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Philippe de Morvelle/02

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PHILIPPE DE MORVELLE.

SECOND FRAGMENT.[1]

Une Élection au Bailliage de Quingey.


Le 5 mars 1789, la petite ville de Quingey, chef-lieu du bailliage de ce nom, dans la province de Franche-Comté, ville ordinairement paisible et qu’on aurait pu croire à peu près déserte, offrait un spectacle très animé. Des groupes d’oisifs et de curieux encombraient la principale rue, où l’on voyait, de quart d’heure en quart d’heure, passer et se croiser des voitures et des gens à cheval. Ces groupes étaient surtout nombreux aux extrémités de la rue, qui, de part et d’autre, aboutissait à la grande route, et devant la porte des deux principales auberges : le Soleil d’Or, et les Quatre-Vents. Chaque étranger qui arrivait et mettait pied à terre, excitait dans la foule un redoublement de curiosité ; on examinait avec attention son équipage et sa figure, et l’on s’entretenait avec chaleur du grand évènement qui allait avoir lieu. Des marchands ambulans, profitant, dans l’intérêt de leur commerce, de cette affluence extraordinaire et de la disposition des esprits, étalaient leurs pacotilles sur des tables, et criaient pour attirer les chalands. Des chanteurs de complaintes allaient et venaient comme dans une foire ; mais au lieu du fameux cantique de Geneviève de Brabant, ils chantaient sur le même air une chanson non moins bien versifiée, et qui commençait par ces mots

« Messieurs du tiers état, réunissons-nous… »
En effet, l’on aurait pu se croire à l’ouverture de la grande foire de Quingey, célèbre à dix lieues à la ronde, si tous les nouveaux arrivans, qui traversaient la ville et descendaient aux auberges, n’eussent pas offert dans leurs costumes les signes distinctifs du gentilhomme : l’épée et le chapeau galonné. C’était toute la noblesse du bailliage qui se réunissait pour procéder le lendemain à l’élection d’un député aux états-généraux. Les électeurs de la montagne venaient à cheval, suivis d’un seul valet, ou dans de petites voitures basses et tout ouvertes par le côté, suivant la mode du pays ; ceux de la plaine, et surtout les gens de familles parlementaires, avaient des équipages plus élégans et des laquais en grande livrée. Le comte de Morvelle, selon l’usage de la haute société parisienne, où la simplicité était de bon ton, arriva dans sa chaise de voyage, et se rendit d’abord chez le bailli de Quingey, personnage à qui ses fonctions donnaient en ce jour une grande importance, et avec qui le comte, dans l’intérêt de sa candidature, entretenait, depuis deux mois, une correspondance assez active. Il se trouvait alors dans son cabinet d’audience, où M. de Morvelle, après s’être nommé, fut sur-le-champ introduit.

C’était une pièce plus longue que large, dont le fond était occupé par une estrade fermée d’une petite grille en bois, et surmontée d’un grand bureau. Le magistrat était assis dans cette espèce de sanctuaire, sur les murs duquel s’élevaient en étages des rayons chargés de livres, de registres et de liasses de papiers. Le reste de la chambre n’avait pour ameublement qu’un poële de fonte, deux grands fauteuils, et des bancs recouverts de cuir tout luisant par suite du long usage qu’ils avaient fait.

Au nom de M. le comte de Morvelle, le magistrat, quittant son estrade, s’avança d’un air empressé vers la porte du cabinet, et le comte vit pour la première fois un homme qui ne lui était connu que par ses lettres et par sa réputation d’habileté en affaires. Il était d’une taille ramassée et d’une complexion épaisse ; sa figure, très large et très rouge, lui donnait, au premier aspect, un air de bonhomie ; mais un regard fin qu’il dirigeait en-dessous vers son interlocuteur, et un demi-sourire qui se dessinait aux deux coins de sa bouche, ne tardaient pas à dévoiler un esprit plus rusé que ne semblaient le comporter sa tournure matérielle et la vulgarité de son langage. — Oh ! vraiment, monsieur le comte, dit-il avec un accent comtois très prononcé, allongeant toutes les voyelles brèves et traînant la voix sur l’avant-dernière syllabe de chaque membre de phrase ; vraiment oui, je m’occupais de vous, c’est-à-dire de mon dernier supplément à la liste de messieurs les électeurs. La voilà close enfin, grace à Dieu : voyez ! Mon bureau est couvert de titres, d’actes d’inféodation, de brevets, de charges portant noblesse ; il faut regarder de près tout cela ; si tous les noms étaient aussi anciens que le vôtre, nous n’aurions pas tant de peines à prendre.

— Je suis sûr, monsieur, répondit le comte sans paraître sensible à cette flatterie, qu’aucun titre faux ou insuffisant n’échapperait à votre sagacité. J’arrive un peu tard pour un candidat, faute d’avoir fait entrer en ligne de compte les accidens de voyage. J’aurais dû être ici avant tous les autres, mais n’y pensons plus. Savez-vous quelque chose de définitif sur les dispositions de ces messieurs ?

— Oh ! mais, reprit le bailli, il y a là, comme en tout, du pour et du contre. On dit que vous avez un beau nom, et que pour l’honneur vous êtes sans reproche ; mais on dit aussi que vous pourriez bien adhérer au doublement du tiers.

— Oui, certes, dit le comte, j’y adhère.

