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Les Œuvres libres, numéro 10, 1922 (p. 5-32).

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de

L.-N. Tolstoï

Ces fragments inédits sont extraits de là correspondance et dn journal du comte L.-N. Tolstoï, conservés dans les archives de son ami V. G. Tchertkov. Encore du vivant de Tolstoï, ces archives furent mises à la disposition de P. Birukov qui s’est donné la tâche d’écrire une biographie très complète du grand écrivain russe. Cette biographie comportera quatre forts volumes d’environ 600 pages chacun ; les deux premiers sont déjà parus, en russe, et le Mercure de France en a publié la traduction française.

Les pages que nous donnons ici sont prises des documents qui sont entrés dans le troisième volume de cette biographie.

Lettre à V. G. Tchertkov, 1888.

« J’ai lu les récits imprimés que vous m’avez envoyés. J’ai lu également des passages (le commencement et la fin) du manuscrit qui les accompagnait.

« Quoiqu’il m’en coûte, je dois vous dire que ni dans les uns ni dans les autres, je n’ai remarqué même l’indice de ce qu’on appelle, à tort, le talent, et que j’appelle, moi, la personnalité. Tout cela est inutile. Je ne reconnais pas la division en hommes qui ont du talent et en hommes sans talent. Tous les hommes peuvent également — matériellement et moralement — servir les autres, quand ils y sont appelés. Nous savons qu’on peut servir les autres, matériellement, par des moyens bien différents. Pour ce qui est de les servir moralement, spirituellement, l’opinion s’est établie chez nous qu’on ne le peut que par la science, l’art et la littérature. C’est comme si les hommes s’imaginaient qu’on ne peut servir matériellement les autres qu’en fabriquant des télègues et des valises. Dans ce cas, on en fabriquerait tant qu’on ne pourrait les utiliser toutes, et qu’elles ne seraient plus nécessaires à personne. C’est ce qui arrive, en général, avec les productions de ce qu’on appelle la science, l’art, la littérature ; les nouvelles et les romans surtout. Si vous saviez comme moi combien on en écrit de ces riens inutiles et monotones dans leur diversité.

« Laissez cette occupation. Tâchez d’être un brave homme, de vivre selon la lumière qui est en vous, c’est-à-dire selon votre conscience, et alors, inévitablement, vous agirez moralement sur les autres. Sera-ce par votre vie, vos paroles, ou même par vos écrits, je ne Sais, mais vous agirez. C’est seulement quand l’homme, comme une éponge, s’est imbibé lui-même du bien, qu’il peut le déverser sur les autres. Non seulement il le peut, mais il y est fatalement amené.

« Telle est la loi de la vie humaine.

« Autrement, quoi ? Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Moi, j’ai passé par là, et sans parler de ceux qui écrivent exclusivement pour la renommée et l’argent, même les écrivains les plus sincères, outre le besoin de s’exprimer, parfois même outre le désir du bien, recherchent aussi la gloire et l’argent. Et cela est si mauvais, surtout accompagnant une œuvre morale, que tout est corrompu par ce poison. L’écrivain devient vaniteux, avide ; il ne supporte pas le blâme ; il se fâche et contre celui qui dit du mal de lui, et contre celui qui ne le louange pas suffisamment ; il devient indifférent aux phénomènes les plus importants de la vie intérieure ; dans ses rapports avec les hommes, l’orgueil, la colère, l’envie, tous les démons, se soulèvent en lui. Je connais cet état mauvais. Pourquoi donc y entrer ?

« Telle est mon opinion, que je vous ai exprimée, parce que je vous aime. »

À la même époque, Tolstoï adressait à son ami Popov quelques lignes qui expriment son état moral alors :

« Je vis très bien. Je n’ai jamais travaillé autant que cet été ; et je me sens léger et joyeux. Il y a qui aimer ; il y a à quoi travailler, — mes propres péchés. Il y a de plus en plus de gens qui m’aiment, de sorte qu’il fait bon vivre et qu’il n’y a aucun désir de mourir. »


En 1888 et 1889, Tolstoï s’occupa activement de la création d’un journal pour le peuple.

Ce projet ne se réalisa point, et, au lieu du journal, on créa une grande maison d’éditions : Posrednik (L’intermédiaire), qui répandit en millions d’exemplaires, dans le peuple, les écrits de Tolstoï et de quelques autres grands écrivains.

Peur les éditions de Posrednik, un ami de Tolstoï traduisit du chinois une légende bouddhique : Les Avadanas (Sur la flèche), à propos de laquelle Tolstoï lui écrivit :

« J’ai reçu votre lettre avec la légende bouddhique. Moi aussi j’ai toujours pensé, comme il se dégage de cette parabole, que le tireur qui lance Ta flèche, c’est le Père qui m’a envoyé dans cette vie. Je ne dois pas chercher à savoir quelle est cette flèche, quel est l’arc, même quel est le tireur ; je dois souffrir cette vie, m’en guérir. C’est une parabole admirable, mais elle n’est pas chrétienne ; elle est antérieure au christianisme, quand la vie n’était envisagée que comme souffrance. Elle est restée cette souffrance (l’épreuve), mais aussitôt qu’elle a été reconnue comme souffrance, elle a cessé de l’être. Dans cette parabole, s’exprime la conscience bouddhiste de la souffrance et des moyens de s’en délivrer. La conscience chrétienne montre la délivrance de la souffrance et maintenant et dans l’éternité ».


