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Philosophie et Religion - un Apologiste chrétien au XIXe siècle

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Philosophie et Religion - un Apologiste chrétien au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 334-367).
PHILOSOPHIE ET RELIGION

UN APOLOGISTE CHRETIEN

L’un des plus intéressans spectacles que présente notre temps est celui de l’inépuisable vitalité de quelques hommes illustres qui, sur des théâtres et à des titres divers, occupent encore le premier rang, quoique par les années ils semblent appartenir à un autre âge. Celui-ci, qui, voilà plus de quarante, ans, écrivait l’histoire la plus populaire de la révolution française, dont la jeune et verte polémique chassait du pays les vieux Bourbons, est encore aujourd’hui un des chefs de l’opposition libérale ; chacun de ses discours est un événement, et tout le pays est suspendu à cette parole noble et familière, organe du bon sens et de la liberté. Celui-là fondait la critique de la nouvelle école littéraire et fut comme le Boileau du romantisme (autant du moins que le romantisme pouvait avoir un Boileau) ; puis, de la polémique passant à l’érudition, il réveillait avec une merveilleuse intelligence les ombres endormies de l’austère Port-Royal ; enfin, se renouvelant encore une fois d’une manière plus surprenante, il donnait le rare exemple d’un écrivain qui commence par l’affectation et finit par le naturel, il devenait le chef et le maître de la jeunesse sceptique, comme il avait été le porte-drapeau des générations poétiques et enthousiastes de la restauration. Cette autre plume, féminine et virile à la fois, dont les traits enflammés pénétraient jusqu’au fond des cœurs et y portaient le feu de la passion, cette plume, dont la fougue n’a jamais oublié la noblesse et qui savait conserver le naturel dans l’exaltation et la grâce jusque dans la fièvre, s’est conservée jeune et fraîche, retrouvant toujours de nouveaux traits moins ardens, mais plus purs, moins téméraires, mais plus aimables. Que dirai-je de l’illustre absent qui plus qu’aucun autre a usé du privilège accordé au génie de joindre l’absurde au sublime, et qui n’a jamais peut-être poussé plus loin l’un et l’autre que dans une œuvre mémorable, trop exaltée et trop oubliée, et qui est sans aucun doute l’une des œuvres les plus étonnantes de notre temps ?

À ces exemples si remarquables s’en ajoute un dont la pensée se présente à tous les esprits. Voici un écrivain qui a débuté dans les lettres il n’y a pas loin de soixante ans, qui a reçu les encouragemens de Mme de Staël, qui déjà jouait un rôle poétique important sous la première restauration, qui pendant les quinze années du gouvernement des Bourbons fut à la fois un publiciste populaire et un professeur éminent, déployant avec une égale énergie son activité dans les luttes de la politique et dans les recherches ardues de la science, qui plus tard, après 1830, passant de l’opposition au pouvoir, se révélait comme l’un des plus grands orateurs politiques de son temps, dépensait chaque jour pendant une lutte de dix-huit ans toutes les forces réunies de l’éloquence et du caractère contre le flot toujours montant de la révolution, et qui enfin un jour était emporté par elle ! Qui n’aurait cru que cette âme haute et passionnée, minée par le travail et vaincue par les événemens, allait plier sous la défaite et s’éteindre dans le désespoir ? Non, il n’en fut rien. Personne ne sait sans doute ce que dans la crise a pu penser et souffrir cette nature d’airain ; mais, le flot passé, nous avons vu reparaître le vieil athlète avec la même sérénité, la même inflexibilité, la même foi en lui-même qu’auparavant. Une existence patriarcale, la vie domestique la plus noble, des amis fidèles, un corps merveilleusement sain qui semble ne rien connaître des infirmités humaines, surtout l’étude, le travail, une ardeur inépuisable pour les grandes choses ont fait à cet homme illustre une vieillesse respectée, presque enviée de ceux qui l’ont vaincu.

Mais comme on ne peut se mêler à la vie sans en affronter les combats, M. Guizot, en revenant prendre part aux luttes contemporaines, a retrouvé dans ses vieux jours, comme au temps de sa maturité, des adversaires ardens, et sans doute l’on ne se tromperait pas beaucoup en supposant qu’il n’en a pas été trop fâché. Les hommes faits aux champs de bataille ne peuvent plus se plaire aux plates et modestes jouissances de la vie contemplative : il leur faut l’odeur de la poudre et le fracas des glaives. Ainsi M. Guizot, après avoir tant souffert des luttes politiques, n’aurait pu cependant revenir paisiblement aux froides contemplations de la science qui avaient charmé sa jeunesse. Il avait, pour soutenir sa vie nouvelle, deux sentimens énergiques et également puissans, le souvenir du passé et le besoin d’action. L’un lui dicta ses mémoires, l’autre l’engagea dans la lutte religieuse, si vive aujourd’hui, et où il s’est placé au premier rang dans le camp des orthodoxes. Il a eu le bonheur de pouvoir achever ces deux grandes entreprises, l’histoire de sa vie et son apologie chrétienne.

Les Méditations chrétiennes de M. Guizot ont été à plusieurs reprises l’objet des études de la Revue, à mesure que les différens volumes paraissaient ; mais aujourd’hui que l’ouvrage peut être considéré comme complet, au moins dans sa partie philosophique[1], il sera intéressant de l’étudier dans son ensemble, et il devient plus facile d’en apprécier la portée. Nous voudrions nous livrer à cet examen avec le respect qui est dû à la haute intelligence de l’auteur, mais aussi avec la liberté qui est le devoir de la science et de la pensée.


I

On ne peut nier que M. Guizot ne pose la question chrétienne comme elle doit être posée de nos jours. Il demande au christianisme d’accepter les conditions nouvelles dans lesquelles la société est entrée depuis trois siècles, et qui sont la science libre, la conscience libre, la pensée libre. Il demande que le christianisme ne se contente pas seulement de tolérer ces principes, comme Moïse tolérait le divorce chez les Juifs, à cause de la dureté de leur cœur ; il lui conseille au contraire de les proclamer comme les développemens légitimes de l’Évangile. Il voit avec raison les plus grands périls dans le défi porté par certains actes, certaines paroles, à la société moderne. Cette société en est arrivée à croire à ses principes comme à des articles de foi, et l’on a bien raison de dire qu’elle a aussi son credo. Liberté de conscience et liberté de pensée avec leurs conséquences sont des principes que la société moderne n’examine plus, mais auxquels elle adhère avec une passion incroyable, avec la même passion que les croyans apportent à soutenir leurs symboles. Que l’église se mette en hostilité ouverte avec ces principes, c’est foi contre foi, et l’on sait ce qui résulte d’une guerre de croyances : le fanatisme s’y met de part et d’autre, et des maux incalculables peuvent être la conséquence d’une lutte si imprudemment engagée. La tentation d’une victoire possible peut entraîner quelques imaginations égarées ; cette tentation est décevante. La société de la révolution ne sera point vaincue, on peut l’affirmer sans hésiter ; il n’y a que les ennemis du christianisme qui puissent souhaiter de le voir se livrer à une aussi chimérique entreprise.

M. Guizot accepte entièrement le principe de la discussion libre et tous les autres principes de la société moderne. Il veut que le christianisme s’arrange pour vivre au sein de cette société, sache s’y faire sa place, qu’il en accepte les conditions librement et de bon cœur. En revanche, il demande à la société moderne d’accepter le christianisme, non pas comme un joug qui s’impose par l’autorité, mais comme une lumière, comme une force à laquelle l’âme se soumet librement. En un mot, c’est à l’examen qu’il en appelle, et il s’engage, au nom du christianisme, à avoir raison. Il est évident que l’esprit moderne, quand on ne lui conteste pas ses principes et ses droits, n’a aucune raison de se refuser à l’examen qu’on lui demande. Tant qu’il peut croire que c’est sa ruine que l’on exige, il se refuse à tout entendre, comme un peuple ne consent point à traiter avec qui ne commence point par reconnaître son indépendance ; mais dès que l’on accepte de part et d’autre les conditions libres de la discussion, le débat est possible, il est légitime, il est nécessaire. Or M. Guizot croit pouvoir établir démonstrativement ces trois propositions qui composent toute son apologétique chrétienne. Il y a des problèmes naturels et universels qui se posent nécessairement dans toute âme humaine ; — la science ne résout pas ces problèmes ; — la religion, c’est-à-dire le christianisme, les résout. Telle est dans ses traits essentiels la pensée fondamentale de M. Guizot, et il faut reconnaître qu’elle est conçue avec une vigueur et une précision dignes de cet éminent esprit.

Quels sont ces problèmes, aussi vieux que l’humanité, aussi répandus qu’elle sur la surface du globe, problèmes que se pose inévitablement chacun de nous aussitôt qu’il commence à penser ? C’est l’origine et la destinée de l’homme, l’origine et la fin de l’univers ; c’est la liberté et la Providence, et leurs rapports ; c’est le mal, c’est le salut. Pourquoi la douleur ? pourquoi la prière ? pourquoi tant de misère, pourquoi tant de grandeur ? De tels problèmes ont toujours existé jusqu’ici. Existeront-ils toujours ? Il est des écoles qui ne le pensent pas. L’école positiviste, par exemple, croit qu’il n’y a pas lieu de les poser, parce que nous n’avons aucun moyen de les résoudre. Il faut déraciner ces problèmes de son cœur pour se borner à l’étude du monde tel qu’il est ; mais en même temps qu’on croit les écarter comme insolubles, on les tranche néanmoins dans un sens ou dans l’autre, et l’on prouve par là même qu’ils sont indestructibles.

Il y a donc des problèmes. Qui les résoudra ? La science s’y applique, mais sans succès ; ce domaine, quoi qu’elle fasse, est en dehors de ses méthodes et au-dessus de sa portée. M. Guizot s’appuie ici sur l’autorité d’un savant théologien anglais dont il accepte pour son compte la doctrine. Les limites du monde fini, pour l’un et pour l’autre, sont les limites de la science. Le monde fini seul, physique et moral, est à la portée de la méthode scientifique. C’est dans ce monde seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, en reconnaît les rapports et les lois, qui sont aussi des finis, et en démontre ainsi le système. C’est le travail et la méthode scientifiques, les sciences humaines en sont les résultats, à la vérité l’homme porte en soi-même des notions et des ambitions, qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini, les notions et les ambitions de l’infini, de l’idéal, du complet, du parfait, de l’immuable, de l’éternel. Ces notions et ces ambitions sont elles-mêmes des faits que reconnaît l’esprit de l’homme ; mais en les reconnaissant il s’arrête. Elles lui font pressentir, ou, pour parler plus exactement, elles lui révèlent un ordre de choses autre que Les faits et les. lois du monde fini qu’il observe ; mais, s’il a de cet ordre supérieur l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science. C’est la sublimité de sa nature que son âme entrevoit l’infini et y aspire, c’est l’infirmité de sa condition actuelle que sa science se renferme dans le monde fini où il vit.

