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Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Il ne faut pas juger d’après les apparences

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C. Darveau (Ip. 337-357).

XVII

IL NE FAUT PAS JUGER D’APRÈS LES APPARENCES.


— Bonjour, Noémie, donnes-tu l’hospitalité à la pauvre folle, ce soir ? dit Geneviève en entrant chez la veuve Letellier.

— Entrez, Geneviève, entrez. Tant que Noémie aura un morceau de pain, elle le partagera volontiers avec les malheureux ; tant qu’elle aura un toit où s’abriter, elle ne laissera personne à la belle étoile. Mais bientôt il me faudra chercher, à mon tour, un gîte quelque part, car je n’ai plus de terre, plus de maison, plus rien !

— C’est Picounoc qui est ton seigneur et maître ; on m’a conté cela. Il est riche, Picounoc, et, s’il veut faire des œuvres de charité, il a beau. Il devrait te rendre tes biens.

Noémie regarda la folle avec étonnement, car elle trouvait son langage bien sensé.

— Il s’est déjà montré fort généreux à mon égard, Geneviève, et, peut-être que sa bienveillance n’est pas encore fatiguée.

— S’il était hypocrite ?

— Pourquoi parlez-vous ainsi, Geneviève.

— Parce que je t’aime.

— Et lui, pensez-vous qu’il m’aime aussi ? demanda la veuve en souriant.

— Lui ? ah ! s’il ne t’avait pas aimée, tu ne serais pas dans la peine et la misère comme tu l’es aujourd’hui !

Cette réponse de la folle fit une impression pénible sur l’esprit de Noémie. Elle ne répondit rien. Agnès qui était sortie pour traire la vache entra avec sa chaudière.

— Le lait est une bonne boisson, dit la folle, et ceux qui en boivent beaucoup sont d’un tempéramment doux et calme.

— D’où venez-vous, Geneviève, il y a plusieurs jours que l’on ne vous a vue ? demanda Agnès.

— Je voyage autour de la terre en attendant que j’entre dedans.

— Quelle singulière pensée ! On dirait Geneviève, que vous revenez à votre bon temps, observa Noémie.

— Vous voulez dire au temps où je n’étais pas folle ? Défiez-vous de ceux qui sont trop fins.

La porte de la maison s’ouvrit tout-à-coup et un jeune homme entra. C’était Victor. Il courut à sa mère, l’embrassa avec effusion : C’est donc fini ! balbutia-t-il. Noémie, les yeux pleins de larmes, resta silencieuse.

— Ce n’est pas fini, interrompit la folle, ça commence.

— Tiens, Geneviève ! bonjour, dit le jeune avocat. Et toi Agnès tu es bien ?

— Aussi bien que possible.

— As-tu vu M. Saint-Pierre, mère ? demanda Victor d’une voix fort mal assurée.

— Oui, il m’a dit de ne pas perdre courage, et de ne le point mal juger, s’il avait acheté la terre.

— Le misérable ! murmura Victor.

Noémie, la folle et Agnès auraient vu la foudre tomber au milieu d’elles qu’elles n’eussent pas été plus surprises.

— Victor ! exclama la veuve.

— Oui, le misérable !… et je vais, dans l’instant, lui dire à sa face qu’il est un misérable…

— Mais pourquoi, mon enfant, parles-tu ainsi ? Tu ne sais donc pas tout ce qu’il a fait pour nous depuis vingt ans ? Parce qu’un jour il cessera de nous donner, nous lui jetterons l’outrage à la figure ? Est-ce là de la reconnaissance ?

— Vous ne savez pas ce qu’il a fait…

— Et quand même il aurait acheté notre terre ! Elle était à l’enchère, n’avait-il pas le droit de l’acquérir ? Ne vaut-il pas mieux que ce soit lui qui l’ait achetée…

— On parle de la bête, on en voit la tête, s’écria la folle…

Tous les yeux se tournèrent vers la porte. Picounoc entra. Il salua les femmes et s’avança pour donner la main à Victor.

— Jamais ! dit avec feu le jeune avocat.

Picounoc pâlit légèrement : Pourquoi me refuses-tu la main, dit-il ? il me semble que…

— Il me semble que vous devez vous l’imaginer pourquoi… reprit vivement Victor.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Noémie inquiète.

— Si cet homme l’eût voulu, ma mère, la maison où nous ne sommes plus que des étrangers serait encore à nous…

Une poignante émotion serrait le cœur de Noémie. Picounoc regardait Victor avec une assurance étonnante.

— C’est toi qui m’accuses de la sorte ? dit-il…

— Oui, je vous accuse et je vous convaincrai !

— Voilà comme l’on juge mal, quand on ne juge que d’après les apparences. Ah ! vous tous qui m’entendez, souvenez-vous de cette parole : les apparences sont souvent trompeuses, et il ne faut jamais se hâter de condamner son semblable.

— Et votre lettre au notaire Baudin ? reprit le jeune avocat.

