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Pages choisies des grands écrivains — George Sand/1/Sa vie

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PREMIÈRE PARTIE

SA VIE

G. Sand a pris soin d’écrire elle-même l’histoire de sa vie lorsqu’elle était dans la maturité de son talent. Elle a révélé au public ce qu’elle croyait de nature à l’intéresser touchant sa famille, sa personne, son caractère, ses débuts dans la littérature et ses relations jusqu’à la date de 1855. Il est peu de lectures plus attachantes. Il en est peu surtout qui tombent moins sous le coup des reproches qu’on a pu adresser si souvent à ce genre d’écrits ; cette histoire, malgré ses lacunes voulues et inévitables, n’est guère que modeste et sincère. Modeste, car l’auteur a oublié qu’elle était auteur, et ne nous entretient de ses ouvrages que comme des épisodes d’une vie de travail ; sincère, car elle n’a écrit ni pour ni contre personne, pas même pour elle-même. Ce qu’elle a tu, c’est ce qui devait, suivant elle, rester entre son jugement et sa conscience ; c’est encore ce qui n’était pas son secret seulement, ou ce dont elle ne se croyait tenue à aucune confidence publique. À cette réserve près, dont on doit la louer (et qui est telle au surplus qu’on doit l’attendre d’une femme), elle n’a point menti à l’épigraphe de l’Histoire de ma vie : « Charité envers les autres ; dignité envers soi-même ; sincérité devant Dieu ».

On peut reconnaître à ce signe ce qui sépare l’Histoire de ma vie de livres comme les Mémoires en général ou encore les Confessions de J.-J. Rousseau. Un auteur de Mémoires transmet à la postérité comme l’envers de l’histoire officielle ; il raconte ses contemporains tels qu’il les a surpris dans l’intimité, parfois en déshabillé ; sa curiosité nous instruit, et parfois même son commérage. On lui sait gré de l’indiscrétion : il s’en rend compte, et souvent il en abuse. Un Jean-Jacques à son tour poursuit l’entreprise plus indiscrète encore et surtout plus immorale de se disculper de certaines imputations en chargeant son prochain, et d’étaler la confession des autres pour faire passer la sienne. Mais il a du génie ; ses malheurs sont de ceux qui intéressent l’humanité, et le prestige de son éloquence rendra ce funeste exemple enviable à ses successeurs. À talent égal, combien ne préfère-t-on pas G. Sand entreprenant ce livre sur elle-même pour substituer la vérité à la légende, pour couper court aux sottises du journalisme contemporain ; se racontant d’ailleurs sans accuser, sans médire, sans disputer ; si peu désireuse d’attirer l’attention sur sa personne, qu’à peine sur quatre volumes, tout compte fait, deux environ lui sont consacrés ! En revanche, quelle captivante lecture, accidentée comme celle d’un roman, variée et instructive comme l’histoire même ! Car George Sand s’est modestement abritée sous tout ce qu’elle espérait pouvoir la cacher : parents et grands-parents, amis d’enfance, contemporains illustres. Quoi qu’elle fasse, son image rayonne dans ces divers milieux, et c’est elle que nous nous sommes attaché à dégager de ce nombreux entourage pour la montrer seule et sans cortège, et d’autant plus aimable dans sa simplicité. Arrière-petite-fille du héros de Fontenoy, née entre deux danses la première année de l’Empire, jouant à la poupée à Madrid dans un palais, « aide de camp » de Murât à quatre ans, et presque aussitôt privée de son père, un hussard poète et artiste ; victime de l’affection jalouse de sa mère et de sa grand’mère, tiraillée entre la femme du peuple et la grande dame de l’ancien régime ; enseignée par le plus dévoué et le plus cuistre des pédagogues ; jetée dans un couvent, où elle se révolte, languit, puis s’exalte ; mariée enfin sans discernement, humiliée et comprimée dans une vie sans intelligence et sans joie ; puis séparée de son grossier maître, rendue à la liberté, se jetant dans la littérature à corps perdu en attendant la politique, s’honorant d’illustres amitiés ; enfin, revenue de beaucoup d’illusions, mais toujours noble et généreuse, charitable aux petits, sincère aux grands, et consacrant à la famille, à ses petits-enfants, ce qu’il lui restait de cœur et de génie, — fut-il plus belle vie que la sienne, et plus utile à raconter ?