D’une lettre de Tolstoï à son ami Roussanov, sur ses occupations littéraires, à la fin de 1880 :

« Je vis très bien. Très sincèrement. Plus ça va, mieux ça va. L’amélioration, c’est-à-dire l’augmentation de la joie de la vie, suit la loi de la chute des corps : elle est inversement proportionnelle au carré de la distance de la mort. J’ai un grand désir d’écrire, d’écrire beaucoup, mais je ne fais encore rien. Il n’y a plus les anciens mobiles : la vanité et le lucre, qui me stimulaient et qui (je sais que vous êtes chatouilleux quand il s’agit de moi, mais je ne puis taire ce que je pense) ont produit des œuvres hâtives et très faibles. Et pourquoi écrire ? Si j’étais législateur, je ferais promulguer une loi interdisant de publier les œuvres d’un écrivain vivant. Chose étrange ! Il y a des livres que j’emporte toujours avec moi et que je voudrais toujours avoir. Ce sont des livres non écrits : Les Prophètes, les Évangiles, Bouddha, Confucius, Lao-Tsé, Marc-Aurèle, Socrate, Épictète, Pascal. Parfois, cependant, paraît le désir d’écrire, et, figurez-vous, le plus souvent, un roman vaste, libre, genre Anna Karénine, dans lequel, sans y prendre garde, rentrerait tout ce qui me paraît compréhensible — avec un côté neuf — et utile aux hommes.

« Le bruit que j’écris une nouvelle a un certain fondement[1]. Effectivement, il y a déjà deux ans que j’ai écrit le brouillon d’une nouvelle sur l’amour sexuel, mais d’une façon négligée et si peu satisfaisante que je ne corrige même pas ; si je reprenais cette idée, je récrirais tout. À personne, je ne parle avec tels détails de mes travaux littéraires et de mes projets qu’à vous, parce que je sais qu’il n’est personne aimant autant que vous ce côté de ma vie.

« Karamzine a dit quelque part qu’il ne s’agit pas d’écrire l’histoire de l’Empire russe, mais de vivre dans le bien. On ne saurait trop répéter cela aux écrivains. Je me suis convaincu, par expérience, que c’est bien de ne pas écrire. Chacun de nous n’a, qu’une chose à faire : accomplir la volonté de Celui qui nous a envoyés. Et la volonté de Celui qui nous a envoyés est que nous soyons parfaits comme notre Père au ciel. Ce n’est que pour cela, par notre approchement de la perfection, que nous pouvons agir sur les autres. L’arrosoir doit être plein jusqu’au bord pour que l’eau coule ; notre action coulera à travers notre vie, à travers la parole orale ou écrite. Autant cette parole sera la partie, la conséquence de la vie, autant la bouche parlera à travers le cœur. »


Tolstoï, qui s’intéressait passionnément à tout mouvement religieux, était en correspondance avec plusieurs membres d’une secte anglaise « L’Église fraternelle », fondée en 1895.

Dans une lettre écrite, en 1896, à l’un des membres de cette secte, il exprime son opinion sur toutes les organisations religieuses :

« Cher Ami,

« J’ai reçu votre intéressante lettre et désire beaucoup vous répondre, surtout à propos des réformes et du développement moral accomplis parmi vos amis de « l’Église fraternelle ». Le nom ne me plaît pas et ce serait très bien si la réforme le touchait aussi.

« Je pense que la plus grande partie du mal dans le monde vient de notre désir de voir se réaliser ce à quoi nous aspirons, mais à quoi nous ne sommes pas prêts. Il en résulte que nous nous contentons d’un semblant de ce qui doit être. Le gouvernement de violence n’est rien d’autre qu’un semblant de bon ordre qui se maintient par les prisons, les potences, la police et l’armée, fl n’existe pas d’ordre réel ; mais tout ce qui s’y oppose est caché de nos yeux dans les prisons, dans les établissements de coercition, dans les bouges. Je pense que ce mal reste si longtemps incurable parce qu’il est caché. La même chose avec la communauté ou avec les sociétés de l’Église. Elles aussi sont un semblant. Entre des pécheurs ne peut être une communauté de saints. Les membres de la communauté, pour conserver un semblant de sainteté, doivent, me semble-t-il, commettre beaucoup de nouveaux péchés. Nous sommes créés ainsi que nous ne pouvons pas devenir parfaits chacun isolément, à tour de rôle ou par groupes ; nous ne pouvons devenir parfaits que tous ensemble. La chaleur d’une goutte ou d une molécule se transmet aux autres. S’il était possible de conserver la chaleur dans une molécule de telle façon qu’elle ne se transmette pas aux autres et ne diminue pas, ce serait la preuve que ce que nous pensions être de la chaleur n’est pas de la vraie chaleur.

« Je pense donc que si nos amis apportaient toute l’attention et l’énergie qu’ils consacrent à maintenir la forme extérieure de la communauté entre eux à leur développement intérieur, moral, ce serait mieux et pour eux et pour l’œuvre de Dieu. Les communautés et autres organisations extérieures ne me semblent utiles et légitimes que quand elles résultent nécessairement de l’état intérieur. Si deux hommes, après avoir réfléchi qu’il est plus avantageux pour eux de vivre sous le même toit et de manger à la même table, s’étaient dit : « Allons habiter et manger ensemble », il est peu probable qu’ils eussent résisté, et qu’ils aient vécu ensemble sans remarquer que les désavantages et les désagréments remportent sur les avantages et les agréments escomptés. Mais si deux hommes qui se rencontrent souvent se prennent à s’aimer, et, chacun étant indifférent à la façon de vivre, de se nourrir, dise à l’autre : Pourquoi vivre séparés si la façon de vivre et de manger nous indiffère et s’il est plus agréable pour nous de vivre ensemble ? » Dans ce cas, il est très probable que ces hommes vivront ensemble jusqu’à la mort. Ainsi donc, la base principale pour l’organisation de la communauté est en rame de chacun. Les hommes sont naturellement attirés les uns vers les autres (en cela est le mystère de l’amour divin) et, pour s’unir, chacun doit se faire apte à l’union. Alors l’union s’établira. Si même nous pensons que l’union peut s’atteindre par nos propres efforts, même dans ce cas, nous devons, préalablement, être prêts pour l’union.