M. Guizot, en déclarant la science impuissante eut dehors des choses finies, proclame par là même l’impuissance de la philosophie ou de la métaphysique, car la métaphysique est précisément la science qui croit pouvoir résoudre les problèmes du monde invisible. Pour prouver cette impuissance, M. Guizot s’appuie, et c’est de bonne, guerre, sur l’aveu de philosophes eux-mêmes, qui reconnaissent que la philosophie est divisée en systèmes éternellement opposés éternellement les mêmes, qu’elle tourne toujours dans le même cercle, sans jamais avancer, variant les expressions et les formes de ses hypothèses mais retombant toujours dans les mêmes hypothèses. Ces systèmes fondamentaux et immortels ont été réduits par M. Cousin à quatre, qui sont le sensualisme et l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Pourquoi ces systèmes ont-ils apparu dès les temps les plus anciens et se sont-ils depuis reproduits partout et toujours ? Pourquoi l’esprit humains a-t-il, sur ces questions suprêmes, atteint de si bonne heure à des essais de solution qui l’ont épuisé sans le satisfaire ? Pourquoi la métaphysique est-elle restée stationnaire ? Le fait qui soulève ces questions en donne la réponse. « L’homme a reçu, sur l’objet fondamental de la métaphysique des lumières primitives, dot de la nature humaine plutôt que conquête de la science humaine : elle a dans l’homme même son point de départ profond et assuré ; mais son point de mire est en Dieu, c’est-à-dire au-dessus de sa portée. » Telle est la stérilité de la science philosophique en général. On la prouvera mieux encore en examinant chacun des grands systèmes philosophiques de notre temps en particulier. Ces systèmes sont : le spiritualisme, le rationalisme, le positivisme, le panthéisme, le matérialisme, le scepticisme.

Le spiritualisme du XIXe siècle a naturellement dans M. Guizot un sympathique admirateur. Comment n’aimerait-il pas une philosophie qui a eu pour maître et fondateur son propre maître, Royer-Collard ? Il reconnaît donc hautement tous les mérites de l’école spiritualiste. Elle a fondé, dit-il, la psychologie scientifique, ce qui est même, selon nous, beaucoup trop dire, car cette sorte de psychologie avait été fondée par Locke et les Écossais ; l’école française y a peu ajouté. Cette école a défendu l’idée du devoir et l’a fortement séparée de l’intérêt personnel. Elle a défendu la liberté humaine au point de vue philosophique, moral et politique. Tels sont les mérites du spiritualisme contemporain ; mais, forte dans la psychologie et dans la morale, cette école a été faible dans la théodicée, dans la métaphysique, dans la philosophie religieuse en général. Elle a été à la fois timide et orgueilleuse, timide en écartant systématiquement tous les problèmes cosmologiques (origine de l’homme, origine des êtres vivans), orgueilleuse en se refusant à l’idée d’une révélation dont elle trouvait cependant la preuve manifeste chez l’homme lui-même, dans ces principes spontanés et universels, appelés principes a priori, qu’elle accepte comme des faits, mais sans en chercher l’origine.

Du spiritualisme, M. Guizot distingue le rationalisme. Le spiritualisme est timide et silencieux à l’égard du surnaturel ; mais il ne le nie pas expressément. Le rationalisme est ouvertement négatif. Ce qui caractérise surtout le rationalisme, selon M. Guizot, c’est de ne voir dans l’esprit humain que la raison, d’exclure le cœur, de mutiler l’homme. Il retranche ainsi de l’homme des faits qui appartiennent à la nature humaine, par exemple le besoin du surnaturel. En outre il aspire à étendre la science au-delà de ses limites légitimes en voulant soumettre à ses prises le monde de l’infini, qui lui échappe nécessairement.

L’une des formes du rationalisme, c’est le positivisme. Pour le positivisme, toute croyance religieuse et toute doctrine spiritualiste sont mises à l’écart comme hypothèses arbitraires et transitoires, qui ont pu servir au développement de l’humanité, mais que la raison humaine doit maintenant rejeter, ainsi qu’on repousse du pied l’échelle à l’aide de laquelle on a atteint le sommet. Pour appeler les choses par leur nom, le positivisme n’est autre chose que le matérialisme et l’athéisme, acceptés plus ou moins explicitement. Sur quoi maintenant se fondent les positivistes pour établir que la matière et ses forces sont le seul objet du savoir humain ? Sur deux argumens, l’un philosophique, l’autre historique. D’une part, ils soutiennent avec Condillac que toutes nos idées viennent des sens, et par là ils sont logiquement conduits à nier tout ce qui est au-delà ; de l’autre, ils invoquent une prétendue loi historique d’après laquelle l’homme passerait de l’état théologique à l’état métaphysique, et de l’état métaphysique à l’état positif. Ces deux argumens succombent, l’un devant la philosophie, qui avec Kant et Leibniz découvre dans l’esprit humain des idées supérieures aux sens, l’autre devant l’histoire, qui nous montre les trois états d’Auguste Comte, non pas successifs, mais contemporains. L’esprit humain subsiste toujours tout entier.

Le panthéisme dépasse le cercle étroit où le positivisme veut enchaîner la raison. Il s’élance jusqu’au principe même des choses, et prétend l’atteindre par une méthode absolue. Son rêve, c’est l’unité universelle. De l’unité de la vérité, il conclut à l’unité de l’être ; il confond l’idée et la réalité, la science et l’existence, et abolit tous les êtres en les concentrant dans un seul, lequel n’est plus qu’une notion impersonnelle, un nom stérile qui tombe à son tour dans le néant. La conséquence inévitable du panthéisme, c’est l’idolâtrie humaine, l’anéantissement de toute personnalité, de toute individualité, de toute liberté. Fondé sur une méthode arbitraire, niant résolument l’expérience, le panthéisme vient échouer devant la conscience et les instincts éternels du cœur humain. Telle est du moins cette espèce de panthéisme, que l’on peut appeler idéaliste, où Dieu se réduit à l’idée de l’être universel, c’est-à-dire à une pure abstraction. Une autre forme plus concrète, plus conséquente et plus simple est le panthéisme matérialiste, en d’autres termes l’athéisme, solution claire et commode en apparence, mais qui, au lieu d’expliquer le problème, le supprime. Le problème, c’est la complexité, la dualité de l’être humain, physique et moral, âme et corps. Le matérialisme lui-même commence par reconnaître cette distinction. Matière et force, dit-il ; donc la force est autre chose que la matière ; puis il confond ce qu’il a distingué, et croit avoir expliqué le problème en considérant comme inséparables deux éléments distincts. Au fond, le matérialisme, comme le panthéisme, explique tout par une abstraction.

Il reste encore un grand système : c’est le scepticisme, qui s’attaque à la puissance même de l’esprit humain et le déclare incapable de connaître le fond des choses, la réalité en soi. Suivant M. Jouffroy, l’homme croit par instinct et doute par raison. On serait tenté de croire que M. Guizot adhère à cette parole, qui semble n’être sous une autre forme que sa propre doctrine ; mais il ne consent point à nommer instinct cette intuition de la réalité intérieure et extérieure qui est le fait primitif de la connaissance. Ce fait élémentaire est méconnu par les sceptiques, comme la dualité de l’homme par les matérialistes, comme la personnalité par les panthéistes, comme le cœur et ses instincts spontanés par le rationalisme, comme l’élément surnaturel par le spiritualisme.

Ainsi tous les systèmes de philosophie mutilent la nature humaine, pas un seul ne résout les problèmes posés par le genre humain. Aux obscurités, aux contradictions, aux lacunes des solutions philosophiques, M. Guizot oppose la clarté, la fécondité des solutions chrétiennes. Il n’est pas de ceux qui croient que la religion ne doit satisfaire que le cœur. L’homme demande à la religion autre chose que des jouissances nobles et pures : il lui demande la lumière en même temps que la sympathie. Si elle ne résout pas ces problèmes moraux qui assiègent la pensée de l’homme, elle peut être une poésie ; elle n’est pas une religion.

Les solutions chrétiennes des problèmes humains, ce sont les dogmes. M. Guizot ne prétend pas faire un traité de théologie : il n’exposera donc pas tous les dogmes chrétiens. Il reconnaît d’ailleurs qu’une part humaine s’est mêlée à l’élaboration de ceux-ci. Le christianisme a eu ses pharisiens et ses sadducéens. M. Guizot même nous donne à entendre que, si nous n’étions pas dans une période de crise, il pourrait bien, lui aussi, dire ce que dans la théologie chrétienne il ne défend pas, il n’accepte pas ; mais il ne convient à aucun chrétien de toucher aux parois extérieures du temple lorsque les fondements mêmes sont ébranlés. Il ne parlera donc que des dogmes essentiels, c’est-à-dire de ceux qui sont communs à tous les chrétiens. Ils sont au nombre de cinq, la création, la providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption. Ce qui caractérise ces dogmes pour M. Guizot, c’est d’être des explications, des solutions. Le dogme de la création explique l’origine du monde et l’origine de l’homme. La providence explique l’instinct et le besoin de la prière, cet instinct si universel de l’humanité. Le péché originel explique le mal. L’incarnation et la rédemption expliquent le mystère de notre destinée. Par ces dogmes, l’homme sait d’où il vient, où il va ; il sait ce qui le détourne du chemin du salut et ce qui l’y ramène. Le système est grand, complet, bien lié et puissant. Voyons maintenant s’il est vrai. La création est démontrée, suivant M. Guizot, par ce fait capital, que le monde n’a pas toujours été tel qu’il est ; la vie a commencé sur la surface du globe ; les espèces animales ont aussi commencé ; l’homme a commencé également. Or, à moins d’admettre que la vie est le résultat des forces de la matière, et que l’homme, comme toute espèce animale, est le produit d’une lente élaboration des siècles et d’une transformation progressive des êtres, on est obligé d’avoir recours à la puissance surnaturelle du créateur ; mais d’une part la doctrine de la génération spontanée, de l’autre la doctrine de la transformation des espèces, sont des hypothèses arbitraires, repoussées par la science. Donc la création est nécessaire. Sans vouloir mêler ici prématurément la critique à l’exposition, il est impossible cependant de ne pas être frappé de cette imprudence, au moins apparente, qui fait reposer le dogme fondamental de la religion et l’espoir de l’humanité sur des opinions scientifiques. Les deux questions dont parle M. Guizot sont deux questions à l’étude ; ce ne sont pas des questions résolues. Il semble fâcheux qu’une doctrine qui doit résoudre tous les problèmes commence par s’appuyer sur des faits contestés, et qu’après avoir d’abord déclaré que la science est ici absolument impuissante, on fasse maintenant reposer tout l’édifice sur ce qu’il y a de plus controversé dans la science.