— Et c’est là le mal, répliqua le bailli, c’est là le mal ; ou plutôt il n’y en aurait aucun, si, tout en adhérant, puisque c’est votre idée, vous laissiez croire à ces messieurs que…

— Non, repartit M. de Morvelle avec vivacité, un homme d’honneur doit avoir le courage d’avouer son opinion, et je l’aurai.

— C’est à merveille, dit le bailli d’un ton ironique ; mais voyez-vous, monsieur le comte, qui veut la fin veut les moyens : vous y réfléchirez ; le plus pressé est de vous mettre en rapport avec certaines personnes qui, selon moi, feront la pluie et le beau temps dans l’assemblée d’élection. C’est d’abord M. de la Planchotte, ancien grand-bailli d’Amont, puis M. le président à mortier Laurencin de la Grange-aux-Poules, MM. Les conseillers de Grand-Claude et de Petit-Claude, enfin MM. Zozo et Fanfan de Bretigney, M. Fifi de Saint-Gigoux, et M. Toto de Belcombe, tous gens de grand mérite, et qui, de près ou de loin, tiennent à messieurs du parlement.

Le comte ne put s’empêcher de dire en souriant : — Voilà de singuliers prénoms !

— Monsieur, reprit le bailli sans s’émouvoir, c’est la coutume de Franche-Comté de conserver les petits noms d’enfance ; cela entretient d’agréables souvenirs, et pour ma part je l’approuve fort. Mais pendant que nous causons, le temps presse : midi ! pardieu ! c’est l’heure du dîner ! Voudriez-vous me faire l’honneur de partager le mien ?

Le comte, sentant qu’un refus de sa part mettrait fin à l’entrevue, accepta sans balancer, et continua : — Monsieur le bailli, vous ne me citez, comme importans, que des noms qui appartiennent à la robe ; et la noblesse d’épée, qu’en pensez-vous ?

— J’en pense, monsieur le comte, ce qu’a écrit le prince des orateurs : Cedant arma togœ , c’est-à-dire que l’assemblée fera ce que nos messieurs de robe auront jugé convenable ; et la chose est toute naturelle, l’œil dirige, et le bras exécute. Il n’y aura de récalcitrans que nos chasseurs de loups de la montagne, qui font bande à part et prennent le singulier titre de Société des vieux Comtois.

— Vieux Comtois ! reprit M. de Morvelle, c’est la première fois que j’entends ce nom.

— Oh ! ce sont de très bons gentilshommes, tous nobles de nom et d’armes, mais qui ont des idées de l’autre monde, et y tiennent comme des enragés ; il faut les voir, monsieur le comte, vous les trouverez au Soleil d’Or, et je vous souhaite bonne chance pour ma part.

En ce moment la porte s’ouvrit, et une femme de grande taille, très blonde et très colorée, véritable beauté franc-comtoise, entra dans l’appartement. M. de Morvelle se leva aussitôt : — Non, monsieur le comte, dit le bailli, ce n’est pas la peine, ne vous dérangez pas, c’est ma femme ; — et, s’adressant à la dame, il ajouta : — Femme, M. le comte de Morvelle nous fait l’honneur de dîner ici, entends-tu ? — Elle sortit en faisant une révérence un peu raide, et la conversation continua. Au bout de quelques minutes, une servante vint annoncer le dîner, et après plusieurs cérémonies au passage de la porte, le bailli, pour montrer le chemin à son hôte, marcha devant et le conduisit dans la salle à manger.

Sans faire aucune attention à sa femme, qui se tenait debout près de la table, une serviette au bras, le magistrat prit une chaise, montra de la main au comte celle qui était en face, et s’assit. Le comte de Morvelle parut embarrassé : — C’est la place de madame, dit-il en hésitant.

— Monsieur le comte, répondit le bailli avec le plus grand sérieux, cette place est la vôtre : c’est la coutume de Franche-Comté, que le mari soit servi par sa femme : c’est un usage patriarcal, et, pour ma part je l’approuve fort. Mais je puis y déroger pour aujourd’hui, afin de ne point choquer un hôte qui honore ma maison.

Alors se tournant du côté de la dame, toujours droite et silencieuse : — Femme, dit-il avec son ton habituel d’autorité et sans oublier le refrain qui accompagnait toujours ses allocutions conjugales, femme, puisque M. le comte le permet, tu peux t’asseoir et dîner ; entends-tu ? — Le repas, commencé d’une si étrange manière, s’acheva sans aucun incident remarquable. M. de Morvelle prit congé de son hôte, et se dirigea vers l’hôtel du Soleil d’Or, dont la vieille enseigne venait d’être remplacée par un écusson aux armes de la province, avec ces mots : Au rendez-vous de la noblesse !

En entrant à l’auberge, où son valet de chambre avait déjà répandu le bruit de son arrivée, le comte fut agréablement surpris de trouver deux billets à son adresse qui devaient faciliter beaucoup ses démarches préliminaires auprès de ceux dont il briguait les suffrages. L’un de ces billets lui annonçait que la Société des vieux Comtois se réunirait à trois heures précises au Soleil d’Or, et l’invitait, comme membre d’une très ancienne maison du pays, à faire partie de la réunion. L’autre, signé Laurencin de la Grange-aux-Poules, lui faisait part du désir qu’avaient plusieurs électeurs, de conférer avec lui sur le fait de sa candidature ; le rendez-vous était pour six heures, dans une maison située sur le chemin de Dôle, à peu de distance de la ville.

À l’heure fixée pour le premier de ces rendez-vous, le comte fut introduit dans la grande salle de l’auberge par un valet de chambre botté et éperonné, qui servait d’huissier à la porte. Un vieillard d’une physionomie calme et douce, remplissant, à ce qu’on pouvait croire, les fonctions de président d’âge, vint à la rencontre du candidat, et lui dit : — Monsieur, soyez le bien-venu.