« Il m’est très intéressant d’apprendre ce que vous dites des anarchistes et de leur rapprochement de nous. Dieu fasse qu’il en soit ainsi. Ecrivez-moi plus en détail quand vous saurez quelque chose à ce sujet. Que Dieu vous aide dans votre travail. »

« L. Tolstoï. »

28 juillet 1896.


Tolstoï était un grand admirateur du célèbre peintre russe Gay, dont les tableaux religieux, d’un style réaliste, l’impressionnaient fortement. Parmi ceux-ci, il admirait surtout celui qui représente le Christ devant Pilate, et qui porte en exergue cette question de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ?

Dans son journal du 9 mars 1890, Tolstoï écrit à propos de ce tableau :

« Les Églises ont fait du Christ le Dieu sauveur en qui l’on doit croire et qu’il faut prier. Évidemment, son exemple est devenu inutile. Le travail du vrai chrétien consiste, précisément, à détruire cette divinité (le tableau de Gay). S’il est un homme, il est important par son exemple ; il ne nous sauvera que comme lui-même s’est sauvé, c’est-à-dire si nous faisons la même chose que lui. »

Autour de ce tableau de Gay, il s’était fait grand bruit, si bien que la police en interdit l’exposition publique. Trétiakov, le propriétaire de la célèbre galerie de Moscou, désirant l’acquérir, demanda à Tolstoï ce qu’il pensait de ce tableau. Tolstoï lui répondit par la lettre suivante :

« Merci pour votre lettre, mon cher P. M.[2]. Vous me demandez ce que je pensais en disant que le tableau de Gay ferait époque dans l’histoire de l’Art chrétien, le voici : L’art catholique s’est attaché principalement aux saints, à la madone et au Christ comme Dieu, et cela jusqu’en ces derniers temps quand ont commencé les tentatives de présenter le Christ comme un personnage historique. Mais présenter comme personnage historique un être que, pendant des siècles, des millions d’hommes ont tenu pour Dieu, n’est pas commode. Ce n’est pas commode parce qu’une pareille représentation appelle la discussion, et la discussion détruit l’impression artistique. Cependant, je vois plusieurs tentatives diverses de sortir de cette difficulté. Les uns ont relevé le défi ; chez nous, par exemple, les tableaux de Verestchaguine et même celui de Gay : La Résurrection. Les autres ont voulu traiter ce sujet à la manière historique ; tels sont, chez nous, Ivanov, Kramskoï et encore Gay avec son tableau La Cène. D’autres encore ont voulu ignorer toute discussion ; ils ont pris des sujets connus de tous et ne se sont préoccupés que de la beauté : Gustave Doré, Polienoff. Mais toujours, dans tous ces tableaux, il manquait quelque chose.

« Ensuite, certains tentèrent d’enlever le Christ du ciel et même du piédestal historique et de le placer dans la vie ordinaire, courante, en donnant à cette vie ordinaire une impression religieuse, un peu mystique. Telle est La Piéta, de Gay, et aussi un tableau d’un peintre français où le Christ est représenté en prêtre, pieds nus, entouré d’enfants. Mais cela n’allait toujours pas. Et voilà que Gay a pris le sujet le plus simple, et, maintenant qu’il l’a réalisé, le plus compréhensible ; le Christ et sa doctrine en contact avec la doctrine du monde. C’est-à-dire ce en quoi est l’importance principale de la venue du Christ, Importance indiscutable. Les ecclésiastiques qui reconnaissent le Christ comme Dieu, les historiens qui le reconnaissent comme personnage historique important, et les chrétiens qui reconnaissent ce qu’il y a en lui d’essentiel ; sa doctrine morale, ne peuvent nier cela.

« Le tableau de Gay représente, avec toute la fidélité historique, le moment où le Christ frappé, meurtri, traîné d’une prison à l’autre, d’un chef à l’autre, est enfin mis en présence du gouverneur, un bon garçon, qui se fiche du Christ des Juifs et encore plus de la vérité dont lui parle ce va-nu-pieds, lui qui connaît toutes les doctrines philosophiques de Rome. Le gouverneur ne se soucie que de ses chefs, de ne pas être en faute devant eux. Christ voit devant lui un homme égaré, noyé dans sa graisse, mais il ne se décide pas à le rejeter sur l’extérieur seul, et il commence à lui exposer le sens de sa doctrine. Mais cela n’intéresse pas le gouverneur : Qu’est-ce que la vérité ? Et il s’éloigne. Christ regarde avec tristesse cet homme inaccessible.

« Telle est la situation alors, et elle se représente des milliers de fois, partout et toujours, entre la doctrine de la vérité et celle des potentats de ce monde. Et cela est exprimé dans le tableau de Gay. C’est juste historiquement et c’est contemporain. C’est pourquoi cela émeut le cœur. Une pareille conception du christianisme fait époque dans l’Art, parce qu’elle peut susciter et suscitera quantité de tableaux analogues. »


Extraits du journal :

« Il y aura toujours des ennemis. On ne peut vivre de telle sorte qu’il n’y en ait point. Au contraire, mieux on vit plus on a d’ennemis. Il y aura des ennemis* mais il faut tâcher de n’en pas souffrir, Cela est possible. On peut faire que es ennemis non seulement ne soient pas une souffrance, mais qu’ils soient une force. Il faut les aimer ; c’est facile. Je suis seul et il y a une si grande quantité d’hommes, et tous sont si différents. Il m’est impossible de les connaître tous ; ces Hindous, ces Malais, ces Japonais ; même ceux qui vivent près de moi : mes enfants, ma femme. Parmi tout ce monde, je suis seul, complètement seul, et la conscience de cette solitude, du besoin de communier avec tous et l’impossibilité de le faire suffit à rendre fou. »