La création est donc, selon M. Guizot, démontrée par les faits. Il en est de même de la providence. Ici, le fait, la preuve, c’est la prière. La prière est un fait humain, nécessaire, universel ; mais ce fait est inexplicable dans l’hypothèse d’une providence générale ou abstraite qui se serait contentée de donner des lois générales à l’univers. Non, le besoin de la prière nous prouve une providence paternelle, accessible, vivante, intervenant dans la vie de l’homme comme le père dans la famille. Sans doute il y a des lois générales, mais ces lois ne sont elles-mêmes que la volonté toujours agissante du créateur. Les lois de la nature ne s’imposent pas à la volonté humaine : il y a un domaine où l’homme est maître de ses actes. Dans ce domaine, Dieu agit autrement que dans le monde physique ; il agit par une action toute morale, tout individuelle : voilà l’idée de la Providence chrétienne. Le comment de cette action reste un mystère ; l’action est certaine et répond au besoin de l’âme. Cependant le mal est sur la terre. Comment l’expliquer sans mettre en péril la bonté et la justice de Dieu ? Le chrétien résout ce problème par le dogme du péché originel. M. Guizot ne craint pas de donner à ce dogme son vrai caractère. « C’est, dit-il, l’hérédité de la responsabilité humaine. » Sans doute c’est la liberté qui fait la responsabilité ; sur ce point, pas de débat ; seulement la question est de savoir si la responsabilité est exclusivement personnelle et limitée à l’auteur du péché lui-même, au si elle peut être contagieuse et héréditaire. Voici les raisons que donne M. Guizot, après bien d’autres théologiens, en faveur du péché originel. Tous les peuples ont eu l’idée d’un âge d’or, d’un état primitif de parfaite paix et de parfaite innocence : n’est-ce point là le sentiment secret et comme le souvenir de l’état dans lequel ont été créés nos premiers parens ? La transmission héréditaire des conséquences du péché est un fait qui s’accomplit tous les jours sous nos yeux. Entre l’innocence première et la première faute, il y a un abime dont nul ne peut sonder la profondeur. Qui peut dire quelle révolution profonde la première faute a apportée dans le monde ? On se plaint du péché, originel, mais que l’on pousse donc plus loin l’objection, et que l’on se plaigne du mal en général et de la manière inique dont il est réparti parmi les hommes. Voilà ce qui condamnerait la Providence, si la doctrine du péché originel ne nous autorisait à rejeter la responsabilité de Dieu sur l’homme. Le péché originel n’a rien d’étrange ni d’obscur, car c’est un fait d’expérience. que tous les jours le péché se transmet par contagion.

Le christianisme explique le mal. Donne-t-il le remède ? Ce remède, c’est Dieu fait homme. Les textes théologiques mis à part, voici les raisons de M. Guizot en faveur de l’incarnation. Toutes les religions ont cru à l’incarnation de Dieu dans l’homme[2] : ce n’est pas que toutes ces incarnations soient vraies, mais elles prouvent la tendance de l’humanité à voir et à sentir Dieu en elle. L’homme lui-même n’est-il pas une incarnation divine ? L’incarnation est donc possible. Maintenant, elle est vraie, car la révolution opérée par Jésus-Christ n’est comparable à aucune révolution humaine. Il a changé le monde ; il a régénéré l’âme humaine. En même temps que l’incarnation témoigne de la puissance divine, la rédemption témoigne de la bonté de Dieu. Le péché exige l’expiation ; mais est-il nécessaire que l’expiation soit individuelle ? Dans tous les temps, on a cru à la réversibilité du dévoûment, et souvent des victimes innocentes se sont offertes pour sauver les coupables. Ce sentiment mal entendu a entraîné souvent des conséquences odieuses, les sacrifices humains sont une de ces conséquences ; pourquoi cependant le sacrifice volontaire de l’innocent pour le coupable n’aurait-il pas une vertu qui nous échappe ? La solidarité humaine a ses secrets. C’est sur ce sentiment universel de l’humanité qu’est fondé le grand mystère de la rédemption, Dieu s’étant payé à lui-même par un sacrifice volontaire la rançon du péché des hommes.

Ainsi l’apparition subite de la vie, des espèces animales, de l’homme sur la terre, prouve la création. L’universalité de la prière prouve la Providence. L’existence du mal, dont Dieu ne peut pas être responsable, prouve le premier péché. La croyance universelle des religions prouve ou du moins confirme le dogme de l’incarnation, suffisamment établi d’ailleurs par le texte sacré. Enfin la croyance aux vertus du dévoûment volontaire prouve et justifie la rédemption.

Tous ces dogmes ont un caractère commun ; ce sont des vérités surnaturelles, qui sont fondées sur des faits d’un caractère spécial, des faits surnaturels. Le surnaturel est l’intervention immédiate et personnelle de Dieu dans la nature : c’est ce qui excède les forces naturelles. La croyance au surnaturel est universelle : quand on la croit éteinte dans l’esprit des hommes, elle reparaît sous une autre forme. Le surnaturel est l’essence même des religions ; toutes l’invoquent. On objecte les lois de la nature qui seraient immuables ; mais c’est ce qui est en question : elles sont permanentes, non nécessaires. Dieu, qui les a faites, peut les suspendre. Quiconque admet la liberté humaine peut et doit admettre au moins la liberté divine. L’athéisme seul et le panthéisme sont conséquens en niant les miracles. Le spiritualisme, admettant la personnalité divine, n’a pas le même droit. S’il admet en outre, comme il le fait en général, la création immédiate de l’homme et des autres êtres vivans, il accepte par là même implicitement le surnaturel. Quant à cette manière de nier les miracles qui consiste à en contester l’authenticité historique, ce n’est qu’une attaque indirecte et détournée qui implique l’autre. En apparence, c’est la preuve testimoniale que l’on demande ; en réalité, c’est la possibilité même du surnaturel que l’on nie. Ainsi, selon M. Guizot, nier les miracles historiquement, c’est les nier métaphysiquement. Les nier métaphysiquement, c’est nier la liberté divine et entrer à pleines voiles dans le panthéisme et le fatalisme. On voit à quel dilemme M. Guizot réduit ceux d’entre ses adversaires qui veulent être conséquens. Il n’y a pas de milieu pour lui entre le christianisme et l’athéisme.

Tel est, en faisant abstraction de beaucoup de développemens et, par exemple, du bel épisode qui ouvre le second volume sur le réveil chrétien au XIXe siècle, l’ensemble des idées spéculatives qui composent ce que j’appelle la philosophie chrétienne de M. Guizot. C’est l’objet des deux premiers volumes. Le troisième, dont nous ne dirons que deux mots parce qu’il a été tout récemment l’objet d’une étude dans la Revue[3], comprend surtout les questions pratiques, le christianisme et la liberté, le christianisme et la morale, le christianisme et la science, la vie chrétienne. Dans ce dernier volume, M. Guizot revient à son point de départ : le christianisme a besoin de la liberté ; la liberté a besoin du christianisme. M. Guizot, qui n’a pas craint de défendre en beaucoup de circonstances la cause de l’église catholique, se croit aussi le droit de signaler dans la conduite de cette église ce qu’il appelle « un certain manque de clairvoyance religieuse autant que de prudence politique, » et il reconnaît que, « tant que le gouvernement de l’église n’aura pas accepté et accompli cette œuvre de conciliation, les amis de la liberté auront sujet et raison de se tenir envers ce gouvernement dans une réserve vigilante, au nom des principes moraux et libéraux qu’il désavoue. » Cette défiance toutefois n’est autorisée qu’envers une seule église. Depuis longtemps, le protestantisme s’est mis d’accord avec les principes de la société moderne, et d’ailleurs l’église catholique elle-même, si elle est bien inspirée et si elle suit les conseils de ses vrais amis, de ses plus généreux adhérens, se hâtera de faire disparaître les causes de cette fâcheuse défiance en s’alliant hardiment et librement avec l’esprit nouveau.


II

Pour suivre l’ordre même des idées de M. Guizot, et pour commencer par la pensée qui est la première et la dernière de son livre, disons quelques mots de cette réconciliation espérée et désirée par l’auteur entre l’église et la liberté. On ne peut qu’approuver ce noble désir, et nous ne sommes pas de ceux qui, par haine du christianisme, espèrent et souhaitent qu’il reste en hostilité déclarée avec les principes de la société moderne dans la pensée qu’on en aura plus aisément raison. Notre société est assez large pour tout contenir, et le catholicisme lui-même y pourrait vivre à l’aise, s’il le voulait. Le voudra-t-il ? Voilà la question.

Sans doute nous savons que quelques-uns des esprits les plus éclairés de notre temps font tous leurs efforts pour engager l’église dans cette voie de liberté et de progrès, dans cette voie de réconciliation avec les principes fondamentaux de l’esprit moderne. Nous croyons que des cœurs chauds et purs, (car pour nous tous les catholiques ne sont pas des hypocrites ou des inquisiteurs) se consacrent à cette œuvre de salut ; mais qu’importe, et quelle valeur peuvent avoir ces efforts purement individuels ? Ces hommes, si éminens qu’ils soient par l’esprit et le caractère, que sont-ils dans l’église ? Ils ne sont rien, absolument rien. Ils ne sont pas même ce que sont nos électeurs sous notre régime réglementé de suffrage universel. L’église catholique n’est point une république où l’on recueille les avis des citoyens, et où l’opinion générale se forme par le débat contradictoire des opinions particulières, où l’on peut arriver à persuader le corps tout entier en persuadant successivement chacun de ses membres. Non, les membres de l’église ne sont pas des citoyens : ce sont des sujets. On ne leur demande pas leur avis. Ils n’ont qu’une chose à faire, croire et obéir. L’église catholique est une monarchie, et elle tend de plus en plus à la monarchie absolue. La vérité y vient d’en haut et non d’en bas. Le catholicisme n’est pas à Paris ; il est à Rome. C’est Rome qu’il faut convertir. Or, sur ce terrain, la réconciliation désirée par M. Guizot et par les catholiques les plus clairvoyans, cette réconciliation a-t-elle fait un pas depuis le jour où l’abbé de Lamennais eut cette grande pensée qui pouvait sauver l’église, et où il fut frappé d’une si rude déception ? Rome a-t-elle fait un pas, je ne dis pas vers la tolérance, mais vers l’intelligence des conditions sur lesquelles repose la société européenne ? L’église catholique tolère cette société quand elle y est forcée ; mais elle la tolère, selon l’expression de M. Guizot, comme Moïse tolérait le divorce chez les Juifs, à cause de la dureté de leur cœur. Or la société moderne prétend ne pas être tolérée ainsi. Elle se croit une société juste et vraie, plus juste et plus vraie que la société artificielle du moyen âge. Elle veut non être subie comme un mal, mais acceptée comme la meilleure et la plus raisonnable que les hommes aient encore connue. Qu’elle ait tort ou raison en cela, peu importe ; seulement, comme on ne risque pas beaucoup de se tromper en prophétisant que cette société ne sera pas vaincue, il semble bien que le plus sage serait d’en accepter de bon cœur les conditions nouvelles, au lieu de l’anathématiser et de ne s’y soumettre que comme à une nécessité douloureuse, quand il est tout à fait impossible de faire autrement. Or Rome n’est point jusqu’ici entrée dans cette voie d’accommodement raisonnable, et tant qu’elle n’a point parlé, ou plutôt tant qu’elle parle dans le sens contraire, les plus nobles paroles des plus nobles esprits sont absolument non avenues : aucun d’eux n’a mission pour traiter au nom de l’église[4].

Laissons au reste ces questions, qui sont d’intérêt contemporain, pour aller, avec M. Guizot, au fond des choses. Au-dessus des questions de conduite, de sagesse, je dirai même de politique, il y a quelque chose de plus grave et de plus imposant- : c’est la vérité elle-même. Tout le livre de M. Guizot, avons-nous dit, peut se ramener à trois propositions. Il y a des problèmes naturels, indestructibles dans toute âme humaine. La philosophie ne résout pas ces problèmes ; la religion les résout. L’apologie chrétienne de M. Guizot a donc pour fondement la négation de la philosophie.