— Monsieur, répondit le comte, je me trouve honoré d’être reçu en si bonne compagnie, et je suis prêt à m’expliquer franchement sur mes intentions et mes principes.

Il prit place dans le cercle irrégulier que formait l’assemblée, et jeta un coup-d’œil sur les personnes qui l’entouraient. Une figure l’étonna par sa singularité : c’était celle d’un homme de moyen âge, qui avait les cheveux courts et sans poudre, une paire de moustaches relevées en barbe de chat, et une épée dont la longueur était peu ordinaire en France. Il ne lui manquait que la cape noire et le pourpoint serré pour être le véritable portrait d’un hidalgo. Le contraste que présentait son costume moitié castillan, moitié français, avait quelque chose de risible, ce qui n’empêchait pas le personnage d’affecter dans ses moindres gestes une gravité imposante.

Pendant les deux ou trois minutes de chuchottemens qui servirent de préliminaires à l’examen solennel que devait subir le candidat : — Est-il de Saint-Georges ? demanda l’un des assistans à son plus proche voisin.

— Sans doute, répliqua celui-ci ; et je puis en répondre, car mon trisaïeul a été le parrain du sien en mil cinq cent nonante-neuf.

Pour l’intelligence de ce propos, il faut savoir qu’en Franche-Comté une pareille question peut tenir lieu d’enquête sur l’ancienneté d’une famille, car l’ordre ou confrérie des chevaliers de Saint-Georges exigeait la preuve de seize quartiers. Enfin le doyen de l’assemblée, M. le vidame de Fauquemont, réclama le silence, et tout le monde se tut.

— Monsieur, dit le vieillard en s’adressant au comte de Morvelle, vous pensez comme nous, je suppose, que le roi a une belle occasion pour se légitimer ?

— Monsieur, répondit le comte, qui, d’après ces derniers mots, crut qu’il avait en face de lui un philosophe à outrance, l’expression est peut-être un peu forte, quoique d’ailleurs je la trouve conforme aux principes rigoureux du Contrat social.

— Monsieur, reprit le vidame, je n’ai pas l’avantage de bien saisir votre réponse. Vous semblez croire qu’il existe un contrat social, c’est-à-dire un traité d’union, consenti d’une part et de l’autre, entre le royaume de France et l’ancien comté de Bourgogne, tandis que nous tous, ici présens, nous réclamons contre l’absence d’un pareil acte. Vous commandez, monsieur, un régiment qui porte le nom de la province : pourrait-elle compter sur vous pour la défense de ses droits ?

— Sans doute, monsieur, répondit le comte, mais en tant que ses droits sont ceux de la France entière, et sauf mon devoir de fidélité comme militaire et comme sujet.

— Monsieur, reprit le vidame, qui est pour la France n’est pas pour nous ; car nous sommes en litige avec elle, nous, membres de la nation comtoise. Et quant au devoir de fidélité……

Le comte, surpris au dernier point, préparait en lui-même sa réponse, lorsqu’un jeune homme, se levant et interrompant l’orateur, dit avec feu : — Je suis d’une famille où l’on se fait enterrer les pieds tournés du côté de la France, afin de protester, même après la mort, contre la conquête de notre pays par Louis xiv, et contre l’anéantissement de nos libertés nationales.

L’homme aux moustaches et à la rapière fit un geste d’approbation. — Pour moi, dit-il d’un ton posé, mais ferme, je suis d’une maison qui tient à honneur d’avoir toujours un de ses membres dans les gardes wallones de sa majesté catholique, et cela pour que l’hommage des Champagnoles envers le roi leur seigneur ne soit jamais interrompu. J’ai achevé mon temps de service ; aujourd’hui c’est le tour de mon frère, et cela durera…

— Permettez, M. de Champagnoles, dit le vidame de Fauquemont, nous sommes ici pour nous entendre sur le fait de la députation aux états-généraux, et non pour raconter notre histoire.

Mais l’ex-garde du corps du roi d’Espagne, loin de se rendre à cette observation, reprit son discours au point précis où il avait été interrompu.

— Et cela durera jusqu’à ce que sa majesté très chrétienne ait acquis, en nous faisant justice, le droit de m’appeler son sujet Don Carlos-Pedro-Fernando Jaquinet, y Bobigny, y Champagnoles, y Tourtonvelle, voilà le nom que je portais dans les gardes wallonnes, et por Dios ! j’irai le reprendre.

— Monsieur, dit le comte de Morvelle en se levant pour sortir, ces propos n’ont absolument rien de commun avec l’objet qui m’a fait venir ici.

— Mille pardons, répliqua le marquis de Champagnoles ; cela veut dire, monsieur le comte, que je couperais ma main droite, si je croyais qu’à l’élection de demain elle pût voter pour un franciot.

Ce sobriquet de mépris, qui ne se trouve plus guère aujourd’hui que dans la bouche des paysans comtois, fit monter le rouge au visage du comte de Morvelle. — Messieurs, dit-il en s’adressant à l’assemblée, il se traite ici des questions et il se dit des choses qui touchent à l’honneur, je me retire ; mais, si monsieur y consent, nous pourrons nous revoir ailleurs.