« Quand on a vécu comme moi quarante-cinq années de vie consciente, on comprend combien toutes les adaptations à la vie sont mensongères et impossibles. Dans la vie il n’y a rien de stable. C’est la même chose comme de s’adapter à l’eau courante. Tout — individus ; familles, sociétés, — tout change, fond et se transforme comme des nuages. On n’a pas le temps de s’habituer à un état de la société que, déjà, il n’est plus ; il s’est transformé en un autre. »

« De même que la religion qui se tient pour vérité infaillible est un mensonge, de même la science. On parle de l’union de la science et de la religion. Que l’une et l’autre ne s’attachent pas à leur autorité extérieure et il n’y aura point de division : la religion sera la science et la science sera la religion. »

« La forme gouvernementale a vécu. Il n’en reste qu’une fonction : la violence, et l’Etat ne -se maintient que par elle. On pense souvent : le salut s’opérera par la terreur, la révolution, l’évolution. Non. Il n’y aurait pas de salut si le gouvernement pouvait arrêter le développement de la conscience, de la nouvelle conception du monde. Les gouvernements peuvent spolier, tuer tous, hypnotiser les faibles, mais ils ne peuvent arrêter le développement de la conscience. Même, plus ils hypnotisent, plus ce développement est énergique. Plus on met de bois, plus le feu a d’éclat et plus il est difficile de l’éteindre. Le salut n’est pas dehors, mais dedans. Le royaume de Dieu est en nous.

— « Ne feignez pas de me juger. Vous êtes des brigands. Je vous ai jugés et condamnés. Je vis pour répandre la vérité. Tout ce que vous me ferez sera utile à cette œuvre et, par conséquent, à moi-même. »

« Les prisons, les armées sont nécessaires pour soutenir l’ordre existant. Mais cet ordre est mauvais, nous le reconnaissons nous-mêmes. Nous comprenons moins les actes individuels, ceux qui découlent de la vanité. On ne peut deviner de quoi l’on se vante et devant qui. »


La gloire de Tolstoï attirait à Iasnaia-Poliana les visiteurs les plus divers : des princes japonais, des maharadjahs, des étudiants, des schismatiques, des vagabonds, tous, plus ou moins, venant chercher du réconfort. Parmi ces visiteurs Tolstoï avait surtout remarqué un vieux Suédois, dont il parle dans Tune de ses lettres à Tchertkov, datée de 1893.

« Hier, chez moi est venu un vieillard de soixante-dix ans, qui a vécu longtemps aux Indes et en Amérique et parle couramment l’anglais, l’allemand et le suédois. Il s’intitule lui-même « philosophe pratique » et désire enseigner aux hommes à vivre selon la loi de la nature. Il était sale et déguenillé, pieds nus et n’avait besoin de rien. Il dit que chacun doit travailler pour se nourrir de la terre sans l’aide des bêtes de somme, qu’il ne faut pas avoir d’argent, ne rien vendre, ne posséder rien de trop et partager tout ce que l’on a. Bien entendu il est sévèrement végétarien. Il parle bien, et, plus que sincère, il est fanatique de son idée. Il dit qu’il n’a pas de religion ; mais il entend sous ce nom les superstitions, alors que lui-même est pénétré de l’esprit du christianisme. Il voudrait avoir un morceau de terre pour démontrer qu’il faut se nourrir sans bêtes de somme, et qu’on le peut. Ne voulez-vous pas que je vous l’envoie ? Ce n’est pas pour me débarrasser de lui, mais je pense qu’il peut vous être utile, et être utile à nous et aux autres par votre intermédiaire. Répondez sans tarder. Je ne l’eusse pas laissé partir, mais ici, avec nos occupations, il est de trop. Même moi, je ne puis causer avec lui comme je le voudrais et, principalement, il n’a rien à faire ici. »

À sa femme à qui il écrit sur ce Suédois, presque dans les mêmes termes, Tolstoï ajoute : « Il me ressemble un peu. »


À cette époque, Tolstoï lisait beaucoup Hegel. Il note dans son journal :

« On dit que tout ce qui existe est raisonnable. Moi je pense le contraire. Ce qui existe est toujours déraisonnable. Cela seul qui n’existe pas est raisonnable. Ce que les raisonneurs appellent la fantaisie. Si ce qui existe était raisonnable, il n’y aurait pas de vie ; de même il n’y en aurait pas si ce qui n’existe pas, c’est-à-dire l’idéal, n’était pas raisonnable.

« La vie n’est rien d’autre que le mouvement continu du non raisonnable vers le raisonnable. On dit : tout ce qui existe est raisonnable. Ce n’est pas vrai. Au contraire : tout ce qui existe (si l’on se borne an monde visible et tangible) est non raisonnable. Si ce qui existe était raisonnable nous ne le reconnaîtrions pas comme existant. Nous n’aurions pas reconnu notre vie si nous n’avions pas reconnu sa discordance avec l’idéal raisonnable et travaillé à la faire disparaître. Si le canal est creusé, il ne faut plus ni travail ni ouvriers pour le creuser. S’il y a des ouvriers, c’est-à-dire des hommes qui travaillent, il est évident qu’il y a un ouvrage à faire. La même chose s’il y a la vie : alors il y a l’œuvre de la vie qu’il faut faire. Et ceux qui vivent font cette œuvre. Mais s’il y a une œuvre à accomplir dans le monde c’est donc qu’il est imparfait et qu’on entrevoit la possibilité de le perfectionner. On peut dire qu’il est raisonnable de creuser un puits ou un étang où l’eau manque ; de planter une forêt, de nettoyer les ordures, de fumer un champ, d’instruire les enfants, etc, mais on ne peut pas dire qu’il est raisonnable de vivre sans eau, sans forêt, dans la saleté et que les enfants soient ignorants. De même on peut dire qu’il est raisonnable de perfectionner et soi-même et le monde, mais on ne peut pas dire que nous et le monde sommes raisonnables. »


C’est au milieu des années quatre-vingt-dix du siècle dernier que les idées de Tolstoï suscitèrent le plus d’intérêt. En différents pays des foyers se créèrent pour la propagande de ses idées : le cercle d’Eugène Schmidt à Budapest ; ceux des docteurs Skarvan et Makovitzky, en Slovaquie et en Autriche ; l’Église fraternelle, près de Londres, et d’autres encore en Allemagne, en Amérique, en Hollande et en Russie.