Il y a eu en effet dans tous les temps deux manières d’entendre les rapports de la philosophie et de la religion : ou bien nier la philosophie, la déclarer radicalement impuissante ; c’est ce que font Tertullien, Luther, Pascal, Lamennais et en général les croyans absolus et extrêmes, ou bien la considérer comme une préparation à la religion, un premier étage sur lequel s’édifiera plus tard le dogme chrétien : telle est la pensée de saint Clément d’Alexandrie, de saint Augustin, de saint Anselme, de Fénelon, et, dans l’église protestante, de Mélanchthon et des esprits tempérés. De ces deux manières d’entendre la philosophiez M. Guizot, nous l’avons vu, préfère la première. Il nie expressément la philosophie, ou du moins la métaphysique, la philosophie première, et par là même la théologie naturelle. Il lui refuse le titre de science, c’est-à-dire toute valeur démonstrative. Il lui oppose ses systèmes éternellement les mêmes, ses dissentimens, ses contradictions ; à ses obscurités et à ses doutes, il oppose avec sécurité les certitudes et les lumières du dogme chrétien. Lorsque parut le premier volume des Méditations de M. Guizot, je pris la liberté d’adresser à l’illustre écrivain quelques objections : ces objections me procurèrent la bonne fortune d’une réponse des plus intéressantes que je suis autorisé à publier, et qui peut servir de commentaire à la pensée de l’auteur sur le rôle et la valeur de la science philosophique.


« Je prendrais un grand plaisir, monsieur et cher confrère, à causer un peu à fond avec vous des questions qui, malgré la diversité de nos occupations habituelles, nous préoccupent également l’un et l’autre. Je suis entré dans la vie de la pensée par l’histoire et la philosophie de l’histoire. J’ai donné mes plus fortes années aux affaires publiques. Ce qui m’est resté appartient aux questions religieuses. Je ne songe plus qu’à recueillir les souvenirs de ma vie politique et les raisons de ma foi. Dans le volume que je vous ai envoyé, il n’y a que des titres de chapitres ; à chacune des quelques idées qu’il contient manque le développement, c’est-à-dire la lumière qui justifie une idée en l’éclairant dans tout son cours, depuis son principe jusqu’à ses dernières conséquences. Je n’ai garde de prétendre y suppléer aujourd’hui et dans une lettre ; mais je tiens à vous dire tout de suite quelques mots sur les deux points auxquels vous avez touché en m’écrivant.

« Je ne veux et ne crois rien accorder à l’école positiviste quand je dis que ce qui dépasse le monde fini dépasse le domaine de la science humaine. Au-delà du monde fini, l’école positiviste nie qu’il y ait quelque chose. Ce n’est pas seulement la science, c’est la réalité au-delà du monde fini qu’elle conteste ; selon elle, ce n’est pas l’inconnu qui est au-delà de cette limite, c’est le néant. Quand elle fait à ce néant l’honneur de l’appeler l’inconnu, c’est par complaisance et respect humain. Le matérialisme est le fond des idées de cette école, et quand elle ne se dit pas matérialiste, c’est qu’elle est inconséquente ou pusillanime.

« J’affirme au contraire : 1° que, si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, elles ne sont pas celles de la réalité ; 2° que l’homme porte en lui-même non-seulement des désirs et des ambitions, mais des instincts et des notions qui lui révèlent des réalités au-delà du monde fini, et que, si l’homme ne peut pas avoir la science de ces réalités, il en a la perspective ; 3° que, sous l’impulsion et le légitime empire de cette perspective, l’homme poursuit dans sa vie intellectuelle la connaissance de ces réalités, qu’il ne peut que reconnaître, comme il poursuit dans sa vie pratique la perfection morale, qu’il ne peut atteindre.

« Je ne désarme donc point l’école spiritualiste dans ses efforts pour prouver, comme vous le dites, l’existence d’un ordre invisible. Cette noble école poursuit et saisit l’existence du monde invisible ; ce qu’elle ne peut atteindre, bien que ce soit son honneur de le poursuivre, c’est la science de l’ordre invisible.

« N’est-ce pas ce que vous dites vous-même quand vous dites : « Je ne crois pas ma pensée adéquate à l’essence des choses ? » Il n’y a de science que là où la pensée est adéquate à l’objet qu’elle étudie, quand il y a connaissance effectivement et possiblement complète et claire des faits et de leurs lois, de l’enchaînement des causes et des effets ; à ces conditions seulement, la science existe, et l’esprit scientifique est satisfait. Permettez moi de vous renvoyer à la quatrième méditation (les Limites de la science, p. 130-140), La notion de science n’y est pas étudiée et définie ; mais le sens que j’y attache est celui que je viens d’indiquer, et qui est, je crois, pour les philosophes comme pour le public, son vrai sens.

« J’ai reproché aux systèmes philosophiques non leur éternelle opposition, mais leur éternelle similitude. Les quatre grands systèmes dans lesquels se résument tous les autres se rencontrent aux débuts de la philosophie, et se reproduisent dans tout le cours de son histoire, toujours les mêmes au fond, quelle que soit la variété des développemens et le plus ou moins de perfection de la forme. Cette immobilité prouve à la fois les lumières primitives que l’esprit humain a reçues et les limites de son travail scientifique.

« Je ne saurais admettre la parité que vous établissez entre l’opposition des systèmes philosophiques et celle des religions. Les systèmes philosophiques sont essentiellement divers et opposés. Toutes les religions ont un fond commun, la croyance au surnaturel, quelque divin et absurde qu’il soit ; mais elles n’ont pas toutes également tourné autour de ce fond commun. La plupart, en se mêlant soit aux rêveries et aux passions humaines, soit aux systèmes philosophiques, l’ont prodigieusement altéré et corrompu ; deux seulement, la juive et la chrétienne, sont restées fidèles au fond commun religieux primitif en le développant progressivement selon le plan et l’action de Dieu sur le genre humain. C’est par là que ces deux religions diffèrent essentiellement des autres, et révèlent une origine divine. »


Cette lettre remarquable, d’une si belle clarté et d’un si ferme esprit, commente et développe heureusement quelques-uns des points de la doctrine philosophique de M. Guizot. Elle ne détruit pas, à notre avis du moins, la difficulté que nous avions eu l’honneur de lui proposer. Cette difficulté portait sur le singulier accord que nous avions cru remarquer entre la pensée de M. Guizot et celle de l’école positiviste à propos de la nature et des limites de la philosophie. M. Guizot repousse cette assimilation en affirmant que le positivisme nie non-seulement la science, mais la réalité même de tout ce qui est au-delà du fini. Les positivistes sont, nous dit-il, des matérialistes inconséquens. Nous ne pouvons consentir à accepter cette explication. Sans doute il arrive dans la pratique que les positivistes s’expriment souvent comme les matérialistes eux-mêmes, souvent aussi ils sont purement et simplement des matérialistes ; mais c’est qu’alors ils sont, selon nous, des positivistes inconséquens. Le positivisme, dans son esprit, dans son idée vraie, dans la pensée d’Auguste Comte, son fondateur, se distingue essentiellement du matérialisme. L’idée-mère du positivisme, c’est que la science doit s’abstenir de toutes recherches sur les causes premières et sur l’essence des choses ; elle ne connaît que des enchaînemens de phénomènes ; tout ce qui est au-delà n’est que conception subjective de l’esprit, objet de sentiment, de foi personnelle, non de science. Or une telle théorie exclut aussi bien le matérialisme que le spiritualisme. Nous ne connaissons pas plus l’essence de la matière que l’essence de l’esprit, pas plus l’essence de l’esprit que l’essence de la matière. Les origines et les causes nous sont inaccessibles. En dehors de la chaîne et de la série des phénomènes, il n’y a qu’un vaste inconnu que l’on peut appeler comme on veut, selon les tendances de son âme, mais qui est absolument indéterminable par aucun procédé scientifique.

Telle est la véritable idée du positivisme, comme il serait facile de le prouver par un grand nombre de passages empruntés aux maîtres de l’école. Je n’en citerai qu’un, qui est explicite et décisif. « Ceux qui croiraient que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit là-dessus se tromperaient : elle ne nie rien, elle n’affirme rien, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient[5]. » Devant une déclaration aussi expresse, il est impossible d’imputer au positivisme une autre doctrine que celle que nous venons d’exposer ; mais alors je cherche vainement en quoi cette manière d’entendre la philosophie diffère de la pensée de M. Guizot Que dit-il en effet ? Voici ses propres paroles : « Le docteur Chalmers dit vrai ; les limites du monde fini sont celles de la science humaine ; jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne saurait le dire. Le monde fini seul est à sa portée, et c’est le seul qu’elle puisse sonder… L’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent au-delà ;… mais de cet ordre supérieur il n’a que l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science… L’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent ; mais les yeux n’y pénètrent pas. »

Plus je médite ces belles paroles, moins je vois la différence qui les sépare de la pensée de M. Littré. « Ce qui est au-delà, dit M. Littré dans un langage qui rappelle même pour la forme la page que nous venons de citer, est absolument inaccessible à l’esprit humain ; mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité, tant matérielle qu’intellectuelle, tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idée positive du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voiles, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. »

Je l’avoue, je m’étonne que M. Guizot, citant cette belle page, d’un accent presque religieux, saisisse précisément cette occasion de refouler le positivisme dans le matérialisme et dans l’athéisme. J’ai de la peine à me faire à cette méthode qui consiste à toujours précipiter les gens dans l’erreur, et à les y plonger de plus en plus, même quand ils essaient d’y échapper. Est-il donc si avantageux d’exagérer l’erreur, d’élargir l’abîme qui sépare les hommes ? Au lieu de chercher par où les autres pensent comme nous, ce qui est une garantie pour notre raison, devons-nous toujours chercher par où ils ne pensent pas comme nous, ce : qui est une arme pour le scepticisme, et cela sous prétexte de logique, comme si nous étions toujours sûrs d’être nous-mêmes d’infaillibles logiciens ?

Or, quelque effort que je fasse, il m’est impossible ici de ne pas voir une seule et même pensée chez M. Guizot et chez M. Littré. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a de science que du monde fini. Pour l’un comme pour l’autre, il y a quelque chose au-delà du fini : c’est l’infini selon M. Guizot, c’est l’immensité selon M. Littré. Selon M. Guizot, nous en avons la perspective ; selon M. Littré, nous en aurons la vision. « C’est un océan où nous n’avons ni barque ni voiles, » dit l’un « C’est un espace où nos yeux ne pénètrent pas, » dit l’autre. « Nous y croyons, dit encore M. Guizot ; mais il ne nous est pas donné de le saisir et de le contrôler. » « Elle nous apparaît, dit M. Littré, avec son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. »

Mais, dira-t-on, l’école positiviste rejette Dieu et l’âme comme des hypothèses arbitraires et provisoires. Oui, sans doute, mais en tant que ces hypothèses se présentent comme scientifiques, et à ce point de vue vous les rejetez vous-même, puisqu’il n’y a de science que du monde fini. L’école positiviste ne rejette pas ou ne peut pas rejeter la foi à ces vérités, car la foi est un état subjectif de l’âme, que l’on éprouve ou que l’on n’éprouve pas, mais qui ne peut être l’objet ni d’une démonstration ni d’une réfutation. L’infini n’étant pas objet de science selon M. Guizot, on ne peut le démontrer ; on ne peut donc réfuter ceux qui le nient. D’ailleurs, nous venons de le voir, l’école positive ne nie pas l’infini. M. Littré l’affirme au contraire dans des termes presque magnifiques ; il ne nie ou plutôt il n’écarte que tel ou tel attribut de l’infini. Or c’est ce que fait également M. Guizot, lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de science de l’infini. Si en effet nous pouvons dire, par exemple, avec certitude, que Dieu est intelligent, qu’il est libre, comment soutiendrait-on que cet objet échappe absolument aux prises de la science humaine ?

