Petites Misères de la vie conjugale/1/14

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LA MISÈRE DANS LA MISÈRE.


axiome.

La misère fait des parenthèses.


exemple.

On a diversement parlé, toujours en mal, du point de côté ; mais ce mal n’est rien, comparé au point dont il s’agit ici, et que les plaisirs du regain conjugal font dresser à tout propos, comme le marteau de la touche d’un piano. Ceci constitue une misère picotante, qui ne fleurit qu’au moment où la timidité de la jeune épouse a fait place à cette fatale égalité de droits qui dévore également le ménage et la France. À chaque saison ses misères !…

Caroline, après une semaine où elle a noté les absences de monsieur, s’aperçoit qu’il passe sept heures par jour loin d’elle. Un jour, Adolphe, qui revient gai comme un acteur applaudi, trouve sur le visage de Caroline une légère couche de gelée blanche. Après avoir vu que la froideur de sa mine est remarquée, Caroline prend un faux air amical dont l’expression bien connue a le don de faire intérieurement pester un homme, et dit : ─ Tu as donc eu beaucoup d’affaires, aujourd’hui, mon ami ?

— Oui, beaucoup !

— Tu as pris des cabriolets ?

— J’en ai eu pour sept francs…

— As-tu trouvé tout ton monde ?…

— Oui, ceux à qui j’avais donné rendez-vous…

— Quand leur as-tu donc écrit ? L’encre est desséchée dans ton encrier : c’est comme de la laque ; j’ai eu à écrire, et j’ai passé une grande heure à l’humecter avant d’en faire une bourbe compacte avec laquelle on aurait pu marquer des paquets destinés aux Indes.

Ici, tout mari jette sur sa moitié des regards sournois.

— Je leur ai vraisemblablement écrit à Paris…

— Quelles affaires donc, Adolphe ?…

— Ne les connais-tu pas ?… Veux-tu que je te les dise ?… Il y a d’abord l’Affaire Chaumontel…

— Je croyais monsieur Chaumontel en Suisse…

— Mais n’a-t-il pas ses représentants, son avoué ?…

— Tu n’as fait que des affaires ?… dit Caroline en interrompant Adolphe.

Elle jette alors un regard clair, direct, par lequel elle plonge à l’improviste dans les yeux de son mari : une épée dans un cœur.

— Que veux-tu que j’aie fait ?… de la fausse monnaie, des dettes, de la tapisserie ?…

— Mais, je ne sais pas. Je ne peux rien deviner, d’abord ! Tu me l’as dit cent fois : je suis trop bête.

— Bon ! voilà que tu prends en mauvaise part un mot caressant. Va, ceci est bien femme.

— As-tu conclu quelque chose ? dit-elle en prenant un air d’intérêt pour les affaires.

— Non, rien…

— Combien de personnes as-tu vues ?

— Onze, sans compter celles qui se promenaient sur les boulevards.

— Comme tu me réponds !

— Mais aussi tu m’interroges comme si tu avais fait pendant dix ans le métier de juge d’instruction…

— Eh bien ! raconte-moi toute ta journée, ça m’amusera. Tu devrais bien penser ici à mes plaisirs ! Je m’ennuie assez quand tu me laisses là, seule, pendant des journées entières.

— Tu veux que je t’amuse en te racontant des affaires ?…

— Autrefois, tu me disais tout…

Ce petit reproche amical déguise une espèce de certitude que veut avoir Caroline touchant les choses graves dissimulées par Adolphe. Adolphe entreprend alors de raconter sa journée. Caroline affecte une espèce de distraction assez bien jouée pour faire croire qu’elle n’écoute pas.

— Mais tu me disais tout à l’heure, s’écrie-t-elle au moment où notre Adolphe s’entortille, que tu as pris pour sept francs de cabriolets, et tu parles maintenant d’un fiacre ? Il était sans doute à l’heure ? Tu as donc fait tes affaires en fiacre ? dit-elle d’un petit ton goguenard.

— Pourquoi les fiacres me seraient-ils interdits ? demande Adolphe en reprenant son récit.

— Tu n’es pas allé chez madame de Fischtaminel ? dit-elle au milieu d’une explication excessivement embrouillée où elle vous coupe insolemment la parole.

— Pourquoi y serais-je allé ?…

— Ça m’aurait fait plaisir ; j’aurais voulu savoir si son salon est fini…

— Il l’est !

— Ah ! tu y es donc allé ?…

— Non, son tapissier me l’a dit.

— Tu connais son tapissier ?…

— Oui.

— Qui est-ce ?

— Braschon.

— Tu l’as donc rencontré, le tapissier ?…

— Oui.

— Mais tu m’as dit n’être allé qu’en voiture ?…

— Mais, mon enfant, pour prendre des voitures, on va les cherc…

— Bah ! tu l’auras trouvé dans le fiacre…

— Qui ?

— Mais, le salon — ou — Braschon ! Va, l’un comme l’autre est aussi probable.

— Mais tu ne veux donc pas m’écouter ? s’écrie Adolphe en pensant qu’avec une longue narration il endormira les soupçons de Caroline.

