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mains pieuses. Et comptez sur nous, pour sa glorification. C’est nous, les poètes, qui donnons la gloire, et nous lui ferons la part si belle que pas un homme de notre âge ne laissera un souvenir si poignant. Déjà bien des livres sont écrits en son honneur, toute une bibliothèque s’est multipliée pour prouver son innocence, pour exalter son martyre. Tandis que, du côté de ses bourreaux, on compte les rares documents écrits, volumes et brochures, les amants de la vérité et de la justice n’ont cessé et ne cesseront de contribuer à l’histoire, de publier les pièces innombrables de l’immense enquête, qui permettra un jour de fixer définitivement les faits. C’est le verdict de demain qui se prépare, et celui-là sera l’acquittement triomphal, la réparation éclatante, toutes les générations à genoux et demandant, à la mémoire du supplicié glorieux, le pardon du crime de leurs pères.

Et c’est nous encore, madame, c’est nous, les poètes, qui clouons les coupables à l’éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations les méprisent et les huent. Il est des noms criminels qui, frappés par nous d’infamie, ne sont plus que des épaves immondes dans la suite des âges. La justice immanente s’est réservé ce châtiment, elle a chargé les poètes de léguer à l’exécration des siècles ceux dont la malfaisance sociale, dont les crimes trop grands échappent aux tribunaux ordinaires. Je sais bien que, pour ces âmes basses, pour ces jouisseurs d’un jour, c’est là un châtiment lointain dont ils se moquent. L’insolence immédiate leur suffit. Triompher à coups de bottes, c’est le succès brutal qui contente leur faim grossière. Et qu’importe le lendemain de la tombe, qu’importe l’infamie, si l’on n’est plus là pour en rougir ! L’explication du honteux spectacle qui nous a été donné, est dans cette bassesse d’âme : les effrontés mensonges, les fraudes les plus avérées, les impudences éclatantes, tout ce qui ne saurait durer qu’une heure et qui doit précipiter la ruine des coupables. Ils n’ont donc pas de descendance, ils ne craignent donc pas que la rougeur de la honte ne remonte plus tard sur les joues de leurs enfants et de leurs petits-enfants ?

Ah ! les pauvres fous ! Ils ne semblent pas même se douter que ce pilori, où nous clouerons leurs noms, ce sont eux qui l’ont dressé. Je veux croire qu’il y a là des crânes obtus, dont un milieu spécial, un esprit professionnel, ont amené la déformation. Ainsi, ces juges de Rennes, qui recondamnent l’innocent pour sauver l’honneur de l’armée, peut-on imaginer quelque chose de plus sot ? L’armée, ah ! ils l’ont bien servie, en la compromettant dans cette inique aventure. Toujours le but grossier, immédiat, sans aucune prévoyance du lendemain. Il fallait sauver les quelques chefs coupables, quitte à ce que ce fût un véritable suicide des conseils de guerre, une suspicion jetée sur le haut commandement, solidaire désormais. Et c’est là, d’ailleurs, un de leurs crimes encore, d’avoir déshonoré l’armée, de s’être faits les ouvriers de plus de désordre et de plus de colère, à ce point que, si le gouvernement a gracié l’innocence, il a sans doute cédé au besoin urgent de réparer la faute en se croyant réduit à ce déni de justice pour faire un peu d’apaisement.

Mais il faut oublier, madame, il faut surtout mépriser. C’est un grand soutien dans la vie que de mépriser les vilenies et les outrages. Je m’en suis toujours bien trouvé. Voici quarante ans que je travaille, quarante ans que je me tiens debout par le mépris des injures que m’a values chacune de mes œuvres. Et, depuis deux ans que nous nous battons pour la vérité et la justice, l’ignoble flot a tellement grossi autour de nous, que nous en sortons cuirassés à jamais, invulnérables aux blessures. Pour mon compte, il est des feuilles immondes, des hommes de boue, que j’ai rayés de ma vie. Ils ne sont plus, je passe leurs noms quand ils me tombent sous les yeux, je saute jusqu’aux extraits qu’on peut citer de leurs écrits. C’est de l’hygiène, simplement. J’ignore s’ils continuent, mon mépris les a chassés de ma pensée, en attendant que l’égout les prenne tout entiers.

Et c’est l’oubli dédaigneux de tant d’injures atroces, que je conseille à l’innocent. Il est si à part, si haut, qu’il ne doit plus en être atteint. Qu’il revive à votre bras, sous le clair soleil, loin des foules ameutées, n’entendant plus que le concert des sympathies universelles qui montent vers lui ! Paix au martyrisé qui a tant besoin de repos, et qu’il n’y ait plus autour de lui, dans la retraite où vous allez l’aimer et le guérir, que la caresse émue des êtres et des choses !

Nous autres, madame, nous allons continuer la lutte, nous battre demain pour la justice aussi âprement qu’hier. Il nous faut la réhabilitation de l’innocent, moins pour le réhabiliter, lui qui a tant de gloire, que pour réhabiliter la France, qui mourrait sûrement de cet excès d’iniquité.

Réhabiliter la France aux yeux des nations, le jour où elle cassera l’arrêt infâme, tel va être notre effort de chaque heure. Un grand pays ne peut pas vivre sans justice, et le nôtre restera en deuil, tant qu’il n’aura pas effacé la souillure, ce soufflet à sa plus haute juridiction, ce refus du droit qui atteint chaque citoyen. Le lien social est dénoué, tout croule, dès que la garantie des lois n’existe plus. Et il y a eu, dans ce refus du droit, une telle carrure d’insolence, une bravade si impudente, que nous n’avons pas même la ressource de faire le silence sur le désastre, d’enterrer le cadavre secrètement, pour ne pas rougir devant nos voisins. Le monde entier a vu, a entendu, et c’est devant le monde entier que la réparation doit avoir lieu, retentissante comme a été la faute.

Vouloir une France sans honneur, une France isolée, méprisée, est un rêve criminel. Sans doute les étrangers viendront à notre Exposition, je n’ai jamais douté qu’ils n’envahissent Paris, l’été prochain, comme on court à la fête foraine, dans l’éclat des lampes et dans le vacarme des musiques. Mais est-ce que cela doit suffire à notre fierté ? Est-ce que nous ne devons pas tenir autant à l’estime qu’à l’argent de ces visiteurs venus des quatre coins du globe ? Nous fêtons notre industrie, nos sciences, nos arts, nous exposons nos travaux du siècle. Oserons-nous exposer notre justice ? Et je vois encore cette caricature étrangère, l’île du Diable, reconstituée, montrée au Champ de Mars. Pour moi, la honte me brûle, je ne comprends pas que l’Exposition