Si donc, dans le livre de M. Guizot, nous mettons le christianisme à part, il nous est impossible de voir dans sa philosophie autre chose que le positivisme. En d’autres termes, s’il n’était pas chrétien, il serait, il devrait être positiviste : d’où l’on peut conclure encore que quiconque n’est pas chrétien doit être positiviste. Ce n’était donc pas sans raison que nous avions pris la liberté d’objecter à M. Guizot qu’il désarme la philosophie spiritualiste devant ses adversaires, car l’objection d’impuissance dirigée contre la philosophie porte contre le spiritualisme aussi bien que contre les autres doctrines. S’il n’y a pas de science de l’infini, toute doctrine est impuissante, y compris la nôtre. Qu’avons-nous donc de mieux à faire qu’à laisser là cette science inutile, et à nous rejeter soit dans le positivisme, soit dans la foi ?

M. Guizot affectionne un procédé de discussion qui consiste à pousser son adversaire à l’extrême, en lui reprochant d’être trop timide et de ne pas accepter hardiment toutes les conséquences de sa pensée. J’oserais presque lui faire le même reproche, quoique l’on sache que ce ferme esprit ne pèche point par timidité. Ici, il n’a pas osé dire toute sa pensée : c’est que la philosophie spiritualiste est aussi impuissante que les autres. J’aurais voulu, je l’avoue, le voir aller jusque-là ; j’aurais voulu le voir réfuter les preuves de l’existence de Dieu données dans les écoles spiritualistes, les preuves de la providence données par Socrate et Platon, la justification de la providence dans Leibniz et dans Malebranche, les raisons en faveur de la vie future développées dans le Phédon. Il eût été étrange de voir M. Guizot engager une telle polémique, et jouer, ne fût-ce qu’un moment, le jeu des athées. Cependant non-seulement cela eût été conséquent, mais c’était même nécessaire pour justifier la thèse générale de l’impuissance scientifique et démonstrative de la philosophie ; s’il y a en effet quelque part de bonnes preuves de Dieu, de la providence et de la vie future, pourquoi dire qu’il n’y a pas de science de l’infini ?

Peut-être en disant que la philosophie n’est pas une science, qu’elle n’est pas adéquate à son objet, M. Guizot n’a-t-il voulu dire que ce que nous avouons nous-mêmes les premiers, à savoir que la métaphysique n’a pas la rigueur démonstrative des mathématiques ou de la physique ; ce qui n’empêcherait pas qu’elle ne pût faire valoir en faveur de telle doctrine des raisons solides et considérables, propres à entraîner la conviction. Quelle est donc alors la différence de la philosophie et de la religion ? A quel titre conclure de l’impuissance de la première à la nécessité de la seconde ? Est-ce que l’apologie chrétienne de M. Guizot, si forte qu’elle soit, peut avoir la prétention d’une démonstration scientifique ? est-ce qu’elle est fondée sur autre chose que des raisons, des considérations plus ou moins fortes, plus ou moins plausibles, plus ou moins décisives ? Et s’il se décide en faveur de ces raisons parce qu’elles lui paraissent bonnes, pourquoi ne pourrions-nous pas, avec un droit équivalent, nous décider pour nos propres raisons parce qu’elles nous paraissent également telles ? Que la philosophie soit ou ne soit pas une science, cela ne fait rien à la question, puisque la religion n’est est pas une non plus. Cette objection est bonne pour les positivistes ; elle ne l’est pas pour les chrétiens. La philosophie ne résout pas les problèmes, dites-vous ; mais par la même raison je dirai que la religion ne les résout pas davantage, car c’est le même esprit humain, usant de part et d’autre des mêmes procédés, qui se résout à lui-même ces problèmes, soit par la religion, soit par la philosophie. Par exemple, les philosophes spiritualistes admettent certains principes nécessaires ou vérités premières, et sur ces principes ils fondent la démonstration de l’existence de Dieu. M. Guizot admet les mêmes principes, les mêmes vérités, et il s’en sert pour prouver la révélation. Or, si la preuve de l’existence de Dieu par ces principes n’a nulle valeur démonstrative, comment se pourrait-il que la preuve de la révélation par les mêmes principes en eût une ? Réciproquement, si l’on est autorisé à se servir de ces principes pour prouver la révélation, comment ne serait-on pas autorisé à s’en servir pour prouver Dieu ? En deux mots, comment pourrait-on nous obliger à accepter le plus, c’est-à-dire la révélation, sous prétexte que nous serions impuissans à démontrer le moins, c’est-à-dire l’existence de Dieu ?

Ce qui donne à supposer que la foi résout des questions que la philosophie ne résout pas, c’est que la foi, quand elle est acceptée, a un caractère de confiance absolue qu’une opinion philosophique, quelle qu’elle soit, ne comporte pas. D’un côté c’est Dieu qui parle, et de l’autre c’est l’homme ; mais on ne voit pas que la question est précisément de savoir si c’est Dieu qui parle, et, toute grâce surnaturelle mise à part, la croyance que c’est Dieu qui parle est fondée sur des raisons, c’est-à-dire sur des opinions, qui ont exactement le même caractère de certitude relative que les opinions philosophiques. Ces raisons après tout ne sont que des raisons humaines, tirées de la nature de notre intelligence et fondées sur des raisonnemens tout humains. Les miracles, dira-t-on, sont divins : soit ; mais les raisons de croire aux miracles sont des raisons humaines, du même ordre que celles que l’on donne pour n’y pas croire. Celui qui croit aux miracles, aux prophéties, à l’authenticité des Écritures, ne croit donc en définitive qu’à sa propre raison, et cette raison, en tant qu’elle se prononce pour, n’a pas plus d’autorité qu’en tant qu’elle se prononce contre. Vous n’avez donc pas le droit d’invoquer contre la philosophie sa prétendue impuissance ; l’apologétique chrétienne n’a sous ce rapport aucune prérogative, aucun avantage sur la philosophie, et n’est elle-même qu’une certaine sorte de philosophie.

Enfin n’oublions pas que cette confiance absolue que donne la foi, elle la donne dans toutes les religions du monde : on sait bien que le mahométan, le brahmaniste, le bouddhiste, l’israélite, sont aussi tranquilles dans leur foi, aussi assurés qu’elle résout tous les problèmes que le peut être le chrétien. Cette confiance absolue peut donc se rencontrer avec l’erreur, et n’est point par conséquent un signe de vérité. Si maintenant vous affirmez l’incontestable supériorité du christianisme, sur toutes les autres religions, vous n’aurez d’abord rien prouvé ; supériorité ne signifie pas vérité absolue. La religion des Turcs est supérieure à celle des nègres ; ce n’est pas cependant la vraie religion. En outre cette supériorité ne peut être prouvée que par des argumens historiques et philosophiques du même ordre que ceux que l’on a déclarés impuissans quand ils sont employés par les philosophes. Enfin, il est vrai, la religion est surnaturelle ; mais les preuves de la religion ou, si vous voulez, les preuves de ces preuves n’ont aucun caractère surnaturel, et sont de même ordre que les preuves philosophiques en général.

En un mot, il n’y a que deux états d’esprit qui donnent la certitude absolue : la foi et la science. D’une part, la certitude de la foi n’est pas incompatible avec l’erreur, comme le prouve l’exemple des fausses religions ; d’autre part, la science n’est pas plus le caractère de la religion que de la philosophie[6]. Or entre la science (au sens strict) et la foi il n’y a que l’opinion. L’apologétique chrétienne ne se fonde donc que sur l’opinion tout aussi bien que l’apologétique philosophique. Entre M. Guizot et les philosophes, il n’y a qu’une question d’opinion. Il a ses opinions comme les philosophes ont les leurs. Les doctrines philosophiques ne le satisfont pas ; mais les philosophes ne sont pas satisfaits davantage par ses propres doctrines. Il n’y a donc pas lieu d’argumenter d’une prétendue impuissance de la philosophie, comme si l’on avait un criterium qui nous manque ; il n’y a pas lieu d’établir entre le philosophe et le croyant une inégalité qui ne se fonde sur aucun titre. L’un et l’autre cherchent, l’un et l’autre se persuadent par des raisons toutes personnelles, l’un et l’autre essaient d’entraîner les hommes en présentant ces raisons sous le meilleur jour possible. Lorsque M. Guizot nous dit : — La philosophie ne résout pas les problèmes, la religion les résout, — nous pourrions tout aussi bien renverser les termes, car la religion résout les problèmes pour les croyans, et la philosophie les résout pour les philosophes. Si l’on demande quelle philosophie ? je puis demander aussi quelle religion ? Et l’on verra que tout revient à cette proposition : chaque opinion résout les problèmes pour celui qui l’adopte ; en d’autres termes, l’on est toujours de sa propre opinion, car, si on ne pensait pas que cette opinion résout les problèmes, on ne l’aurait pas adoptée. Laissons donc de côté cette accusation générale d’impuissance dirigée contre la philosophie, et voyons maintenant si la théologie chrétienne, plus heureuse que la philosophie, résout les problèmes que celle-ci ne résoudrait pas.


III

Je me représente, je l’avoue, un mode d’apologétique chrétienne différent de celui qu’a choisi M. Guizot. Au lieu d’insister sur l’impuissance scientifique de la philosophie et sur la supériorité des explications chrétiennes, je comprendrais que l’on fît valoir surtout l’efficacité pratique du christianisme. C’est par là que le christianisme peut trouver encore un large et sûr accès dans beaucoup d’âmes. En montrant et surtout en faisant sentir vivement la consolation que la religion apporte à l’âme dans les chagrins, la force qu’elle lui prête dans le combat des passions, on se placerait, je crois, sur un terrain inexpugnable, sur le terrain de l’expérience intérieure, où chacun est seul juge de ce qu’il éprouve. Comment contester ses consolations à qui se sent consolé, le sentiment de sa force à celui qui l’a éprouvée ? Contre cette expérience, quelle objection peut prévaloir ? Le meilleur médecin est celui qui guérit. Ce n’est pas pour des raisons spéculatives et en croyant à la médecine comme science que les hommes s’adressent à elle ; c’est par un instinct irrésistible qui, dans les maux de ceux qui nous sont chers et dans les nôtres, nous pousse à chercher des secours. Pourquoi dans les maux de l’âme, dans la douleur, dans la passion, n’aurions-nous pas recours au médecin ? La preuve spéculative ne peut pas être donnée, il est vrai ; mais elle est inutile. S’il est permis de comparer le sacré au profane, et les mystiques l’ont fait souvent, celui qui croit à la fidélité de la femme aimée n’y croit pas sur un fondement scientifique ; non, sans doute : il croit, et tout est dit. Le cœur a des raisons que la raison ne comprend pas. Que faut-il donc pour prouver le christianisme de cette manière ? Il faut une âme chrétienne parlant à des âmes chrétiennes. Tant qu’il y aura des âmes chrétiennes, il y aura un christianisme, et les preuves, si faibles qu’elles puissent être, seront toujours assez fortes. Quand il n’y aura plus d’âmes chrétiennes, il n’y aura plus de christianisme, et les preuves, si fortes qu’elles soient, seront toujours trop faibles. Enfin le christianisme ainsi compris inspirera le respect à tous ses adversaires. Qui donc en effet aurait le courage, au nom d’un intérêt abstrait de la raison, d’arracher sciemment à l’un de ses semblables sa consolation dans ses misères, son arme dans la bataille de la vie ?