Le semi-Castillan passa la main sur sa moustache ; mais avant qu’il ouvrît la bouche, le doyen de la réunion lui dit avec dignité : — M. de Champagnoles, je vous interdis de répondre ; il ne convient pas qu’un dissentiment politique dégénère en querelle personnelle. M. le comte de Morvelle, tout homme d’honneur qu’il est, et c’est une justice que nous lui rendons tous, ne peut être le candidat des vieux Comtois ; lui-même reconnaît que nos opinions ne s’accordent pas avec les siennes : ainsi la séance est levée.

Cette première épreuve des tribulations de la candidature avait mis le comte de Morvelle dans un véritable état d’irritation ; il sortit de l’auberge pour prendre l’air. En se promenant à grands pas, il disait entre ses dents. « Ce fat impertinent méritait une leçon ; qui diable m’aurait dit que je trouverais ici de loyaux sujets du roi catholique, et que je serais au moment de croiser mon épée avec une rapière espagnole ? En vérité, ils sont fous à lier, avec leur nation comtoise ; mais grace à Dieu, il y a d’autres têtes que celles-là dans l’assemblée d’élection. » Cette pensée et la fraîcheur du soir lui rendirent le calme dont il avait besoin pour son second rendez-vous. Il tira sa montre, et s’achemina aussitôt vers la maison qu’on lui avait désignée.

L’assemblée qui s’y trouvait réunie était beaucoup plus nombreuse que la précédente, et le local lui-même présentait dans ses dispositions matérielles un ordre tout-à-fait imposant. Les sièges étaient rangés avec la plus grande symétrie : à l’un des bouts se trouvaient une table à écrire et le grand fauteuil destiné au président ; la place du candidat était marquée à l’autre bout, et directement en face ; une écritoire et des feuilles de papier, placées sur le bureau, annonçaient l’intention, soit de prendre des notes, soit de rédiger le procès-verbal de la séance. On voyait que l’esprit judiciaire, avec sa régularité magistrale, dominait dans cette réunion.

Après les salutations, où brilla dans toute son emphase la civilité provinciale, le fauteuil de la présidence fut occupé par celui des assistans que son titre semblait y appeler, M. le président à mortier Laurencin de la Grange-aux-Poules. C’était un homme d’environ cinquante ans, remarquable par sa taille longue et mince et par une raideur singulière, qui pourtant ne manquait pas de noblesse ; sa physionomie était grave jusqu’à l’impassibilité, sa parole facile, mais monotone et d’une lenteur qui avait quelque chose de mesuré ; ses moindres discours étaient accompagnés d’un geste oratoire de la main droite, qu’on aurait pu croire destiné à en marquer la cadence. En un mot il présentait, dans sa forme la plus pure, le type original du magistrat franc-comtois.

Lorsque tout le monde fut assis, il y eut un moment de silence, pendant lequel la gravité du président parut se communiquer à l’assemblée. Puis, M. de la Grange-aux-Poules, levant le bras en même temps qu’il ouvrait la bouche, s’adressa ainsi au candidat placé en face de lui :

— Monsieur, la portion de l’assemblée électorale qui vient de m’appeler à l’honneur de porter la parole en son nom, désire savoir quel est votre sentiment sur l’ordonnance du 23 septembre qui double la représentation du tiers-état.

— Monsieur, répondit le comte de Morvelle, je la crois fondée en droit et en raison.

— En raison, monsieur ! admettez-vous le principe de l’égalité entre les trois ordres ?

— Très certainement ! monsieur, et je pense qu’aucun des ordres ne doit être considéré comme inférieur aux autres.

— Eh bien ! monsieur, de cette égalité de droits que vous établissez entre les trois ordres, résulte logiquement l’égale représentation de chacun d’eux : la conséquence est rigoureuse. —

Grace à l’argumentation toute scolastique de son interlocuteur, le comte venait de s’enferrer lui-même. Il s’en aperçut un peu tard, et crut prendre sa revanche en s’élevant à des considérations philosophiques, en établissant qu’il y avait un point de vue supérieur à celui de la distinction des ordres, le point de vue de l’unité nationale ; mais il fut arrêté presque aussitôt par le président, qui lui dit : — Monsieur, le mandat que vous sollicitez n’est pas celui d’un Lycurgue ou d’un Solon, c’est celui d’un loyal représentant de la noblesse de France aux états-généraux du royaume. Ou cette sollicitation implique de votre part la reconnaissance en droit comme en fait de l’antique séparation des trois ordres, ou nous n’avons rien à nous dire. —

Avant que le comte pût répondre à cette interpellation, l’un des plus notables assistans, M. le conseiller de Grand-Claude, ajouta d’une voix criarde : — Monsieur, il s’agit de réformes dans l’état, et nullement de révolutions ; il s’agit d’améliorer, et non d’innover en quoi que ce soit : c’est la teneur expresse de nos cahiers.

— D’accord, messieurs, répondit le comte du ton satisfait d’un homme qui croit avoir trouvé un argument sans réplique, d’accord ; mais au moment d’entreprendre la réparation d’un vieil édifice, n’est-il pas sage de prévenir le cas où les murailles crouleraient sous le marteau, et de songer au plan d’après lequel il conviendrait alors de rebâtir à neuf ?

Ces paroles étaient à peine prononcées, que le président reprit avec son imperturbable gravité : — Monsieur le comte, pour parvenir à nous entendre, nous devons être clairs ; si j’osais vous adresser une requête, ce serait celle de parler sans figures.