Tolstoï était en relations épistolaires avec les personnalités les plus marquantes de ces groupes. À l’un de ses correspondants, le professeur polonais Zdiékhovsky, qui lui avait exposé quelques objections à propos de son article sur le christianisme et le patriotisme, et défendait le patriotisme des peuples opprimés, et, de ce nombre, celui des Polonais, Tolstoï répondit :

« Sous le mot patriotisme on comprend non seulement l’amour direct et naturel pour son peuple et la préférence qu’on lui accorde sur tous les autres, mais encore, il est admis que tel amour et telle préférence sont bons et utiles. Or, cette doctrine est particulièrement déraisonnable parmi les peuples chrétiens. Elle est déraisonnable et parce qu’elle contredit le sens fondamental de la doctrine du Christ et parce que le christianisme atteignant par sa voie propre tous les buts auxquels aspire le patriotisme rend celui-ci superflu, inutile et gênant, comme la lampe à la lumière du jour.

« L’idéal chrétien contient en soi l’amour pour son peuple. S’il faut aimer tous, sans doute faut-il Minier ses proches. Au contraire, le patriotisme, c’est-à-dire l’amour exclusif pour son peuple, exclut la loi chrétienne d’aimer son ennemi. C’est pourquoi de si grandes cruautés sont commises au nom du patriotisme. Sans cette croyance que le patriotisme est quelque chose de bon, il ne se trouverait pas d’hommes assez misérables pour accomplir les lâchetés que nous voyons, à la fin du xixe siècle. Mais maintenant, les savants — chez nous le plus grand tyran, de la religion est un ancien professeur[3] — ont leur excuse dans le patriotisme. Ils connaissent l’histoire, ils connaissent toutes les horreurs inutiles des persécutions de la langue et de la foi, mais, grâce à la doctrine du patriotisme, ils ont une justification. Le patriotisme leur donne un point d’appui ; le christianisme l’arrache sous leurs pieas. C’est pourquoi les peuples vaincus qui souffrent de l’oppression doivent détruire le patriotisme, détruire ses bases théoriques, et non le glorifier. »


Dans le journal de Tolstoï on rencontre maintes notes ayant trait au capitalisme et au socialisme. En voici une du 5 mai 1892, qui ne manque pas d’actualité :

« Aujourd’hui, en me promenant, j’ai pense qu’aucune entreprise n’est avantageuse avec un petit capital. Plus le capital est grand, plus l’affaire est avantageuse, parce que les dépenses sont moindres. Mais il ne résulte point de cela que le capitalisme, comme le dit Marx, mène au socialisme. Il y amènera peut-être, mais au socialisme violent. Les ouvriers seront forcés de travailler ensemble ; ils travailleront moins ; les salaires seront plus grands, mais ce sera le même esclavage. Il faut que les hommes travaillent librement en commun ; qu’ils apprennent à travailler l’un pour l’autre, et le capitalisme ne leur apprend pas cela. Au contraire, il leur apprend l’envie, la cupidité, l’égoïsme. C’est pourquoi dans le rapprochement imposé par le capitalisme, la situation matérielle des ouvriers peut s’améliorer, mais leur bien-être ne peut s’établir. Pour qu’il s’établît, l’union des travailleurs devrait être libre, et, pour cela il faudrait leur apprendre à communier avec leur prochain, à se perfectionner moralement, à servir les autres avec amour, sans s’offenser s’il n’y a pas réciprocité. »

De la même époque, ces passages sur l’art et la littérature.

« Ne comprenant pas les poésies de Mallarmé et d’autres, nous disons hardiment que ce sont des bêtises, que c’est une poésie arrivée dans une impasse. Pourquoi donc en écoutant une musique incompréhensible et aussi inepte, ne disons-nous pas la même chose, et disons-nous timidement : oui ; peut-être, il faut comprendre cela, s’y préparer, etc ? C’est des blagues. Toute œuvre d’art n’est belle que si elle est compréhensible, je ne dis pas à tous, mais aux personnes ayant un certain degré d’instruction, celui de la personne qui dit ou juge les vers. Ce raisonnement m’a amené à la conclusion bien nette que la musique, plus que tout autre art (occasionnellement dans la poésie et le symbolisme en peinture), a perdu sa voie et se trouve dans une impasse. Et celui qui l’a détournée de sa route, c’est le génial Beethoven.

« Le principal c’est que ce sont des hommes privés du sentiment esthétique qui jugent de l’art. Goethe, Shakespeare, tout ce qui porte leur nom doit être bon et l’on se bat les flancs pour trouver du beau dans des choses stupides et mal venues, et l’on déforme tout à fait le goût. Cependant, tous ces grands talents, Goethe, Shakespeare, Beethoven, Michel-Ange, à côté d’œuvres admirables ont produit aussi des œuvres médiocres et même de franchement mauvaises. Les peintres médiocres font des choses médiocres mais jamais des choses tout à fait mauvaises. Les génies reconnus produisent ou des œuvres très grandes ou des choses immondes. »

« J’ai pensé à quelque chose de très important, sur l’art. Qu’est-ce que la beauté ? La beauté, c’est ce que nous aimons. On est aimé non parce qu’on est beau, mais, parce qu’on est aimé on est beau. Alors la question : Pourquoi aimons-nous ? Dire que nous aimons parce que c’est beau, c’est comme de dire que nous respirons parce que l’air est agréable. Nous trouvons l’air agréable, parce que nous avons besoin de respirer. De même nous trouvons de la beauté parce qu’il nous faut aimer. Et celui qui ne sait pas voir la beauté morale voit au moins la beauté physique et il l’aime. »


