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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/344

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de mon pays, je me suis fait une loi de me tenir à l’écart de toute polémique ; et, si je cède aujourd’hui à l’impérieux besoin de vous écrire cette lettre, c’est qu’il est des heures où les âmes crient d’elles-mêmes leur angoisse. Mais, dans mon silence, depuis six mois, dans le silence de tant d’autres consciences, que je sens frémir, quelle détresse patriotique, quelle agonie, en voyant les meilleurs de notre malheureuse France, tant de gens intelligents et honnêtes en somme, glisser à toutes les compromissions, abandonner leur bonheur de citoyens au vent de folie qui souffle ! Et c’est à pleurer, à se demander quelle hécatombe de victimes considérables il faudra encore au mensonge, avant que la vérité se lève sur le pays décimé, jonché de ceux que nous pensions être sa probité et sa force.

Chaque matin, depuis six mois, je sens grandir ma surprise et ma douleur. Je ne veux nommer personne, mais je les évoque, tous ceux que j’aimais, que j’admirais, en qui j’avais mis mon espoir pour la grandeur de la France. Il en est dans votre ministère, monsieur Brisson, il en est dans les Chambres, il en est dans les lettres et dans les arts, dans toutes les conditions sociales. Et c’est mon cri continuel : comment celui-ci, comment celui-là, comment cet autre ne sont-ils pas avec nous, pour l’humanité, pour la vérité, pour la justice ? Ils semblaient d’intelligence saine pourtant, je les croyais de cœur droit. C’est à confondre la raison. D’autant plus que, lorsqu’on veut m’expliquer leur conduite par la nécessité de certaines habiletés politiques, je comprends moins encore. Car il est bien certain, pour tout homme de bon sens et de froide réflexion, que ces habiles courent de gaieté de cœur à leur perte prochaine, inévitable, irréparable.

Je vous croyais trop avisé, monsieur Brisson pour ne pas être convaincu, comme moi, que pas un ministère ne pourra vivre, tant que l’affaire Dreyfus ne sera pas légalement liquidée. Il y a quelque chose de pourri en France, la vie normale ne reprendra que lorsqu’on aura fait œuvre de santé. Et j’ajoute que le ministère qui fera la revision sera le grand ministère, le ministère sauveur, celui qui s’imposera et qui vivra.

Vous vous êtes donc suicidé, dès le premier jour, en croyant peut-être fonder solidement et pour longtemps votre pouvoir. Et le pis est que, prochainement, lorsque vous tomberez, vous aurez perdu dans l’aventure votre honneur politique ; car je ne songe qu’à vous, je ne m’occupe pas de vos sous-ordres, le ministre de la guerre et le ministre de la justice, dont vous êtes le chef responsable.

Spectacle lamentable, la fin d’une vertu, cette faillite d’un homme en qui la République avait mis son illusion, convaincue que celui-là ne trahirait jamais la cause de la justice, et qui, dès qu’il est le maître, laisse assassiner la justice sous ses yeux ! Vous venez de tuer l’idéal. C’est un crime. Et tout se paye, vous serez puni.

Voyons, monsieur Brisson, quelle ridicule comédie d’enquête venez-vous de permettre ? Nous avions pu croire que le fameux dossier allait être apporté en conseil des ministres, et que là vous vous mettriez tous à l’examiner, additionnant vos intelligences, vous éclairant les uns les autres, discutant les pièces comme elles doivent l’être, scientifiquement. Et pas du tout, il apparaît nettement par le résultat qu’aucun contrôle n’a eu lieu, qu’aucune discussion sérieuse n’a dû s’établir, que tout s’est borné à chercher fiévreusement dans le dossier, non pas la vérité, mais les seules pièces qui pouvaient le mieux combattre la vérité, en faisant impression sur les simples d’esprit. Elle est connue, cette façon d’étudier un dossier pour en extraire ce qui peut tant bien que mal servir une conviction obstinément arrêtée à l’avance. Ce n’est pas là une certitude discutée et prouvée, ce n’est que l’entêtement d’un homme, placé dans de telles conditions d’état d’esprit personnel, de milieu et d’entourage, que sa déposition, historiquement, n’a aucune valeur.

Et voyez aussi quel piteux résultat ! Comment ! vous n’avez trouvé que ça ? Et, si vous n’apportez que ça, dans le furieux désir que vous avez de nous vaincre, c’est donc bien qu’il n’y a que ça, que vous sortez le fond de votre sac ? Mais nous les connaissions, vos trois pièces ; nous la connaissions surtout, celle qu’on a si violemment produite en cour d’assises, et c’est bien le faux le plus impudent, le plus grossier, auquel des naïfs puissent se prendre. Quand je songe qu’un général est venu lire sérieusement cette monumentale mystification à des jurés, qu’il s’est trouvé un ministre de la guerre pour la relire à des députés et des députés pour la faire afficher dans toutes les communes de France, je demeure stupide. Je ne crois pas que quelque chose de plus sot laisse jamais sa trace dans l’histoire. Et vraiment je me demande à quel état d’aberration mentale la passion peut réduire certains hommes, pas plus bêtes que d’autres sans doute, pour qu’ils accordent la moindre créance à une pièce qui semble être la gageure d’un faussaire, en train de se moquer du monde.

Vous pensez bien que je ne vais pas discuter les deux autres pièces produites. On est las de le faire, de démontrer qu’elles ne sauraient s’appliquer à Dreyfus. Et, d’ailleurs, la nécessité de la revision reste absolue, du moment qu’elles n’ont été communiquées ni à l’accusé ni à la défense. L’illégalité est quand même formelle, la Cour de cassation doit annuler l’arrêt du conseil de guerre. Mais vous savez ces choses aussi bien que moi, monsieur Brisson, et c’est bien là ma stupeur. Les sachant, comment avez-vous pu écouter sans frémir les affirmations passionnées de votre ministre de la guerre ? Quel drame, à cette minute, s’est passé dans votre conscience ? En êtes-vous à croire que la politique prime tout, qu’il vous est permis de mentir, pour assurer au pays le salut que votre ministère, selon vous, lui apporte ? Vous croire assez peu intelligent pour garder une ombre de doute sur l’innocence de Dreyfus, cela m’est pénible ; mais, d’autre part, admettre un instant que vous sacrifiez la vérité, dans l’idée que le mensonge est nécessaire au salut de la France, me paraît plus insultant encore. Ah ! que je voudrais lire en vous, et que ce qui se passe là doit être intéressant pour un psychologue !

Ce que je puis vous affirmer, c’est que vous rendez votre gouvernement profondément ridicule. On m’a conté que, jeudi, la tribune diplo-