Il fallut à M. de Morvelle toute la longanimité d’un candidat pour ne rien laisser voir de l’humeur que lui causait cette chicane. Reprenant aussitôt son discours, et remontant aux sources même du droit naturel, et à l’origine des sociétés, il débita, avec une grande facilité d’élocution, tout ce que dix ans de conversations, à défaut d’études, lui avaient appris en politique. Mais, malgré le talent de l’orateur, l’assemblée resta impassible. Les théories élevées et absolues de la philosophie parisienne venaient échouer contre le bons sens fortement carré de l’esprit comtois et les habitudes formalistes de l’esprit parlementaire. Il n’y eut plus ni objections ni réplique, et le comte, s’apercevant qu’il prêchait dans le désert, s’arrêta lui-même et cessa de parler.

— Monsieur, dit alors le président qu’une forte distraction venait de saisir, et qui se croyait à l’audience, la cour vous donne acte ; et, se reprenant aussitôt, — l’assemblée vous remercie des explications que vous avez bien voulu lui donner.

Tout le monde se leva, et le comte sortit de cette seconde épreuve aussi mécontent que de la première. « Quelles gens ! disait-il, bon Dieu ! quelles gens ! Avec les uns il faut finir par se battre ; les autres ergotent comme des pédans, chicanent comme des procureurs, et puis s’endorment. Je crois que leurs têtes ont été taillées dans les carrières du Jura, c’est de la roche… c’est du granit… »

Au milieu de ces réflexions peu agréables, le comte de Morvelle se vit accoster dans la rue par un homme qui le salua avec un ton de parfaite politesse : — Ah ! monsieur, lui dit cet homme, ils ne vous comprennent pas ; que vous avez dû souffrir au milieu de ces esprits épais ! Moi-même j’ai bien souffert pour vous. En effet, à la faveur du clair de lune, le comte reconnut l’un des assistans, dont la mise et les manières élégantes, au milieu d’une foule de tournures empesées et de costumes de mauvais goût, avaient attiré son attention.

Malgré une taille avantageuse, l’inconnu avait dans toute sa personne quelque chose d’efféminé ; ses traits fins, mais pâles et un peu ridés, prenaient, dès qu’il ouvrait la bouche, une expression caressante ; il portait un jabot et des manchettes du plus beau point d’Angleterre, des bagues à plusieurs de ses doigts, et de petites boucles d’or à ses oreilles. Quoique ce genre de figure ne fût pas celui qui, au premier aspect, plaisait le mieux au comte de Morvelle, il répondit en homme du monde aux avances de l’étranger, et une conversation suivie s’établit entre eux.

— Monsieur, dit l’inconnu, ne croyez pas que les deux coteries que vous avez vues, règnent sur l’assemblée d’élection. Il y a des hommes sans préjugés, de véritables indépendans, et ceux-là, monsieur, vous sont acquis, je m’en porte garant ; vous en jugerez vous-même, si vous nous faites l’honneur de souper avec nous.

Le comte hésitait à répondre à cette brusque proposition, mais sa nouvelle connaissance lui assura qu’une invitation en forme devait se trouver à son hôtel, et l’intérêt de sa candidature acheva de dissiper ses scrupules. Il suivit donc l’inconnu, qui prit le chemin de l’auberge des Quatre-Vents, où les indépendans avaient établi leur quartier. — Monsieur, dit l’homme aux boucles d’oreilles, pendant qu’ils cheminaient ensemble, voici l’aurore d’un beau jour ; l’ère de la faveur est à sa fin, et celle du mérite commence. Quelle carrière pour un homme comme vous !

Le comte s’excusa très franchement d’avoir la moindre pensée d’ambition personnelle.

— Je vous crois, monsieur, reprit son guide, mais je ne vous approuve pas, pardonnez-le-moi ; la fortune doit être le prix du talent, et du talent seul ; c’est à l’homme qui sent ce qu’il vaut de le proclamer, et, pour ma part, s’il y a lieu, j’en aurai le courage. Il me faut 30,000 livres de rente, je ne crois pas valoir moins que cela.

Cette naïveté de dépravation causa au comte de Morvelle un sentiment de dégoût qu’il aurait eu peine à contenir, sans la crainte de ruiner par un mot le dernier appui de sa frêle candidature. Il oubliait qu’à une autre époque des pensées fort analogues à celle de pêcher en eau trouble, avaient occupé et amusé son imagination ; mais, grace à un heureux changement de fortune, ses désirs avaient pris un meilleur cours, si bien qu’il pouvait maintenant se vanter, en toute franchise, d’être un vrai philosophe, un homme à principes, sans autre but que le triomphe des trois ou quatre idées dont il avait meublé sa tête.

Arrivés à l’auberge, qui de temps immémorial était en rivalité avec celle du Soleil-d’Or, le comte et son introducteur montèrent jusqu’au premier étage, où se trouvait une porte à deux battans : l’inconnu ouvrit sans se faire annoncer, et ils entrèrent dans une salle bien éclairée et remplie d’hommes qui causaient par groupes, les uns assis, les autres debout. Le milieu de la pièce était occupé par une table de vingt à trente couverts, déjà garnie d’un premier service. — C’est Bois-la-Ville, s’écrièrent ensemble plusieurs des convives. Te voilà donc, enfin ! Parbleu, nous ne t’attendions plus, et nous allions nous mettre à table. — Pour toute réponse, M. de Bois-la-Ville dit très haut. ; — Messieurs, monsieur le comte de Morvelle !