En 1893, Tolstoï écrivait à une certaine dame Brummer par l’intermédiaire de laquelle le grand écrivain norvégien Biornson lui avait envoyé ses œuvres :

« Chère madame Brummer,

« Je vous suis très Obligé pour l’occasion que vous m’avez donnée de faire savoir à Biornson que j’ai reçu son livre Der König, que je l’ai beaucoup admiré (je le dis très sincèrement, non par politesse ; je l’ai lu à haute voix à plusieurs de mes amis en leur faisant remarquer les beautés qui m’avaient frappé le plus), et je le remercie bien cordialement devoir pensé à moi. C’est un des auteurs contemporains que j’estime le plus et la lecture de chacun de ses ouvrages me donne non seulement une grande jouissance, mais m’ouvre des horizons nouveaux. Si vous lui écrivez, chère madame, dites-le-lui. En vous remerciant encore une fois pour l’obligeance que vous avez eue de m’écrire, je vous prie de recevoir, madame, l’assurance de mes sentiments distingués. »


A. V. Richter ayant écrit une pièce : La venue de l’Antéchrist, dont le sujet touche d’assez près la doctrine de la non résistance, il l’envoya à Tolstoï, avec la prière de lui dire ce qu’il en pensait au point de vue éthique, et aussi de résoudre ses doutes sur le mouvement libérateur. C’était toucher Tolstoï à son point sensible ; aussi répondit-il à Richter par une longue lettre.

« Anton Vassiliévitch, j’ai lu votre pièce. Elle est très bien faite, mais son idée principale n’est Sas juste, surtout exprimée par Pierre, un homme qui se vautre sur un divan et taquine sa cuisinière. Cette idée fausse je l’ai retrouvée aussi dans votre lettre, ainsi que dans beaucoup de lettres que j’ai reçues. Cette idée, ou plutôt le mauvais sentiment qu’elle justifie, est à la base de tous les crimes qui se commettent actuellement. Elle consiste en ceci : des hommes munis de diplômes, bien que bornés, des hommes sans culture mais doués d’une belle assurance, décident, on ne sait trop pourquoi, qu’ils sont si intelligents, si bons, qu’ils n’ont plus besoin de travailler à leur perfectionnement et que leur vocation, leur devoir sacré est d’éclairer, d’organiser la vie des autres. Les uns veulent faire cela avec l’ancien gouvernement, les autres avec un nouveau ; d’autres encore, comme votre héros, en inculquant à ce peuple ignorant et stupide — ce même peuple qui, de son travail, nourrit tous ces propres a rien — les grandes vérités du christianisme dont ils s’imaginent être pénétrés.

« Chaque jour je reçois des lettres de jeunes lycéennes qui me demandent naïvement à qui elles doivent faire le bien en communiquant leur savoir et leur bonté ? Leur faut-il devenir tout de suite maîtresses d’école ou doivent-elles étudier encore dans les universités (pour s’étourdir définitivement) et sauver ensuite le malheureux peuple ? Tous les étudiants, les séminaristes, et tous les gens ignorants et immoraux s’imaginent la même chose. C’est la cause principale de toutes les horreurs qui s’accomplissent maintenant. La condition nécessaire pour accomplir le bien, c’est l’humilité. Aussitôt qu’elle manque, le bien se transforme en mal. La vertu supérieure, c’est l’amour. Mais l’amour sans l’humilité, l’amour orgueilleux, c’est la négation de l’amour. La liberté, la fraternité sont de grands biens quand elles sont la conséquence de l’amour, mais de grands maux quand elles résultent de la violence. L’égalité est bonne quand l’homme a peur de devenir, par quelque chose, supérieur aux autres. L’égalité est un fléau quand l’homme hait tous ceux qui lui sont supérieurs.

« Tout ce que je viens d’écrire répond à cette question de votre lettre : pourquoi des hommes bons ont-ils péri en défendant la constitution ? Tous les hommes sont bons ; mais vous employez ce qualificatif dans le sens que ces hommes ont fait une œuvre bonne. Voilà ce que je n’admets pas. Pour chacun il n’est qu’une seule œuvre bonne : « vivre pour son âme », « vivre selon Dieu » comme disent ces paysans stupides que, si magnanimement, les étudiants, les écoliers, les professeurs, les dentistes, désirent soulager. L’homme qui vit ainsi, qui s’assigne comme tâche principale d’augmenter en soi l’amour du prochain, de se délivrer de ses vices, de ses méchancetés (et dans l’âme de chacun il y en a assez pour qu’on s’examine avec attention) n’arrivera pas de sitôt au désir d’éclairer les autres, pas plus par la doctrine socialiste ou anarchiste que par la doctrine chrétienne. Un tel homme, précisément parce qu’il travaille à son propre perfectionnement, sera exigeant pour lui et ne se vautrera pas, comme votre Pierre, sur un divan en taquinant sa cuisinière. Il manifestera en tout son activité (puisque la vie c’est le mouvement ) non afin de faire la leçon aux autres, mais pour ne pas vivre mal soi-même, puisque, avant tout, il est mal de vivre sans travailler en profitant du travail des autres. Dans le cas présent, il ne se moquera pas de sa cuisinière mais, voyant en elle un être humain, il se comportera envers elle avec amour et respect ; il l’aidera peut-être dans son travail et répondra à ses questions le plus respectueusement possible.

