on te raconte de pareilles histoires à dormir debout ?

Et, de même, tout n’est que mensonge, dans les informations que la presse immonde publie et qui devraient suffire à t’ouvrir les yeux. Pour ma part, je me refuse formellement à croire aux trois experts qui n’auraient pas reconnu du premier coup d’œil, l’identité absolue entre l’écriture du commandant Esterhazy et celle du bordereau. Prenez dans la rue le petit enfant qui passe, faites-le monter, posez devant lui les deux pièces, et il répondra : « C’est le même monsieur qui a écrit les deux pages ». Il n’y a pas besoin d’experts, n’importe qui suffit, la ressemblance de certains mots crève les yeux. Et cela est si vrai que le commandant a reconnu cette ressemblance effrayante, et que, pour l’expliquer, il a juré qu’on avait décalqué plusieurs de ses lettres, toute une histoire d’une complication laborieuse, parfaitement puérile d’ailleurs, dont la presse s’est occupée pendant des semaines. Et l’on vient nous dire qu’on a trouvé trois experts, pour déclarer encore que le bordereau est bien de la main de Dreyfus ! Ah ! non, c’est trop, tant d’aplomb devient maladroit, les honnêtes gens vont finir par se fâcher, j’espère !

Certains journaux poussent les choses jusqu’à dire que le bordereau sera écarté, qu’il n’en sera pas même question devant le tribunal. Alors, de quoi sera-t-il question, et pourquoi le tribunal siégera-t-il ? Tout le nœud de l’affaire est là : si Dreyfus a été condamné sur une pièce écrite par un autre et qui suffise à faire condamner cet autre, la revision s’impose avec une logique irrésistible, car il ne peut y avoir deux coupables condamnés pour le même crime. Me Demange l’a répété formellement, on ne lui a communiqué que le bordereau, Dreyfus n’a été légalement condamné que sur le bordereau ; et, en admettant même qu’au mépris de toute légalité, des pièces tenues secrètes existent, ce que personnellement je ne puis croire, qui oserait se refuser à la revision, lorsqu’il serait prouvé que le bordereau, la pièce seule connue, avouée, est de la main d’un autre ? Et c’est pourquoi on accumule tant de mensonges autour du bordereau, qui est en somme toute l’affaire.

Voilà donc un premier point à noter : l’opinion publique est faite en grande partie de ces mensonges, de ces histoires extraordinaires et stupides, que la presse répand chaque matin. L’heure des responsabilités viendra, et il faudra régler le compte de cette presse immonde, qui nous déshonore aux yeux du monde entier. Certains journaux sont là dans leur rôle, ils n’ont jamais charrié que de la boue. Mais, parmi eux, quel étonnement, quelle tristesse, de trouver, par exemple, une feuille comme L’Écho de Paris, cette feuille littéraire, si souvent à l’avant-garde des idées, et qui fait, dans cette affaire Dreyfus, une si fâcheuse besogne ! Les notes d’une violence, d’un parti pris scandaleux, ne sont pas signées. On les dit inspirées par ceux-là mêmes qui ont eu la désastreuse maladresse de faire condamner Dreyfus. M. Valentin Simond se doute-t-il qu’elles couvrent son journal d’oppro-