Paysages introspectifs/Paroles d’Hippolyte dans la nuit

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Paroles d’Hippolyte dans la nuit

À Henri de RÉGNIER

Je hais les divinités qui ont besoin de ténèbres.
Euripide. Hippolyte
Et pense que la vie est belle de bel espoir !…
Vielé-Griffin
HIPPOLYTE
C’est le soir. Les compagnons d’Hippolyte rentrent à Trézène portant, couchés sur un grand lit de branches vertes entrecroisées, des sangliers et des cerfs. Tandis qu’ils franchissent les remparts de la ville ils chantent.

Les quatre chevaux blancs se cabrent sur les monts,
Au soir de leur course enflammée.
La descente raidit leurs sabots furibonds,
Et du creux des marais profonds
S’élèvent de pâles fumées.


Nous avons vu, cachés dans l’antre des vieux bois.
Les cerfs précipiter leur fuite ;
Et l’aube nous surprit, excitant de la voix,
Le dos battu par nos carquois,
Nos chiens lancés à leur poursuite.



La hure au vent, les sangliers lourds et fangeux,
Tirés de la chaleur du bouge,
Se retournaient soudain, l’œil injecté de feu,
Sous la pointe de nos épieux,
Et nous inondaient de sang rouge.


Honneur aux plaisirs purs goûtés dans les forêts,
À l’ombre des laideurs humaines.
Chantons, chantons amis celui qui se complaît
À planter le fer de son trait
Aux flancs des fauves hors d’haleine.


Honneur à l’âme simple, heureuse d’aspirer
Le souffle bleu de l’Argolide.
Chantons, chantons Diane habile à capturer
La biche en train de se mirer
Au bord des fontaines limpides.

Hippolyte suit ses compagnons en rêvant.

Le clair matin sourit à qui s’en va chasser
Le vieil instinct dans la forêt de ses pensers,
Et le méchant désir tapi sous l’herbe épaisse.

Arrivé devant son palais, au-dessus duquel s’érige la statue de Diane, il fait un signe.

Déposez ce trophée aux pieds de la déesse :
Que son fauve parfum envahisse le ciel,
Mêlé aux puanteurs des actes véniels :
Holocauste des cœurs, hostie expiatoire,
Qui blanchit dans le feu notre malice noire.
Que le vœu criminel disparaisse en naissant,
Et que l’iniquité s’égoutte avec le sang
Des animaux impurs chargés de l’épouvante
Et du fardeau mauvais de nos coulpes vivantes.

Un des compagnons d’Hippolyte.

Seigneur, ta voix est grave et tes mots sont obscurs,
Tes yeux semblent chercher dans un lointain futur
La soudaine clarté d’un astre minuscule,
Dont le halo s’évase au bord du crépuscule.
… Et voici que les monts bleuissent dans le soir.

Hippolyte, sans l’entendre.

Nul ne peut contempler et nul ne peut savoir
Tous les desseins qu’une âme agite en son silence.
La vie est une idée intime qui s’élance
Au-devant du chemin que nous longeons tout bas,
Et vers quoi à jamais s’accélèrent nos pas.

Il se tourne vers sa suite.

Mais déjà l’horizon saigne de la Imnière.
Demain je conduirai mon char dans la carrière,
Faisant à mes coursiers blanchir le mors d’airain :

Les deux rênes de cuir durci ceignant mes reins,
J’exercerai leur fougue à contourner la borne,
Sans que les rayons verts du quadrige s’écornent,
Malgré les sauts hardis de leur galop ailé.


Fidèles compagnons de mes chasses, allez
Dans vos foyers bénis goûter la paix des songes ;
Que la couche dorée où vos membres s’allongent,
Endorme la fatigue et les chagrins amers,
Et berce pour un temps les désirs de la chair.
Allez, et ne cessez de chanter notre reine,
L’innocente Diane à la beauté sereine.

Le cortège s’éloigne lentement.
Demeuré seul, Hippolyte se recueille et prie.

Fille de Jupiter et de Latone entends
Battre le simple amour d’un cœur compatissant
Aux palpitations des souffrances terrestres.
Tandis que nos guerriers luttent dans la palestre,
Nus comme les héros, frottés d’huile, essoufflés
D’avoir étreint des corps entre leurs bras gonflés,
Je dépose, à genoux aux pieds de ta statue

Triomphante de gloire et de grâce vêtue,
Cette gerbe d’épis et ce bouquet de lys.
Aucune Galatée, aucune Amaryllis,
Malgré le sot troupeau de leurs bergers serviles
Et leurs prêtres en rut qui pleurent dans les villes,
Aucune entremetteuse au sourire menteur,
N’aura jamais reçu de ses adorateurs
Un plus riche présent sur la terre féconde
Que ce bouquet de lys et cette gerbe blonde.
J’ai cueilli la candeur du lys parmi les blés,
Dans un joyeux vallon, que n’ont jamais troublé
Ni la dent des troupeaux, ni le fer des faucilles ;
Les hautes herbes sous le vent tremblent et cillent ;
L’abeille diligente y vient seule au printemps
Déguster le pollen du calice odorant.
Un ruisseau vagabond, lamellé de fougères,
Chante le frais émoi de sa course légère,
Et l’aimable pudeur ombre les durs rochers.


Dans ton sentier intérieur j’ose marcher.
J’ai macéré ma chair au jeu du discobole ;
Mon âme a revêtu l’innocente auréole,
Qui cercle de rayons l’aurore de mon cœur ;
Ma gloire est suspendue aux palmes du vainqueur.