« Je vous écris si longuement parce que ce sujet m’est particulièrement sensible. Toutes les lettres que je reçois, les conversations que j’entends, les articles de journaux et de revues que je parcours, tout cela, c’est la même épidémie de folie. Autrefois, seuls les hommes du gouvernement souffraient de cette folie, s’imaginant être appelés à faire le bonheur du peuple et ainsi s’estimant nécessaires. La folie de ces hommes datait de loin, et ils étaient payés pour leur besogne. De nos jours, cette épidémie a gagné tout le monde. Les lycéens — garçons et filles — de troisième année, ne songent pas un instant à ce qu’il y a en eux de mauvais, au moyen de devenir de braves gens. Ils n’ont souci que d’une chose savoir quel sera pour eux le meilleur moyen d’éduquer le peuple. Quant aux adultes, ils prennent la première place venue, et, pour ce qui est de savoir s’ils sont aptes ou non au rôle qu’ils convoitent, ils n’y pensent même pas. En cela est la cause de tous les maux dont nous souffrons. Le salut ne viendra que quand les hommes s’éveilleront de cette hypnose contagieuse et comprendront que l’amélioration du sort des peuples n’est possible que par l’amélioration des individus, et que la seule personne sur qui l’on puisse agir avec succès, c’est soi-même. »

« L. Tolstoï. »

Le comte Witte (alors président du Conseil), avait exprimé au beau-frère de Tolstoï, M. Kouzininsky, son désir de faire la connaissance du célèbre écrivain et d’avoir son opinion sur le monopole de l’alcool, qu’il était alors en train d’établir en Russie. M. Kouzminsky écrivit dans ce sens à Tolstoï, qui lui répondit par la lettre suivante, jusqu’ici inédite :

« Cher Mikhaïl Mikhaïlovitch,

« Comme tu me le demandes, je vais tâcher de répondre à ta question. Je pense que l’appel de M. Witte et son désir de me voir m’intéresser à l’affaire qui l’occupe maintenant proviennent d’un malentendu. Dans tout ce que j’ai écrit ces dernières années sur les questions sociales, j’ai exprimé, comme je l’ai pu, l’idée que le mai principal dont souffre l’humanité et toute la désorganisation de la vie tiennent à l’activité du gouvernement. Une preuve éclatante nous en est donnée par la vente du poison alcool que le gouvernement non seulement tolère mais encourage, et qui lui rapporte le tiers de son budget.

« Selon moi, si le gouvernement se croit en droit d’employer la violence pour le bien de son peuple, les premières mesures de cette violence devraient être prises pour prohiber radicalement le poison qui tue physiquement et moralement des millions d’êtres humains. Si le gouvernement se croit le droit d’interdire les maisons de jeux et d’autres choses du même genre, il peut également prohiber l’alcool, comme cela a lieu dans plusieurs États d’Amérique. Mais il profite de ces revenus et autorise ce qu’il pourrait interdire, comment donc peut-il désirer diminuer la consommation de l'alcool ? Dans ces conditions, les sociétés de tempérance instituées par le gouvernement, qui n’a pas honte de faire vendre par ses fonctionnaires le poison qui tue les hommes, me font l’effet d’un sacrilège, ou d’une comédie, ou d’une aberration, ou tout cela ensemble, et je ne puis voir cela favorablement.

« Pardonne-moi d’avoir barbouillé ainsi cette lettre. J’avais l’intention d’écrire de façon que tu pusses transmettre directement ma réponse à M. Witte, mais il me semble que telle quelle ce n’est pas possible. Cela l’irriterait ou l’attristerait, ce que, très sincèrement, je ne voudrais pas.

« Quant à faire ma connaissance, comme il le désire, je préfère aussi l’éviter. Nous sommes si loin l’un de l’autre et les voies que nous suivons me paraissent tellement divergentes que d’une entrevue entre nous il ne peut résulter qu’une perte de temps.

« Ne pourrais-tu pas lui écrire quelque chose en ce genre : Tolstoï ne se montre pas partisan du monopole de l’alcool qu’il considère comme un retour aux anciennes formes, et il ne pense pas que les sociétés de tempérance dirigées par les fonctionnaires du gouvernement puissent avoir quelque action sur le peuple. Dis-lui aussi, qu’en général, Tolstoï est un homme si bizarre et si sauvage qu’il vaut mieux ne pas le connaître.

« Au revoir, je t’embrasse et t’aime. »

« L. Tolstoï. »

Peu de temps avant sa mort, L. N. Tolstoï, assailli par d’innombrables demandes de secours d’argent, écrivit à un de ses amis, directeur d’un journal de Moscou, la lettre ci-dessous :

« Il y a plus de vingt ans que, par des considérations personnelles, j’ai renoncé à la propriété individuelle et transmis à mes héritiers, comme si j’étais mort, les biens immeubles oui m’appartenaient. J’ai renoncé également au droit de propriété sur mes œuvres, de sorte que tout ce que j’ai écrit depuis 1881 est dans le domaine public.

« En fait d’argent, je ne dispose donc que de celui que je reçois parfois, principalement de l’étranger, pour les victimes de la famine, et aussi de petites sommes que certaines personnes mettent a ma disposition pour que j’en use à mon gré, et je les distribue autour de moi, aux veuves, aux orphelins, aux sinistrés, etc.

« Cependant, cette distribution de petites sommes, et quelques correspondances inexactes publiées dans les journaux, induisent en erreur beaucoup de personnes qui, de plus en plus fréquemment, s’adressent à moi en me demandant l’aide pécuniaire. Les prétextes de ces demandes sont très variés, des plus frivoles aux plus sérieux et touchants. Le plus souvent on me demande de l’argent pour avoir la possibilité de terminer des études, c’est-à-dire devoir un diplôme. Les demandes les plus touchantes sont celles de secours pour une famille tombée dans une situation pénible.

« Comme il ne m’est pas possible de donner satisfaction à ces demandes, j’ai essayé d’y répondre par une brève lettre de refus. Mais, dans la plupart des cas, je recevais des lettres de reproches. Les laissant sans réponse, je recevais de nouvelles lettres de reproches, cette fois, pour n’avoir pas répondu. Ce ne sont pas les reproches qui sont importants, c’est le sentiment pénible que doivent éprouver ceux qui les écrivent.