— Eh bien ! ma lettre ?

— N’est-elle pas une preuve de votre mauvaise foi ?

— Je ne crois pas, monsieur Victor.

— L’entendez-vous ? il ne croit pas que cette lettre le condamne ?

— De quelle lettre veux-tu donc parler, Victor ? demanda la veuve avec émotion.

— Mère, écoutez-moi ! j’avais trouvé de l’argent pour payer M. Chèvrefils et empêcher la vente de nos biens. Le notaire qui me fournissait cet argent est un ami de M. Saint Pierre. Or, aujourd’hui que tout le monde est malhonnête, paraît-il, on prend mille précautions pour placer ses deniers. Le notaire écrivit à notre bon ami que voici, pour lui demander s’il y avait quelque danger à nous faire ce prêt, et notre bon ami lui a répondu de ne rien prêter.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Noémie, serait-il donc possible ?… Vous ! vous Pierre-Enoch, vous avez fait cela ?

La folle regardait tout le monde avec des yeux étranges, et elle riait d’un rire qui faisait mal.

— Voilà l’amitié de cet homme ! reprit le jeune avocat, d’un ton de mépris.

— Ah ! j’étais pourtant bien assez malheureuse ! soupira Noémie, et ses beaux grands yeux, chargés de reproches, s’arrêtèrent sur l’homme hypocrite.

— C’est vrai, reprit Picounoc avec lenteur, c’est vrai que j’ai fait cela : mais je n’avais pas de mauvaise intention.

— Vous vouliez acquérir une terre à bon marché, répliqua Victor.

— Et qu’importe le bon marché, puisque la propriété a toujours sa valeur, et que ce n’est pas pour moi ?

— C’est pour le bossu, je suppose ? Vous vous êtes entendus pour nous ruiner ?…

— Victor, tes paroles me feraient bien du mal, si je ne comprenais pas, qu’en effet, les apparences sont contre moi ; mais je te les pardonne parce que je t’aime, et parce que j’aime ta mère…

Noémie rougit et se retira en arrière : C’est fini entre nous, murmura-t-elle…

La folle battit des mains.

— Noémie, dit Picounoc, détestez-moi, si vous le voulez ; oubliez tout ce que j’ai fait pour vous ; refusez-moi votre main que je sollicite depuis si longtemps ; mais vous ne m’empêcherez pas de vous aimer et de vous faire du bien. Tenez, prenez ceci — il lui remit un papier soigneusement plié — c’est l’explication de ma conduite et ma justification, je l’espère.

Le jeune avocat reconnut un acte notarié. Il prit le papier des mains de sa mère, et le parcourut en un clin d’œil. À mesure qu’il lisait, sa figure reflétait toutes les impressions de son âme. Il pâlit, il rougit, il eut des sourires, et il finit par pleurer.

— Pardon ! monsieur Saint Pierre, pardon ! s’écria-t-il.

Noémie, de plus en plus stupéfaite, se laissa choir sur une chaise. Ses jambes tremblaient et son cœur battait à rompre sa poitrine. Agnès avait des larmes dans les paupières, sans savoir pourquoi. La folle, les poings serrés, murmuraient des mots inintelligibles.

— Je te pardonne, mon Victor, dit Picounoc, réellement ému. Je te le disais il y a une minute : les apparences sont trompeuses. Que cette leçon te serve pour l’avenir ! il est possible que dans la carrière où tu es entré, cette vérité soit souvent bonne à méditer.

Victor tenait serrées dans ses loyales mains les mains coupables de l’habitant.

— Mère, dit-il, nous sommes riches ! cette maison est encore à nous. Voici l’acte de donation.

— Oui, Noémie, reprit Picounoc, je vous rends votre propriété. Je ne l’avais acquise que dans ce but… Elle est à vous plus que jamais, et vous ne me devez rien !

Il n’était pas vrai que Picounoc avait acheté cette terre dans le but de la rendre ainsi, de suite, et sans compensation aucune à la veuve indigente. Il avait imaginé ce procédé loyal et généreux pour déjouer les menaces de l’ami bossu. Certes ! jamais moyen ne fut plus noble ni plus sûr. Et le sacrifice, après tout, n’existait qu’en apparence, puisque, selon toute probabilité, la ferme et la veuve reviendraient bientôt au rusé donateur. Le bossu pouvait parler maintenant, et dire de son ami Picounoc tout le mal qu’il voudrait, Picounoc se trouvait protégé par la plus forte des égides : une grande et belle action. Il regrettait une chose, c’était de n’avoir pas songé à cela plus tôt. Il ne se serait pas humilié devant sa fille, et ne l’aurait jamais sollicitée de prendre pour mari l’infâme bossu. Aux paroles de Picounoc, Noémie avait répondu : Je ne vous dois rien, dites-vous ? Oh ! je sens, moi, que je vous dois tout mon bonheur ! Comment pourrai-je m’acquitter envers vous ?