Ce n’est point par ce côté que M. Guizot a cru devoir défendre le christianisme. Il ne veut pas seulement que la religion soit une source d’émotions pour l’âme ; il veut aussi qu’elle soit une source de lumière pour la raison. Il veut confondre la philosophie et l’humilier devant la religion. A la pauvreté et à l’obscurité de nos systèmes, il oppose la plénitude, la richesse et la clarté des dogmes chrétiens. Il dit aux philosophes : Vous êtes les ténèbres, et voici la lumière. Cette manière hardie de poser le problème est bien celle qu’on devait attendre du mâle esprit de M. Guizot : il ne se contente pas aisément des situations vagues et banales. Toutefois, précisément parce que cet esprit aime les situations tranchées, il comprendra que les philosophes n’acceptent pas aussi volontiers pour la philosophie l’humiliation qu’il lui impose, et qu’eux-mêmes à leur tour, avec respect, mais avec fermeté, lui demandent librement : Quelle lumière nous proposez-vous ?

C’est ici le lieu d’expliquer par quelles raisons nous prenons la liberté de nous avancer ici sur un terrain sacré, au bord duquel la philosophie spiritualiste s’est généralement arrêtée. Nous ne sommes animés d’aucune mauvaise intention contre les croyances d’un si grand nombre de nos semblables ; si elles sont la vérité, nous sommes les premiers à désirer qu’elles reconquièrent le domaine des âmes, comme on prétend qu’elles le font en effet. Nous ne demandons pas mieux, et nous sommes tout prêts à dire au Seigneur du fond du cœur : Adveniat regnum tuum ; mais chacun a ses croyances, et nous demandons que toutes les croyances aient le même droit de s’exprimer hautement et librement. Il importe au succès même de la vérité que chacun dise ce qu’il pense, tout ce qu’il pense. Le mariage équivoque de la philosophie et de la théologie, qui a été recommandé pendant longtemps, n’a servi en rien à la cause de la religion, et il a gravement compromis la cause de la philosophie, surtout de la philosophie spiritualiste. Dès qu’on a été persuadé de l’existence d’un traité secret entre le spiritualisme et l’église, toutes les objections et toutes les préventions dirigées contre l’une ont en même temps porté sur l’autre. Le spiritualisme est devenu, aux yeux de la plupart de ses adversaires, une opinion théologique, et c’est ainsi que l’athéisme a réussi à faire de sa cause la cause de la libre pensée. Nous croyons que, dans l’état actuel des opinions, le spiritualisme doit à la vérité et se doit à lui-même de se séparer de la théologie aussi nettement que de l’athéisme.

Les lecteurs des Méditations chrétiennes, à quelque doctrine qu’ils appartiennent, ont été généralement frappés d’une lacune étrange. L’auteur parle énergiquement et éloquemment en faveur du christianisme ; mais de quel christianisme s’agit-il ? Ne sait-on pas qu’il y en a deux essentiellement distincts, et, jusqu’à nos jours du moins, profondément hostiles : l’un qui admet entre Dieu et l’homme des intermédiaires sacrés, représentans immédiats de la Divinité, et qui soumet le sens propre et la conscience religieuse de chacun à une autorité infaillible ; l’autre qui supprime de tels intermédiaires, ne reconnaît d’autre autorité que l’Écriture, et donne à chaque individu le droit absolu de décider en matière de foi ? On sait de plus qu’indépendamment de cette différence fondamentale il y a des différences de dogme ou de pratique importantes entre les deux églises. Pour n’en citer qu’une seule, ce n’est pas une petite différence que celle qui consiste à admettre ou à rejeter la présence réelle et la confession.

Lorsque M. Guizot nous parle de la supériorité du christianisme sur la philosophie, nous avons donc le droit de demander : De quel christianisme est-il question ? Il montre en effet une telle impartialité entre les deux églises, il emprunte si souvent ses exemples à l’église catholique, on sait en outre qu’il s’intéresse si vivement à la question la plus pressante de l’église catholique au temps où nous sommes, que l’on ne peut pas considérer son livre comme plus protestant que catholique. D’un autre côté, il est clair que ce livre n’a pas un caractère dogmatiquement catholique. Évidemment l’auteur veut nous laisser le choix entre les deux églises, et, pourvu que l’on soit chrétien, peu lui importe comment on l’est. Son christianisme est une moyenne entre les diverses églises-chrétiennes ; c’est un minimum de christianisme dont il se contente pour échapper au rationalisme.

C’est ici qu’on ne peut s’empêcher d’arrêter l’illustre penseur. Quand il s’agit d’opinions humaines, d’écoles philosophiques, de partis politiques, je comprends très bien que l’on prenne une moyenne entre des doctrines diverses, que l’on puisse s’entendre sur un minimum d’opinions dans une profession de foi. Dans le domaine de la vérité relative ou humaine, il y a du plus et du moins, du vrai et du faux, du certain et de l’incertain ; il y a à prendre et à laisser. Le domaine de la religion est d’une tout autre nature ; c’est la vérité absolue. Il n’y a qu’une vraie religion, il n’y en a pas deux. On ne peut pas être chrétien en général ; il faut être ou catholique ou protestant. Si l’une des églises est dans le vrai, l’autre se trompe, et réciproquement. Dira-t-on qu’il faut laisser les querelles dans l’ombre parce que le temps n’est pas opportun ? Je le veux bien pour ceux qui ont fait un choix, et qui savent à quoi s’en tenir ; mais ceux que l’on veut ramener, car je suppose que l’on n’écrit pas pour les convertis, ceux que l’on appelle de la philosophie au christianisme, ont le droit de dire : A quel christianisme nous appelez-vous ? Rester en suspens entre l’un et l’autre, c’est être sceptique et non chrétien.

Il est difficile d’admettre que M. Guizot, malgré sa sympathie évidente pour l’église romaine, soit le moins du monde disposé à reconnaître la vérité du dogme catholique. Il ne défend le catholicisme qu’au point de vue chrétien. C’est donc, quoiqu’il ne le dise pas expressément, le christianisme réformé qui pour lui est la vérité. Dès lors pourquoi ne pas résoudre les difficultés qui s’élèvent contre la doctrine réformée ? Pourquoi ne pas répondre aux objections catholiques ? On défend le dogme orthodoxe contre le rationalisme protestant ; mais voilà bien longtemps que les catholiques ont signalé cette conséquence extrême du principe de la libre croyance du libre examen. La philosophie, à laquelle on reproche les incertitudes de la science, peut demander, au nom de Bossuet et de Rome, si l’église de Luther et de Calvin offre plus de sécurité, de fixité, de doctrine. Si nous n’avons pas d’autorité, vous n’en avez pas davantage, et vous tombez dans une contradiction qui au moins nous fait défaut : c’est qu’il y a un livre sacré et divin auquel vous devez vous soumettre, et ce livre, c’est vous qui le jugez. Vous appelez Dieu à votre propre tribunal ; vous jugez en dernier ressort de la parole sainte !

On accuse, dans le camp des libres penseurs, M. Guizot d’intolérance dogmatique et d’étroite orthodoxie. On serait plutôt frappé, en lisant son livre, du caractère rationaliste de sa philosophie chrétienne. Il est évident que le protestantisme le plus orthodoxe se dégage de plus en plus des liens dogmatiques. Quelle différence subsiste-t-il aujourd’hui, autre qu’une différence administrative, entre l’église de Luther et celle de Calvin ? On sait cependant à quel point ces deux églises ont été ennemies. L’accord où elles sont arrivées, au moins en France, ne peut s’expliquer que par un esprit de transaction dogmatique, qui a été la conquête du bon sens sur la théologie. M. Guizot accepte pour son propre compte la célèbre doctrine des dogmes fondamentaux, si souvent et si justement critiquée par l’église catholique. Qui dira en effet ce que c’est qu’un dogme fondamental ? Qui est-ce qui distinguera ce qui est fondamental et ce qui ne l’est pas ? Là où toute autorité fait défaut, toute déclaration d’articles de foi est arbitraire. M. Guizot, par exemple, admet cinq dogmes fondamentaux dans le christianisme : la création, la providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette table pour voir combien elle est artificielle, arbitraire, insuffisante, à un point de vue rigoureusement chrétien.

On peut être étonné d’abord de voir la providence donnée comme un dogme chrétien. Tout le monde sait en effet que la croyance à la providence est antérieure au christianisme, et qu’elle se trouve exprimée dans les termes les plus précis chez Socrate et Platon. Socrate disait : « Sachez quelle est la nature et la grandeur de la Divinité, qui peut à la fois tout voir, tout entendre, être présente partout et prendre soin de tout ce qui existe ! » Et Platon : « Avoue donc que les dieux connaissent, voient, entendent tout, et que rien de ce qui tombe sous les sens et l’intelligence ne peut leur échapper. » La providence n’est donc pas un dogme exclusivement chrétien, ni même exclusivement religieux ; c’est en même temps une doctrine philosophique. On pourrait tout aussi bien compter l’existence de Dieu parmi les dogmes chrétiens.

Si l’on s’étonne de voir au nombre des dogmes chrétiens une doctrine toute philosophique, on s’étonne aussi de certaines omissions singulières dans le credo dogmatique présenté par M. Guizot. Comprend-on par exemple que le dogme de la trinité n’y soit pas mentionné ? Qu’est-ce que le christianisme sans la trinité ? Qui est-ce qui distingue le christianisme du judaïsme ou du mahométisme, si ce n’est précisément la trinité ? Sans elle, l’incarnation et la rédemption sont impossibles. Voilà bien, il faut l’avouer, un dogme fondamental. Cependant non-seulement M. Guizot l’omet dans la table des cinq dogmes essentiels, mais je ne crois pas me tromper en disant que dans tout l’ouvrage ce dogme n’est nulle part mentionné. Dira-t-on qu’il est implicitement contenu et affirmé dans le dogme de l’incarnation ? Soit pour le Père, qui envoie son Fils, soit encore pour le Fils, qui est envoyé par le Père : voilà bien deux personnes de la sainte trinité ; mais où est la troisième ? Que devient le Saint-Esprit dans cette théologie ? Il n’est pas, que je sache, nommé une seule fois. On peut donc s’en passer sans trop d’inconvéniens. Où est alors l’égalité entre ces deux personnes, dont l’une remplit le livre de son nom et de son esprit, et dont l’autre est complètement absente ? Et, si l’égalité des trois personnes divines n’est pas un dogme fondamental, pourquoi l’égalité de deux d’entre elles en serait-elle un ?