À ces mots, les groupes se séparèrent, et tous les convives, se pressant l’un l’autre, formèrent un cercle vers la porte : ceux qui étaient aux premiers rangs s’empressèrent de serrer la main au candidat, et les paroles suivantes sortirent presque à la fois d’une douzaine de bouches : « Monsieur, votre nom, — votre réputation, monsieur, — monsieur, vos principes bien connus — nous faisaient une loi, — un devoir de vous inviter, monsieur, non pour vous faire passer un examen, — pour vous mettre sur la sellette ; — non, monsieur, mais pour vous faire voir que vous avez ici des amis. » Toutes ces démonstrations terminées, le comte fut installé à table à la place d’honneur, chacun s’assit, et le souper commença.

Ce fut alors que M. de Morvelle put observer à loisir ses nouveaux amis politiques. La plupart étaient encore jeunes, et les plus âgés paraissaient affecter la mise et les manières de la jeunesse. Il y avait trois ou quatre uniformes, une croix de Saint-Louis, et plusieurs croix de Malte. Quant aux discours, ils étaient d’assez bon ton, sans éclat de voix, sans accent provincial, quelquefois un peu lestes, souvent hardis et ironiques. Quoique le souper fût, à proprement parler, un banquet politique, la politique ne fut pas tout d’abord le sujet de la conversation. On parla de femmes, de chevaux, de spectacles, de voyages, de pertes au jeu ; on conta des anecdotes plaisantes ou scandaleuses, on s’étendit sur les ridicules de la province, sur les graces du parler comtois, sur la morgue campagnarde et la lourdeur parlementaire. — Oh ! quel ennui ! quelle dose d’ennui ! s’écria l’un des plus jeunes convives : ma chère province, province chérie, je ne serai jamais assez loin de toi !

— Et où t’en iras-tu, mon pauvre Charencey, pour esquiver l’ennui ? dit un officier qui portait l’uniforme du régiment de Bourgogne : ce vieux monde est partout le même, c’est-à-dire assommant. Et puisqu’on parle de faire du neuf, je demande qu’on le mette sens-dessus-dessous ; au diable tout ce qui est, et vive tout ce qui n’est pas !

— Mais ce que tu dis là, chevalier, n’a pas le sens commun, répliqua le marquis de Charencey ; on ne peut retourner le monde comme on retourne un gant ; en fait d’abus, il faut savoir ce que l’on veut réformer.

— Des abus, dit un autre convive, il n’y en a pas de plus crians que la vénalité des charges. Je traite pour une place au parlement, je me crois sûr de l’avoir ; mais j’ai le malheur de perdre au jeu 30,000 francs. Adieu la place et ma carrière de juge ! Il faut que chacun, sans argent, puisse parvenir aux charges, s’il est de naissance à les remplir.

— Et qu’il n’y ait plus de faveurs de cour, dit une autre voix ; vive la noblesse ! au diable la cour !

— La cour ! s’écria un chevalier de Malte ; mais tant qu’il y aura un roi, il y aura une cour, c’est-à-dire des flatteurs, des parasites, des fats qui se croiront seuls nobles, et dépouilleront la noblesse. Qu’est-ce que le roi ? un gentilhomme, et tous les gentilshommes sont égaux. Qu’on le reconnaisse enfin, sinon, au diable !…

— Au diable la noblesse, s’écria l’officier au régiment de Bourgogne, en coupant fort à propos, quoique probablement sans intention, la parole à son ami ; au diable la noblesse ! Elle est trop vieille comme le reste. Il nous faut du nouveau, du nouveau, messieurs, et des députés qui ne reculent pas devant cette grande besogne.

— Oui, sans doute, dit à demi voix l’un des convives, et qui, en y travaillant, n’oublient pas leurs amis.

Ces paroles n’arrivèrent pas jusqu’à M. de Morvelle, dont elles auraient vivement blessé la délicatesse, mais son introducteur les entendit, et jugea prudent alors de changer le cours de la conversation. Jusque-là son rôle avait été de beaucoup sourire et de parler peu, habitude qui lui assurait un bon accueil de la part des gens les plus opposés de caractères et d’opinions. — Messieurs, dit-il, votre esprit s’évapore en boutades qui ne mènent à rien ; il serait temps, selon moi, de prendre les choses par le côté sérieux, et d’en parler sérieusement. Prions M. de Morvelle de nous dire quelle serait à son avis la meilleure constitution.

— Bois-la-Ville a raison, — il a, ma foi, raison. — Bravo ! — Silence ! La parole est à M. de Morvelle, s’écrièrent plusieurs convives.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et les gens de service placèrent sur la table vingt-cinq bouteilles du vin mousseux, célèbre en Franche-Comté sous le nom de casse-tête d’Arbois. La coïncidence d’une pareille entrée en scène avec celle qu’on réclamait de lui, jointe au jugement qu’il ne pouvait s’empêcher de porter sur le caractère peu respectable de la plupart des assistans, causa au comte une expression de gêne qu’il n’avait jamais ressentie devant le plus imposant auditoire. La parole qu’il allait prendre lui semblait comme une profanation de ce qu’il y avait de pur et d’intime dans ses croyances politiques. Mais il était candidat et en face de ses commettans, c’est-à-dire de ses juges ; il devait faire bonne contenance. D’un ton grave qui contrastait avec l’humeur joyeuse de l’assemblée : — Messieurs, dit-il, une vraie constitution libre est celle où la nation est souveraine, où toutes les fonctions publiques sont électives, où tous les pouvoirs sont responsables. Voilà le principe. Quant à l’application…

Un bruit d’aplaudissemens et de bravos couvrit la voix de l’orateur, et ne lui permit pas d’achever sa phrase. — C’est la république, — mais c’est la république ! dirent à la fois plusieurs voix.

