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Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Profondes eaux des laques

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Georges Crès et Cie (p. 56-58).

Sinon, venez tout au fond des


PROFONDES EAUX


DES LAQUES.

Il n’y a plus de glacis impénétrable : vos yeux ne heurtent pas un éclat, mais d’eux-mêmes, attirés comme en les étangs mouvants d’autres yeux, ils plongent…

Songez bien qu’ici rien n’est pris en masse brutalement : rien n’est ici brusquement pétrifié contre le temps. La surface est une peau visqueuse et lisse, et qui se souvient d’avoir été sève, et végétale, et d’avoir coulé, salive résineuse, des lèvres taillées dans un tronc. Le vernis et le baume, étalés peinture après peinture et pinceau après pinceau durant des journées d’artisan et des mois et des années, continuent de vivre là-dedans. Certaines des couleurs primitives ont sombré ; elles sont bues et disparaissent. D’autres qu’on aurait cru absentes émergent après quelques cents ans : ce sont les bruns couvés par la durée : plus légers et plus somptueux que les noirs : ils surnagent. D’autres rouleront longtemps entre deux eaux. Il se fait de lourds courants dans cette matière en osmose, qui ne cesse jamais de fluer, de filtrer, de dialyser…

Et, penchés sur ces eaux, regardez bien : voici les mêmes habitants que du monde de porcelaine : vous retrouvez ces femmes longues et ces enfants ronds ; mais on les sent ici tous pénétrés d’une plus grave existence. Ils procèdent très lentement, certes ; mais ils voguent, ils vont. Leurs gestes sont conduits par les mystérieux courants balsamiques. Et comme dans un sommeil épais, ils ont les deux pieds et les deux mains et les épaules, les genoux et la bouche encollés par la résine brune. Ils bougent si confusément que vous diriez qu’ils sont noyés, englués…

Non, non. Ils participent à la vie des essences et de la sève. Leur demeure est un limbe enténébré d’opiums épais. Ils sont ivres de leurs baumes…

Ceux-là, vous pouvez les envier sans crainte d’un réveil désenchanté : ils dorment et vivent plus sourdement et plus profondément que nous.