On est encore étonné de voir M. Guizot passer entièrement sous silence le grand débat qui a mis l’Europe en feu au XVIe siècle, pour lequel, dans les deux églises, tant de grands hommes sont morts martyrs de leur foi, le débat sur la présence de Jésus-Christ dans l’hostie. Eh quoi ! au point de vue chrétien, il serait indifférent de croire à la présence corporelle ou à la présence spirituelle de Jésus dans l’eucharistie ! Je pourrais être chrétien, non de spéculation, mais de cœur, d’âme et de pratique, et ne pas savoir si, en approchant de la sainte table, c’est Jésus-Christ lui-même, corps et âme, que je vais m’assimiler, ou si au contraire l’hostie n’est qu’un symbole d’une assimilation toute spirituelle ! On n’est pas moins étonné de voir M. Guizot renvoyer aux théologiens le débat de la grâce et du libre arbitre, de la foi et des œuvres. Encore une fois, qu’est-ce que le christianisme, si la doctrine de la grâce, la doctrine de la justification, sont des doctrines lâches et arbitraires dont on prend ce qu’on veut, et que l’on accommode suivant les temps aux exigences profanes du sens commun, abandonnant le dogme lui-même dans sa précision et dans sa rigueur au pédantisme théologique ? Qu’est-ce donc qu’une telle foi, sinon une philosophie ?

Pour M. Guizot, tout protestant libéral est un rationaliste, tout rationaliste un panthéiste, tout panthéiste un athée. On sait que ce mode de déduction à outrance, que Leibniz appelait l’argument ad vertiginem[7], a été inventé par l’abbé de Lamennais dans son Essai sur l’indifférence ; mais on oublie qu’il le faisait remonter bien plus haut, et qu’il disait du protestantisme lui-même en général ce que M. Guizot dit du protestantisme libéral. Lorsqu’on voit en effet à quel point la théologie de M. Guizot est latitudinaire, avec quelle liberté il fait son choix entre les dogmes, laissant de côté ceux qui peuvent être les plus désagréables à l’imagination de notre siècle (le diable, les peines éternelles, le petit nombre des élus…), pour ne conserver que ce qui lui paraît le strict nécessaire, il est difficile de voir dans cette théologie choisie et triée autre chose qu’un demi-christianisme logiquement entraîné au rationalisme.

Prenons cependant tel qu’on nous le présente ce christianisme rudimentaire, avec ses cinq dogmes fondamentaux : création, providence, péché originel, incarnation et rédemption. De ces cinq dogmes, les deux premiers ne sont pas, à proprement parler, des dogmes chrétiens. Nous n’en voulons d’autre preuve que le témoignage de M. Guizot lui-même, pour qui l’on cesse d’être chrétien en niant la divinité de Jésus-Christ, lors même qu’on continue de croire à la providence et à la création. Restent donc, pour constituer essentiellement le christianisme, trois dogmes fondamentaux : péché originel, incarnation et rédemption. De ces trois dogmes, les deux derniers sont évidemment les conséquences du premier. En effet, sans péché, point de rédempteur, et sans la rédemption point d’incarnation. Ainsi le christianisme tout entier est contenu dans le dogme de la chute originelle.

C’est ici qu’il faut admirer avec quelle facilité les esprits les plus vigoureux et les plus solides arrivent à abonder dans leur propre sens, lorsqu’une fois ils ont pris un parti, et combien il est aisé en logique, aussi bien qu’en morale, de voir la paille dans l’œil de son voisin sans voir la poutre qui est dans le sien. M. Guizot est on ne peut plus sévère pour la philosophie ; il la déclare impuissante, remplie d’hypothèses chimériques, obscures, contradictoires. Il déclare qu’aucun philosophe ne l’a jamais satisfait sur le problème du mal. Ainsi la doctrine de l’épreuve, la doctrine de l’optimisme, les belles et profondes considérations de Platon, de Leibniz et de Malebranche sur la question du mal, tout cela mérite à peine l’honneur d’une discussion. Prenons au contraire la doctrine du péché originel : quelle clarté ! quelle simplicité ! quelle consolation pour le cœur ! quelle délivrance pour l’esprit ! Comme Dieu est déchargé de la responsabilité du mal ! comme sa bonté et sa justice sont mises à l’abri de toute objection ! En vérité, je comprends que l’on s’écrie avec saint Paul : « Le pot n’a pas le droit de dire au potier, pourquoi m’as-tu fait ? » Je comprends le silence, l’humiliation de l’esprit et de l’âme devant des problèmes insondables. Je comprends l’impérieux besoin d’espérer et de croire acceptant l’impossible, pour ne pas dire plus ; mais nous présenter cet impossible comme la lumière, c’est nous demander plus que ne peut accorder un esprit libre, qui n’a aucun goût malsain pour la révolte, qui ne peut cependant, sans abdiquer, renoncer à tous les droits de la conscience et du bon sens.

On donne le péché originel comme l’explication du mal ; mais lui-même est un mal, le plus grand mal, et il reste toujours à expliquer l’explication. On s’appuie, pour autoriser l’hypothèse du péché originel, sur des analogies empruntées à l’ordre physique ou à l’ordre moral. Voyez, dit-on, dans l’ordre physique, le mal naître du mal, la maladie se transmettre de génération en génération. Voyez, dit-on encore, l’opinion humaine faire descendre la responsabilité, soit en bien, soit en mal, du père aux fils, et l’infamie se perpétuer héréditairement[8]. De ces deux raisons, la première ressemble fort à ce que nous appelons en logique un cercle vicieux ; pour la seconde, c’est purement et simplement un préjugé, et même un préjugé odieux. L’hérédité physique des maladies est certainement un fait ; mais ce fait est lui-même une partie du problème qu’il s’agit de résoudre, à savoir le problème du mal. Cette transmission du mal du père aux enfans est précisément un des scandales qui révoltent le plus le cœur humain, l’un de ceux qui suscitent le plus de doutes, et les doutes les plus amers, les plus douloureux. C’est un de ces faits dont vous nous demandez, dont nous vous demandons l’explication. S’en servir pour rendre plausible et vraisemblable l’hypothèse que vous nous proposez, c’est supposer ce qui est en question. Si je demande comment il se fait qu’un enfant innocent hérite des infirmités d’un père coupable, comment croire que l’on répond à cette question en transportant à l’origine de l’humanité ce fait lui-même qui me remplit de pitié et d’horreur ? On aura beau établir que le péché originel est un fait, on n’aura pas prouvé par là que c’est un fait juste. Si l’on dit que d’un Dieu bon et parfait tout est bon, je n’en disconviens pas ; mais c’est là précisément l’explication philosophique que l’on a déclarée insuffisante, et cette explication, une fois admise, rend inutile toute autre hypothèse, y compris celle du péché originel.

J’ajoute que l’analogie tirée de l’hérédité des maux physiques est très imparfaite dans le cas qui nous occupe, car la source de ces maux n’est pas toujours coupable. On voit un père aliéné ou phthisique transmettre à ses enfans la phthisie ou l’aliénation, sans qu’on puisse le considérer lui-même comme coupable du mal dont il est la source : autrement il faudrait bientôt transformer toutes nos maladies en crimes ; mais s’il est des cas où l’hérédité du mal a lieu sans péché et par une simple loi de la nature, n’est-il pas évident que c’est la même loi qui s’applique dans les autres cas, et que par conséquent il y a là, non un châtiment héréditaire, mais une simple communication du mal suivant des lois données, d’où il n’y a rien à conclure en faveur du dogme en question ?

La doctrine de la chute n’explique rien de ce qu’il s’agit d’expliquer ; par exemple, elle n’explique pas une grande partie du mal qui couvre la terre, la douleur chez les animaux ; leur appliquera-t-on la doctrine du péché originel, et, pour rappeler le mot de Malebranche, « ont-ils donc mangé du foin défendu ? » Je sais que quelques pères n’ont pas craint de faire rejaillir jusque sur les animaux et même sur la nature matérielle en général les conséquences du péché primordial[9], et les théologiens réformés ont été extrêmement loin dans cette voie. Chez quelques-uns, c’est presque un dogme que le mal chez les animaux est une conséquence du péché de l’homme. Une extension aussi exorbitante de la doctrine du péché ne peut être avancée que par un fanatisme aveugle. Que devient d’ailleurs dans cette hypothèse la doctrine de la contagion héréditaire ? Ce n’est point par hérédité en effet que le mal s’est transmis de l’homme aux animaux. De plus, chez les animaux, les conséquences du péché ne pourraient être que des conséquences physiques et non morales : qui oserait les rendre responsables du péché d’Adam ? Dès lors, si le mal est le résultat de certaines lois physiques nécessaires, pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’humanité, et que devient la responsabilité héréditaire ? M. Guizot porte un défi aux philosophes, c’est d’expliquer l’inégalité et la distribution en apparence capricieuse des maux dans cette vie. Nous ne prétendons pas expliquer ce fait ; mais la doctrine du péché originel ne l’explique pas davantage. Si tous les hommes ont péché en Adam, ils ont péché également ; pourquoi la punition est-elle inégale ? Y aurait-il donc une aristocratie dans le péché ? y a-t-il des familles privilégiées dans le mal et qui se rattacheraient à Adam d’une manière plus directe ? Voilà une noblesse à laquelle personne de nous ne tiendra vraisemblablement ; il y a donc là encore un fait inexpliqué, et sur ce point la solution n’est pas une solution.

Le péché originel n’explique donc pas le mal physique dans le monde ; il n’explique pas davantage le mal moral, car il est lui-même le mal moral dans son essence. On s’étonne qu’il y ait du mal dans le monde, et le premier, le principal de tous ces maux, c’est le vice, c’est le péché. Or comment l’expliquez-vous ? Par le péché. N’est-ce pas le sophisme que l’on appelle en logique idem per idem ? Je demande comment Dieu, dans sa bonté et dans sa justice, a pu permettre que les hommes pèchent. C’est, dites-vous, parce qu’Adam a péché ; mais pourquoi Dieu a-t-il permis qu’Adam péchât ? Parce qu’il était libre. Si la liberté d’Adam explique le premier péché, pourquoi la même liberté n’expliquerait-elle pas tous les péchés ultérieurs ? D’ailleurs ce péché primitif lui-même, comment eût-il été possible sans tentation, sans passions, c’est-à-dire sans vices ? C’est l’orgueil, dit-on, c’est la curiosité indiscrète, c’est l’esprit de révolte, c’est la complaisance de l’homme pour la femme, Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est la concupiscence elle-même ? La concupiscence, que l’on considère comme une des conséquences du péché, en est donc en réalité la source ; c’est elle qui l’explique au lieu d’être expliquée par lui. Un penseur sérieux, qui a soutenu récemment à un point de vue tout philosophique la doctrine de la chute, M. Ernest Naville[10], a très bien vu la portée de cette objection et a essayé de la résoudre. Il y a, dit-il, une première tentation inévitable et inhérente à la liberté elle-même, c’est la tentation d’user de la liberté. Cette explication est ingénieuse ; mais elle ne remédie à rien, car l’homme pouvait user de sa liberté pour le bien comme pour le mal, et il aurait eu également conscience de sa liberté dans les deux cas. Pourquoi s’est-il cru plus libre en faisant le mal ? C’est ce qu’il faut expliquer. On ne le peut qu’en supposant déjà une tendance vers le mal ; mais, s’il y avait une tendance innée vers le mal dans le premier homme, pourquoi pas dans le second, dans le troisième, et ainsi de suite ? Alors le péché inné rend inutile l’hypothèse du péché transmis.

Ainsi la doctrine de la chute, présentée comme une solution au mystère de notre destinée, n’explique rien, absolument rien. Bien plus, elle multiplie les objections, et devient elle-même un problème beaucoup plus obscur que le problème primitif ; c’est un abîme où toute idée de justice et de responsabilité va s’engloutir. M. Guizot établit fortement que toute responsabilité suppose la liberté, et aussitôt après il se demande si la responsabilité ne peut pas être héréditaire. Est-ce que ces deux propositions ne sont pas contradictoires ? Si la responsabilité dépend de la liberté, comment puis-je être responsable d’une action que non-seulement je n’ai pas faite librement, mais que je n’ai pas même faite du tout ?

Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?


A moins d’admettre ou la préexistence des âmes ou une sorte de panthéisme humanitaire, comment comprendre cette expression théologique que tops les hommes ont péché en Adam ? Si je puis être responsable d’un péché qui m’est transmis par une action à laquelle je ne puis avoir volontairement contribué, car je n’ai pas contribué à ma naissance, pourquoi ne serais-je pas responsable, selon les idées des matérialistes, des fatalités de mon cerveau et des impulsions maladives de mon organisation ? C’est de part et d’autre remplacer la responsabilité morale par la responsabilité physique ; c’est de part et d’autre le règne de la fatalité.

Ce qui fait que tant d’esprits, sans aucune prévention hostile contre le christianisme, et même animés pour cette grande religion de cet amour respectueux que l’on a pour la foi de sa famille et la foi de son enfance, résistent cependant et résistent invinciblement au dogme chrétien, c’est qu’ils croient avoir dans leur âme une idée de justice supérieure à celle qu’on leur propose. Une morale qui rend les enfans responsables des fautes de leur père est une morale que l’on peut proprement appeler barbare ; une théologie qui encore aujourd’hui considère les Juifs comme responsables du péché de leurs ancêtres, une théologie qui enseigne un Dieu poursuivant les enfans jusqu’à la troisième et la quatrième génération est une théologie barbare dont l’atrocité primitive est recouverte par les prodiges qui plus tard ont fleuri sur cette racine amère. Le dogme si enivrant pour l’imagination et pour la sensibilité d’un Dieu mort pour les hommes a attiré à lui toute la pensée et toute la foi ; l’on a oublié que ce miracle d’amour n’était possible que par un miracle de cruauté. Si l’on dit qu’il y a une justice pour Dieu autre que pour les hommes, on ruine par la base les principes de toute croyance, soit morale, soit philosophique, car qui m’assurera qu’il n’y a pas aussi une vérité pour Dieu et une vérité pour les hommes ? Là est la racine d’un scepticisme irrémédiable. J’admets une justice surhumaine, c’est-à-dire une justice plus juste que la mienne, et qui pèse dans des balances infiniment délicates ce que je ne puis peser que dans des balances grossières, une justice qui se confond avec la miséricorde, et qui ne fait pas payer aux hommes le péché d’être né ; mais quant à cette justice qui punit les innocens pour les coupables et qui déclare coupable celui qui n’a pas encore agi, c’est la vendetta barbare, ce n’est pas la justice des hommes éclairés. Elle n’est pas au-dessus de mon idée de justice, elle est au-dessous. Sur ce point, soyez-en sûrs, nous avons aussi une foi, une foi aussi ferme que la vôtre. Ce n’est pas pour des raisons de critique plus ou moins contestées entre les savans, c’est pour des raisons morales, c’est par respect pour le saint nom de la Divinité que nous nous refusons à cette théologie. Nous aurions honte d’imputer à Dieu ce dont nous aurions des remords nous-mêmes, si comme législateurs humains nous avions porté une pareille loi.

Comme la raison, selon nous, doit rejeter le fondement même et le principe de tout le système théologique de M. Guizot, nous n’avons pas besoin de discuter les considérations, intéressantes d’ailleurs, que M. Guizot fait valoir en faveur du surnaturel. Peu importe la possibilité métaphysique du surnaturel, peu importe la question de savoir si la possibilité des miracles est ou n’est pas contenue, dans le principe de la personnalité divine. La première condition d’une religion vraie, c’est l’accord avec la conscience morale ; sur ce point, nous sommes et nous devons être inflexibles. Il n’y a pas de miracle qui me force à déclarer juste ce qui ne l’est pas ; car je puis me défier du témoignage de mes sens, et l’on ne réussira jamais à me prouver que l’extraordinaire soit le miraculeux ; mais je ne puis me défier du témoignage de ma conscience morale sans mettre tout en question. Bossuet dit quelque part avec cette candeur de foi qu’on ne saurait trop admirer : « Nous avons tous dans le cœur l’impression naturelle de cette justice qui punit le père sur les enfans. » Que ceux qui ont cette impression naturelle dans le cœur se tiennent pour satisfaits de cette belle théologie, nous n’y trouvons rien à redire ; mais ceux qui trouvent dans leur cœur une impression naturelle absolument contraire à celle-là ont le droit de préférer les faibles lumières de la philosophie aux trompeuses clartés qu’on leur propose de si haut.

Pour nous résumer sur les trois propositions fondamentales qui composent la démonstration de M. Guizot, nous accordons la première, mais nous ne pouvons consentir aux deux autres. Oui, il y a des problèmes naturels, universels, indestructibles, et nous considérons comme une chimère la prétention de les abolir dans l’âme humaine, d’en détourner à jamais l’esprit et le cœur de l’homme. Non, il n’est pas vrai que la philosophie soit absolument impuissante dans la solution de ces problèmes, et, si elle l’est, toute théologie l’est également, car on a cent fois démontré que toute religion révélée suppose la religion naturelle. Si je suis incapable de me démontrer qu’il y a un Dieu, comment serais-je capable de me démontrer que Jésus-Christ est Dieu ? Non, il n’est pas vrai que la théologie chrétienne explique ce que la philosophie n’expliquerait pas, car tout l’édifice du dogme chrétien repose sur un postulat inacceptable, la responsabilité sans liberté.

Est-ce à dire que nous méconnaissons la grandeur et la beauté de la théologie chrétienne, et que nous ne voyons dans ses dogmes et dans ses rites que des fictions arbitraires et des superstitions ridicules ? Non, sans doute ; mais ses dogmes et ses cérémonies ne sont pour nous que de grands symboles, dont la valeur est précisément dans les vérités métaphysiques que ces cérémonies expriment et que ces dogmes recouvrent. Pris à la lettre, le dogme du péché originel est, nous l’avons dit, une doctrine barbare : entendu symboliquement, c’est une forte et hardie expression de la solidarité humaine et de cette mystérieuse sympathie qui unit tous les hommes en un seul corps, et les fait tous souffrir des souffrances d’un seul. Entendue à la lettre, la doctrine de l’incarnation est une contradiction dans les termes, et Spinoza a pu dire qu’un Dieu fait homme n’est pas plus intelligible qu’un cercle qui se ferait carré ; mais, entendu symboliquement, ce dogme merveilleux exprime admirablement l’union intime de l’infini et du fini dans la création, la présence intérieure de Dieu dans l’homme et la vie de l’homme en Dieu. Pris à la lettre, le dogme de la rédemption est inadmissible, car comment n’y a-t-il qu’une partie de l’humanité qui ait été rachetée, et pourquoi tant de grandes âmes païennes ont-elles été privées de cette voie de salut, et, si elles ont pu s’en passer, pourquoi n’en serait-il pas encore de même aujourd’hui ? Prise symboliquement, la rédemption a un sens touchant et profond. Qui pourrait nier que le sang du Dieu-homme n’ait racheté l’humanité de bien, des misères morales et physiques ; qui pourrait sans émotion, parmi ceux que le christianisme a nourris et formés, contempler le signe sacré qui conserve vivant pour nous le souvenir du supplice honteux et glorieux du Fils de l’homme ? La trinité prise à la lettre est un dogme dangereux, car, si l’unité de substance est conciliable avec la pluralité des personnes, que répondre au panthéisme, qui prétend précisément que la diversité des personnes ne prouve pas la pluralité des substances ? Entendue symboliquement, comme l’ont bien souvent expliqué les pères et Bossuet en particulier, la trinité représente admirablement dans leur source divine les trois grandes forces de l’âme, puissance, intelligence et amour, indivisiblement unies, se pénétrant en se distinguant, s’opposant en s’identifiant, comme en nous-mêmes ; elle exprime enfin l’unité multiple que Platon a démontrée nécessaire à l’origine des choses, pour que le monde ne s’abîme pas dans l’unité immobile de l’être ou dans la dispersion infinie du non-être. Pris à la lettre enfin, le dogme de la grâce, lié à celui de la prédestination, est un dogme révoltant ; il nous représente l’idée d’une faveur arbitraire ou d’une condamnation non moins arbitraire, d’un choix qui, précédant les actes et n’étant pas guidé par l’idée de la justice, ne se distingue en rien de la fatalité ; c’est aussi une doctrine qui tend à détruire en l’homme toute liberté et toute responsabilité personnelle. Entendue symboliquement, la doctrine de la grâce représente l’appui que l’âme trouve pour le bien dans l’amour, dans l’enthousiasme, dans les nobles sentimens, sans lesquels le libre arbitre serait misérablement pauvre et insuffisant. Seulement ces sentimens d’amour, nous n’avons pas à les attendre passivement d’un acte arbitraire de libéralité gratuite ; c’est à nous-mêmes à les produire, à les développer en nous et chez les autres hommes par l’effort de la liberté. En un mot, nous ne voulons pas sacrifier la philosophie au christianisme ; mais nous serons volontiers les premiers à reconnaître que le christianisme lui-même est une grande philosophie.

N’oublions pas enfin que le christianisme à l’origine a été une doctrine pratique plutôt que spéculative, que le Christ est venu racheter les âmes misérables et pécheresses beaucoup’ plus que proclamer des dogmes. La théologie dogmatique est une grande chose, c’est la métaphysique de la religion ; ce n’est pas la religion. Jésus-Christ lui-même l’a dit : « Aimez Dieu par-dessus toutes choses, et votre prochain comme vous-mêmes ; voilà toute la loi. » Cette loi est la nôtre, et il n’en faut pas d’autre pour être chrétien. C’est ce que pensent aujourd’hui beaucoup d’hommes pieux et éclairés. Nous le pensons avec eux.


PAUL JANET.

  1. Il y aura un quatrième volume, consacré aux questions de critique et d’exégèse, mais il ne changera rien évidemment à l’ensemble des vues de M. Guizot.
  2. Il faut en excepter le judaïsme, si je ne me trompe.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er février 1869, le Christianisme et la Société française, par M. Albert de Broglie.
  4. Les évêques seuls auraient ce droit dans une certaine mesure ; mais l’on sait comment ils sont traités par Rome lorsqu’ils se permettent d’être un peu trop accommodans envers les principes de la révolution.
  5. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 52.
  6. La religion, une fois acceptée pour vraie, peut prendre la forme scientifique ; mais il en est de même de toute philosophie.
  7. Argument qui consiste à vous pousser à un abîme ; en vous faisant voir les conséquences extrêmes de vos idées.
  8. M. Guizot, il faut le dire, a renoncé à ce second argument ; mais il continue à être donné dans les écoles catholiques, on l’enseigne même aux petits enfans !
  9. Saint Théophile d’Antioche considère comme conséquence au péché la férocité des animaux sauvages, Tatien le poison des plantes vénéneuses, saint Augustin les naissances monstrueuses, saint Isidore l’affaiblissement de la lumière du soleil et de la lune. (Manuel de l’histoire des dogmes chrétiens, par Henri Klée, traduction française de l’abbé Mabire, t. Ier, p. 423.)
  10. Le Problème du mal, par M. Ernest Naville, Genève 1869.