Daigne te réjouir, respectable déesse,
Des festons précieux que mon zèle te tresse,
Au vertueux matin d’un Avril fortuné.
Diane la très belle, ô reine de Limné,
Je ne sais qu’honorer les Esprits tutélaires,
Et poursuivre le Mal jusque dans ses repaires,
Hardiment escorté d’un cortège d’amis.
Mais l’idéal splendide est encore endormi
Chez ceux-ci terrassés en leur science d’hommes.
Jusqu’à ce qu’élevant de la terre où nous sommes
Leurs faibles yeux fixés aux champs des voluptés,
Vers l’intime sommet où fleurit ta Beauté,
Ils découvrent la loi du cœur, la loi féconde,
Dont la clarté doit rénover l’ordre du monde,
— Ils couleront leurs jours dans les plaisirs charnels.


Car tous ayant sucé le mal originel
Et laissé s’envaser l’océan de vos âmes,
En mouillant votre bouche à l’haleine des femmes,
Vous n’allez plus guetter dans vos propres forêts
Le passage haletant des rapaces méfaits.
Vous ne découplez plus les honnêtes molosses
Devant le noir troupeau de vos désirs féroces.
Ils croissent dans votre ombre, assiègent vos blancheurs,

Ces fauves que nourrit le crime intérieur,
Et les lynx corrompus, mêlés aux louves blêmes,
Hurlent à votre vie et gueulent en vous-mêmes.
Ô peuple impénitent ! Ô lâches citoyens !
Vous n’allez plus capter le flot céruléen
Dans les filets ancrés au bord du sable jaune.
Les soirs de Mai, quand on entend sauter les Faunes
Dans la clairière et les genêts, vous n’allez pas
Derrière un chêne vert épier pas à pas
La corne de leur front, ou leur sabot de chèvre.
Non, vous frôlez des seins et vous mordez des lèvres.
Des bandeaux odorants pressent vos cheveux noirs,
Et malgré l’âpre Hiver qui vous tend son miroir,
Vous écoutez tomber du fond du gynécée
Chaque rose du Temps et chaque heure tressée,
Et l’âme qu’exhala l’ancêtre valeureux
Pleure dans vos soupirs lascifs, tas d’amoureux !

Il se tourne vers le temple de Vénus qui domine Trézène.

Amour, Amour, ton front est las, ton geste est grave.
Tu rives le boulet et la chaîne d’esclave
Au pied de l’humble Joie ou du bruyant Plaisir ;
Ton vol pesant plane sur l’âme et ne peut fuir

Dans la nuit du passé vers la forêt lointaine.
L’anneau d’airain qui mord ton doigt, étrangle et gaîne
L’orbe de notre ciel d’un nimbe de douleur,
Et ton baiser salit, acide et corrupteur,
Notre enfance attardée à la porte des Songes.


Amour, je détruirai ta flamme qui s’allonge
Au-dessus des trépieds, bleue avec un fil d’or.
Amour, j’écraserai l’étincelle qui mord
Le flambeau nuptial et la torche novice ;
Je bannirai du cœur ta lumière factice,
Amour, et submergeant tes fièvres sous ma paix,
Je garderai le Monde en moi, car je te hais.

La nuit est venue. Les premières étoiles s’allument dans le ciel.

Mais un regard d’argent pleure sur mes paroles,
Et ma gerbe de lys s’effeuille au vent d’Éole.
Là-bas, faisant surgir du flot corinthien
Ton croissant délié, lentement tu deviens,
Ô très chaste Phébé, plus claire en ton aurore.
Tu grandis au-dessus de la vague sonore,
D’heure en heure, et ton vol s’élargit dans les cieux,

Comme monte ta grâce en mon cœur radieux.
Tandis que le sommeil m’incline vers son ombre,
Garde-moi de Vénus et des Puissances sombres
Qui cachent dans la Nuit leurs lubriques plaisirs :
J’entendrai s’accoupler leurs rondes sans pâlir,
À travers la clameur des appels hypocrites,
Et ne tournerai pas la tête vers leur fuite.


Car, perdu dans les bois scélérats, à jamais
Je veux bander mon arc sur mes instincts mauvais.
J’éteindrai dans le sang la flamme de mon glaive.
Vengeur, je surprendrai les monstres dans leur rêve
Et leur ferai vomir leur âme entre mes mains,
Dieu des forêts, je veux délivrer les humains
Des coupables dragons que nos haines engraissent.
Je veux peser du poids de toute ma jeunesse
Sur la tête de l’hydre et le corps du serpent.
Je casserai les reins aux scytales rampants,
Après avoir vêtu l’innocence d’Hercule.
Du Couchant au Levant, de l’Aube au Crépuscule
Je veux chasser le Mal des halliers de l’Esprit ;
Clarifier les bois, emmuseler la Nuit,
Et pour que le Soleil en nous seuls se reflète,
Je veux tuer, je veux tuer toutes les bêtes.

Une voix douce et triste se fait entendre.

Mon fils ! mon bien aimé ! longtemps encor ta voix
Sera vaine. Il n’est plus de Trézène pour toi,
Et le monstre insoumis que vos vagues soulèvent,
Demain broiera tes os au tournant de la grève.
Les générations verront d’autres guerriers
Courber sur le chemin d’Argos leur front altier.
Il faudra bien du sang, bien des morts vengeresses,
Pour que la Bête meure et que l’Aurore naisse…