— Qu’on lui donne le nom qu’on voudra, reprit le comte, toujours sérieux ; c’est le véritable, le pur gouvernement de droit.

— Et pourquoi, dit l’officier au régiment de Bourgogne, ne pas l’appeler par son nom ? Vive la république ! Il n’y a pas de traître ici. Messieurs, je m’installe président et je pose la question (il vida tout d’un trait le verre qui était devant lui), je pose la question, et je dis : Vous voulez le meilleur gouvernement, donc vous voulez la république, cela va de soi-même ; mais quelle république ? Ici commence la difficulté. Est-ce la république de Sparte, où l’on tuait les enfans mal bâtis ? Est-ce la république romaine, où l’on faisait boire la ciguë aux professeurs d’astronomie ? Est-ce la république romaine, où, de par la loi, tout plébéien était bâtard ? Est-ce la république des cantons suisses, ou celle de Hollande, ou celle des États-Unis, ou celle de Genève, ou celle de Saint-Marin ? Voyons, je vais les mettre aux voix.

— Messieurs, dit vivement le comte de Morvelle, qui souffrait de voir ainsi travestir les graves discussions qui le passionnaient depuis plus de dix ans, — grace pour l’antiquité, c’est un monde de géans ; pour comprendre de pareils hommes, il faudrait approcher de leur taille, et nous en sommes trop loin.

— Eh bien ! soit, dit le président, laissons dormir les anciens, et ne discutons que les modernes. Je propose la république suisse (et il vida une seconde fois son verre, qu’on venait de remplir) : qui veut la république suisse ? Il faut la majorité des suffrages, comme pour l’élection de demain.

— Appuyé ! — Appuyé ! crièrent plusieurs voix confusément. Guillaume Tell ! — Vive Guillaume Tell ! — Quels hommes que ces Suisses ! — Comme ils se battaient ! — Comme ils maniaient la hallebarde ! Ils ont tué à Granson le trisaïeul de mon grand-père ! — Le pauvre homme ! À sa santé ! — Vive la république suisse !

— Un instant, messieurs, dit une voix forte qui domina toutes les autres, je m’oppose… — Et le silence se rétablit.

— Quoi ! messieurs, prendre pour modèle une république de paysans ! voulez-vous mener paître les vaches, devenir fabricans de fromages, et avoir pour musique militaire le son du cornet à bouquin ? — Il se fit de grands éclats de rire, et l’on cria : — Une autre ! — Une autre !

— Messieurs, reprit le président, je mets aux voix la république hollandaise ? — Et il but un troisième verre de vin.

On criait déjà : — Bravo ! — Ruyter ! — de Witt ! quand un opposant se leva, et dit : — Non. La Hollande, c’est trop bourgeois, bourgeois à faire mal au cœur. C’est un pays où l’on peint les arbres en vert, où on les taille en boules, en clochers, en singes, en poissons, en éléphans ; un pays où une femme se croit bien mise, quand elle porte sur sa personne tout l’étalage d’un bijoutier. Et à ce propos permettez-moi de vous parler d’un bal où j’ai figuré à Rotterdam avec la belle des belles, la femme de mon digne ami Myn-Heer Van-Knipelstop. Elle avait au sommet de la tête un petit moulin à vent tout en diamant, dont les ailes se mettaient à tourner dès qu’elle entrait en danse…

Les rires et les bravos interrompirent l’orateur, et l’on cria : — Une autre ! — Une autre !

— Messieurs, dit le président, voici le tour de mon ancienne connaissance, la république des États-Unis…

Le comte de Morvelle éprouva un mouvement de contrariété.

— Messieurs, dit-il, je demande pour ce pays la même grace que pour l’antiquité ; nous avons contribué de nos épées à l’affranchir, et toutes les grandes idées du siècle y ont germé comme sur un sol vierge. Tout ce qu’on peut dire de cette patrie de l’indépendance humaine, c’est de répéter le vœu d’un philosophe, l’abbé Raynal : Cette terre franche et sacrée ne couvrira pas mes os, mais je l’aurai désiré…

La phrase sentimentale de l’abbé philosophe avait besoin, pour produire tout son effet, de rencontrer dans l’auditoire une certaine disposition rêveuse ; mais grace au vin d’Arbois, toutes les têtes, qu’on nous passe l’expression, étaient lancées au grand galop dans une route diamétralement opposée. L’officier au régiment de Bourgogne but son quatrième verre, et dit : — Messieurs, je laisse le fauteuil de président à qui voudra le prendre, et je demande la parole à mon successeur. Pour la république suisse, vous avez dit paysan ; pour la république de Hollande, vous avez dit bourgeois ; moi, messieurs, pour la république américaine, je dis bourgeois gentilhomme.

— Prouvez-le ! — prouvez-le ! — dirent en même temps plusieurs voix ; ce n’est pas tout d’affirmer, il nous faut des preuves.