« Pour cette raison, je crois nécessaire de déclarer à tous ceux qui ont besoin de secours d’argent, qu’il est inutile de s’adresser à moi, puisque je n’ai absolument rien. Moins que personne je puis donner satisfaction à de pareilles demandes, En effet, si j’ai agi comme je l’ai dit, c’est-à-dire si j’ai renoncé à toute propriété je ne puis aider pécuniairement les personnes qui s’adressent à moi ; si je trompe les gens en disant que j’ai renoncé à la propriété alors que je continue à posséder, encore moins peut-on attendre l’aide d’un homme pareil.

« Je vous prie de publier cette lettre. »

« L. Tolstoï. »

Dans le tome III de la Biographie de Tolstoï, se trouve le premier testament qu’il écrivit le 27 mars 1895, et qui, croyons-nous, n’avait jamais été publié.

« 27 mars 1895. Voici comment serait approximativement mon testament. (Tant que je n’en aurai pas écrit d’autre, ceci doit être tenu pour valable.)

« 1° Je prie de m’inhumer là où je mourrai, au cimetière le moins cher, si c’est dans une ville, et dans le cercueil le plus simple, comme ceux des indigents. Ni fleurs, ni couronnes, ni discours. Si possible, sans clergé ni messe. Toutefois, si cela était désagréable à ceux qui auront soin de mes obsèques, alors qu’il y ait la cérémonie ordinaire, mais le moins cher et le plus simple possible.

« 2° Ne pas publier mon nécrologue dans les journaux.

« 3° Donner tous mes papiers à réviser à ma femme assistée de V. G. Tchertkov, Strakov et mes filles Tatiana et Marie. (Ce qui est effacé l’a été par moi. Mes filles ne doivent pas s’occuper de cela.) J’exclus de ce soin mes fils, non parce que je ne les aime pas (grâce à Dieu, les derniers temps, je les aime de plus en plus et je sais qu’ils m’aiment), niais parce qu’ils ne connaissent pas très bien mes idées. Ils mont pas suivi leur marche et ils peuvent avoir telles conceptions particulières des choses qui leur feraient conserver ce qu’il ne faut pas conserver et rejeter ce qu’il ne faut pas rejeter. Je prie de détruire le journal de ma vie, au temps où j’étais célibataire, après en avoir extrait ce qui en vaut la peine. De même dans le journal de ma vie après le mariage, je prie de détruire tout ce dont la publication pourrait être désagréable à quelqu’un. Tchertkov m’a promis de le faire encore e mon vivant, et à cause de son grand amour pour moi — que je ne mérite pas — et de son grand flair moral, je suis sûr qu’il fera cela très bien. Je prie de détruire le journal de ma vie de célibataire non que je veuille cacher aux hommes une vie mauvaise — ma vie fut celle de tous les jeunes gens sans principes, ordinaire, misérable — mais parce que ce journal, dans lequel je n’ai noté que ce qui m’a tourmenté — la conscience du péché, donne une impression fausse, unilatérale et représente… D’ailleurs, que mon journal reste tel qu’il est. Au moins on verra par lui que malgré la vulgarité et l’ignominie de ma jeunesse je ne fus pas abandonné par Dieu, et qu’au déclin de l’âge j’ai commencé a le comprendre un peu et à l’aimer. J’écris tout cela non que j’attribue une importance plus ou moins grande à mes papiers, mais parce que je sais d’avance que les premiers temps après ma mort on imprimera mes œuvres, on les discutera, on leur attribuera de l’importance. Et s’il en est ainsi au moins que mes écrits ne servent pas à nuire aux hommes. Pour les autres papiers, je prie ceux qui s’occuperont de leur classement de ne pas imprimer tout, mais seulement ce qui peut être utile aux hommes.

« 4° Je prie mes héritiers de remettre à la société les droits d’édition de mes œuvres anciennes — dix volumes — ainsi que de l’Alphabet, c’est-à-dire de renoncer aux droits d’auteur. Je demande cela mais ne l’impose pas comme volonté testamentaire. Ce serait bien de le faire. Ce serait bien pour vous si vous le faisiez. Mais si vous ne le faites pas, c’est votre affaire : c’est que vous n’êtes pas encore mûrs pour cela. Que mes œuvres aient été vendues durant ces dernières neuf années cela a été pour moi la chose la plus pénible de ma vie.

« 5° Encore, et le principal : je prie tous mes amis proches et lointains de ne me pas louanger. (Je sais qu’on le fera puisqu’on le fait même de mon vivant et de la façon la moins bonne.) Si l’on veut cependant s’occuper de mes écrits, alors qu’on s’attache à ces passages dans lesquels, je le sais, la force de Dieu parlait par moi, et qu’on en profite pour sa propre vie.

« Il y avait des moments quand je me sentais le prédicateur de la volonté de Dieu. Souvent j’étais si impur, si plein de passions égoïstes, que la lumière de sa vérité était obscurcie par mes ténèbres. Mais, parfois, cette vérité passait à travers moi, et c’étaient les moments les plus heureux de ma vie. Dieu fasse que son passage à travers moi ne souille pas cette vérité et que les hommes malgré l’impureté qu’elle a reçue de moi, puissent néanmoins s’en pénétrer. C’est en cela seulement qu’est l’importance de mes écrits. C’est pourquoi on ne peut que me blâmer pour eux et nullement me louanger. C’est tout. »

« L. Tolstoï. »

(Traduit par J. W. Bienstock.)

  1. Il s’agit de la Sonate à Kreutzer. N. D. T.
  2. Initiales du prénom et du prénom du père de Trétiakov, N. D. T.
  3. Tolstoï fait allusion ici à Probiédonostzeff alors Procureur général du Saint-Synode » N. D. T.