— Je t’ai trop écouté. Tiens : tu mens depuis une heure, comme un commis-voyageur.

— Je ne dirai plus rien.

— J’en sais assez, je sais tout ce que je voulais savoir. Oui, tu me dis que tu as vu des avoués, des notaires, des banquiers : tu n’as vu personne de ces gens-là ! Si j’allais faire une visite demain à madame de Fischtaminel, sais-tu ce qu’elle me dirait ?

Ici, Caroline observe Adolphe ; mais Adolphe affecte un calme trompeur, au beau milieu duquel Caroline jette la ligne pour pêcher un indice.

— Eh bien ! elle me dirait qu’elle a eu le plaisir de te voir… Mon Dieu ! sommes-nous malheureuses ! Nous ne pouvons jamais savoir ce que vous faites… Nous sommes clouées là, dans nos ménages, pendant que vous êtes à vos affaires ! Belles affaires !… Dans ce cas-là, je te raconterais, moi, des affaires un peu mieux machinées que les tiennes !… Ah ! vous nous apprenez de belles choses !… On dit que les femmes sont perverses… Mais qui les a perverties ?…

Ici, Adolphe essaie, en arrêtant un regard fixe sur Caroline, d’arrêter ce flux de paroles. Caroline, comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, reprend de plus belle et avec l’animation d’une coda rossinienne.

— Ah ! c’est une jolie combinaison ! mettre sa femme à la campagne pour être libre de passer la journée à Paris comme on l’entend. Voilà donc la raison de votre passion pour une maison de campagne ! Et moi, pauvre bécasse, qui donne dans le panneau !… Mais vous avez raison, monsieur : c’est très-commode, une campagne ! elle peut avoir deux fins. Madame s’en arrangera tout aussi bien que monsieur. À vous Paris et ses fiacres !… à moi les bois et leurs ombrages !… Tiens, décidément, Adolphe, cela me va, ne nous fâchons plus…

Adolphe s’entend dire des sarcasmes pendant une heure.

— As-tu fini, ma chère ?… demande-t-il en saisissant un moment où elle hoche la tête sur une interrogation à effet.

Caroline termine alors en s’écriant : ─ J’en ai bien assez de la campagne, et je n’y remets plus les pieds !… Mais je sais ce qui m’arrivera : vous la garderez, sans doute, et vous me laisserez à Paris. Eh bien ! à Paris, je pourrai du moins m’amuser pendant que vous mènerez madame de Fischtaminel dans les bois. Qu’est-ce qu’une villa Adolphini où l’on a mal au cœur quand on s’est promené six fois autour de la prairie ? où l’on vous a planté des bâtons de chaise et des manches à balai, sous prétexte de vous procurer de l’ombrage ?… On y est comme dans un four : les murs ont six pouces d’épaisseur ! Et monsieur est absent sept heures sur les douze de la journée ! Voilà le fin mot de la villa !

— Écoute, Caroline…

— Encore, dit-elle, si tu voulais m’avouer ce que tu as fait aujourd’hui ?… Tiens, tu ne me connais pas : je serai bonne enfant, dis-le moi !… Je te pardonne à l’avance tout ce que tu auras fait.

Adolphe a eu des relations avant son mariage ; il connaît trop bien le résultat d’un aveu pour en faire à sa femme, et alors il répond : ─ Je vais tout te dire…

— Eh bien ! tu seras gentil… je t’en aimerai mieux !

— Je suis resté trois heures…

— J’en étais sûre… chez madame de Fischtaminel ?…

— Non, chez notre notaire, qui m’avait trouvé un acquéreur ; mais nous n’avons jamais pu nous entendre : il voulait notre maison de campagne toute meublée, et, en sortant, je suis allé chez Braschon pour savoir ce que nous lui devions…

— Tu viens d’arranger ce roman-là pendant que je te parlais !… Voyons, regarde-moi !… J’irai voir Braschon demain.

Adolphe ne peut retenir une contraction nerveuse.

— Tu ne peux pas t’empêcher de rire, vois-tu ! vieux monstre !

— Je ris de ton entêtement.

— J’irai demain chez madame de Fischtaminel.

— Eh ! va où tu voudras !…

— Quelle brutalité ! dit Caroline en se levant et s’en allant son mouchoir sur les yeux.

La maison de campagne, si ardemment désirée par Caroline, est devenue une invention diabolique d’Adolphe, un piége où s’est prise la biche.

Depuis qu’Adolphe a reconnu qu’il est impossible de raisonner avec Caroline, il lui laisse dire tout ce qu’elle veut.

Deux mois après, il vend sept mille francs une villa qui lui coûte vingt-deux mille francs ! Mais il y gagne de savoir que la campagne n’est pas encore ce qui plaît à Caroline.

La question devient grave : orgueil, gourmandise, deux péchés de moins y ont passé ! La nature avec ses bois, ses forêts, ses vallées, la Suisse des environs de Paris, les rivières factices ont à peine amusé Caroline pendant six mois. Adolphe est tenté d’abdiquer, et de prendre le rôle de Caroline.