— Des preuves, reprit l’officier, en voici : j’ai fait la campagne d’Amérique sous M. de Bouillé ; à la première étape, je logeai chez un procureur qui, pour n’être pas confondu avec son frère, le meilleur sellier de la ville, prenait le titre d’écuyer, esquire. Les deux frères ne se voyaient jamais, à cause de la distance des rangs. À la seconde étape, j’eus pour hôte un riche fermier, nommé George Oakam ; je lui parlai des sacrifices qu’il faisait pour la révolution. — Monsieur, répondit-il, ce n’est rien, si le pays devient libre ; d’ailleurs je ne perdrai jamais ce que mes pères ont sacrifié en quittant l’Angleterre, car nous possédions de toute antiquité la ville d’Oakam, dans le Rutlandshire : notre nom de famille en fait foi. — À la troisième étape, je trouvai un brasseur qui se piquait de parler français. — Monsieur le capitaine, me dit-il, êtes-vous de Normandie ? C’était le contré de mes ancestors, avant le conqueste de Angleterre. Enfin j’arrive en Virginie, et la première chose dont j’entends se plaindre un respectable fabricant de draps, c’est de ne pouvoir, à cause de la guerre, faire chercher et dessiner à Londres les armes de sa famille. J’offris de le tirer de peine à l’aide de ma science du blason, et je lui fis, vous pouvez m’en croire, des armoiries impayables. Il y avait une tête de nègre tirant la langue, deux brochettes de goujons, trois canards, et un cochon de Siam ; le tout en champ d’azur avec timbre et cimier.

— Excellent ! — Bravo ! — Excellent ! crièrent les convives avec un bruit et des trépignemens qui prouvaient que le vin mousseux d’Arbois méritait son vieux surnom ; au diable les brasseurs qui ont des ancêtres et les procureurs écuyers ! au diable leur république ! — Une autre ! — Une autre !

— Voulez-vous Genève ? dit l’officier.

— Non, non, c’est trop petit.

— Voulez-vous Saint-Marin ?

— Fi donc, imperceptible !

— Eh bien ! mes chers amis, la liste est épuisée.

— Non pas, non pas, cria-t-on de tous côtés ; il y a encore Venise. — Venise la reine des mers ! — Le lion de Saint-Marc ! — Le Bucentaure ! — Le doge ! — Quel homme qu’un doge !… — Tous ces mots partaient à la fois, c’était un bruit à ne pas s’entendre.

— Silence, messieurs, dit l’officier, je reprends le fauteuil de président (et il vida son verre encore une fois), je répare mon oubli, et je propose la république de Venise, à cause de son carnaval.

Cette saillie excita un tonnerre de bravos et d’applaudissemens ; il n’y eut plus que des propos sans suite et des acclamations désordonnées : le vin d’Arbois avait décidément le dessus. M. de Morvelle, qui en avait usé avec beaucoup de discrétion, jugeant qu’il était temps de mettre à couvert la dignité de sa candidature, se leva pour prendre congé ; tous les convives se levèrent aussi, quelques-uns en trébuchant, et se pressèrent pour lui serrer la main — Au revoir, monsieur ; — à demain, monsieur ; — monsieur, vous pouvez compter sur nous ; — monsieur, nous sommes tous des vôtres ; — nous pensons tous comme vous, monsieur ; — monsieur, c’est à la vie et à la mort. —

Le comte, entouré et presque étouffé par ses nouveaux amis, réussit enfin à se dégager ; il sortit de la salle, accompagné de son introducteur, M. de Bois-la-Ville, qui paraissait décidé à ne pas le quitter plus que son ombre.

— Et bien ! monsieur, lui dit cet homme, qui avait gardé son sang-froid et son aplomb, au milieu des folies de la soirée, vous avez vu nos indépendans ; qu’en pensez-vous ? Ce ne sont pas de fortes têtes, mais ce sont les seules têtes du pays qui comprennent ce qu’il faudrait faire. Ils ne peuvent rien par eux-mêmes ; mais bien disciplinés, bien dirigés par quelqu’un de prudent qui ne leur dirait pas son dernier mot, je vous assure qu’ils feraient merveille. Je vais les surveiller de près, pour que demain aucun d’eux ne vous manque ; et si, comme je l’espère, vous réussissez, monsieur le comte, nous nous reverrons à Paris.

— Monsieur, je serais très flatté… très heureux.., de vous recevoir chez moi, quoi qu’il arrive, — répondit le comte avec une certaine hésitation, et là-dessus ils se séparèrent.

Le lendemain l’élection eut lieu, et M. de Morvelle obtint à peine le quart des voix des électeurs présens à Quingey. Le candidat préféré était un des cliens de la société parlementaire, et l’un des plus chauds protestans ; c’est ainsi qu’on appelait alors en Franche-Comté les adversaires de l’ordonnance qui doublait la représentation du Tiers. La cause des souvenirs comtois et celle des idées parisiennes furent toutes les deux vaincues : après le dépouillement du scrutin, la plupart des indépendans vinrent faire leurs complimens de condoléance au candidat qu’ils avaient soutenu. Mais M. de Bois-la-Ville ne se présenta pas cette fois, occupé sans doute qu’il était à refaire sur une autre base ses plans d’intrigues et de fortune.

M. de Morvelle partit de Quingey, un rien confus, mais nullement ébranlé dans ses convictions politiques. Il pestait fort contre l’esprit provincial, et imputait même à cet esprit arriéré le désagrément qu’il avait eu, de se voir protégé par un intrigant, et de compter pour amis tous les hommes de conduite ou légère ou décriée. « Paris ! disait-il en lui-même, pendant que sa chaise de poste roulait sur la grande route, il n’y a que Paris ! J’aurais dû m’en douter plus tôt, et vendre mes maudits fiefs de province. J’aurais, comme le comte de Mirabeau, jeté bas ma gentilhommerie pour un mois ou deux, et pris boutique dans la rue Tire-Chappe ! Mais il est trop tard pour y songer ! »


Mme Augustin Thierry.
  1. Voir la livraison du 15 juin.