— Comment ? Noémie, répliqua Picounoc, vous ne l’ignorez pas, mais vous ne le voulez peut-être pas encore…

— Ma mère n’a plus rien à vous refuser, se hâta de dire le jeune avocat, qui entrevoyait tout-à-coup un avenir de félicité pour sa mère et pour lui-même.

— Vous l’entendez, Noémie, reprit Picounoc anxieux et presque tremblant.

— Vous nous avez comblés de tant de bienfaits ; vous venez encore d’accomplir une si généreuse action, que je croirais m’attirer la haine de mes amis et des reproches du bon Dieu, si je refusais plus longtemps de…

Elle n’acheva pas. Elle avait la chaste timidité d’une jeune fille.

— De devenir ma femme, Noémie ! achevez, de grâce ! dites-la cette parole que j’attends depuis vingt années et qui va me rendre le plus heureux des hommes !

— De devenir votre femme !… acheva-t-elle à voix basse en rougissant.

— Merci, Noémie, merci ! oh que je suis heureux ! Et, saisissant les mains de la femme charmante qu’il avait enfin réussi à attendrir, Picounoc les couvrit de baisers.

— Et quand serez-vous prête à venir prendre la première place dans ma maison ? demanda-t-il.

— Je vous le dirai ces jours-ci.

— Monsieur Saint Pierre, commença Victor, quand on fait du bien à ses amis on ne saurait trop en faire. Vous êtes bon et généreux, soyez-le pour tout le monde, soyez-le à l’excès.

— Eh bien ! que veux-tu, mon Victor ? où vas-tu arriver avec ce discours ?… reprit Picounoc en l’interrompant.

— Je voudrais aussi moi arriver à la félicité.

— Tu serais bien chanceux, jeune comme tu l’es. Moi je n’y arrive qu’après bien des années d’ennui, de peine et de chagrins.

— Vous m’effrayez, et je n’ose plus parler.

— Parle, mon enfant, parle ; si ton bonheur dépend de moi, tu l’auras, car je ne suis pas d’humeur à te faire de la peine aujourd’hui…

— Je vous demande la main de Marguerite…

— La main de Marguerite, dis-tu ?

— Oui… et ne me la refusez pas, je vous la demande au nom de la félicité qui remplit votre cœur, au nom de la joie qui remplit cette maison…

— Ça, mon Victor, ce n’est pas mon affaire à moi seul. Va trouver Marguerite et arrangez-vous comme vous l’entendrez, répondit en riant le joyeux Picounoc.

Victor, ne se le fit pas dire deux fois… Débordant d’ivresse ; il courut auprès de la jeune fille. Picounoc passa la soirée avec sa future. La folle, assise dans un coin, paraissait plongée dans une stupeur profonde : Il n’est donc pas méchant, pensait-elle. C’est moi qui suis véritablement folle, véritablement méchante. Tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait c’était pour le bonheur de Noémie !… qui aurait pu deviner cela ?

— Marguerite ! s’écria Victor entrant chez Picounoc.

— Victor ! répondit la jeune fille.

Et une chaude poignée de main s’échangea. Je ne jurerais pas que les échos solitaires de la mansarde ne furent point éveillés par un bruit mystérieux comme celui d’une bouche ardente sur une joue rose : je ne jure de rien.

— Depuis quand es-tu ici ? demanda la jeune fille.

— J’arrive.

— As-tu vu ta mère ?

— Oui, et ton père aussi.

— Papa ? où ? chez-vous ?

— Chez ma mère. Sais-tu l’affaire ?

— Quelle affaire ?

— Ton père sera bientôt le mien, et ma mère sera la tienne…

— Vrai ? Tu ne m’abuses pas… il aurait consenti…

— À devenir le mari de ma mère…

— Ah !… fit la jeune fille un peu désappointée…

— Et toi, Marguerite, reprit Victor, consentirais-tu à devenir ma femme ?

— Tu le sais bien, Victor… mais mon père…

— Il m’envoie régler cette douce petite affaire avec toi.

— Tu m’étonnes ! En vérité, il consent ?

— Il consent !…

— Je pleurais ce matin… oh ! que j’étais loin de soupçonner toute la félicité que devait m’apporter le soir !

Le lendemain matin, Picounoc chantait en allant à la fenaison, et, quand il s’arrêtait pour aiguiser sa faulx, on aurait dit que la pierre faisait aussi chanter l’acier sonore. Tout riait dans la prairie. Le foin était plus embaumé, le soleil, plus brillant, le vent, plus frais. Oh ! que tout est beau dans la nature quand notre cœur est plein de joie ! Marguerite, en faisant le ménage, se surprenait à sourire, et, à tout instant les éclats joyeux de sa voix se mêlaient aux accents des petits oiseaux curieux juchés dans les peupliers. Victor et sa mère causaient ensemble des douleurs du passé, des surprises du présent et des joies de l’avenir.

Il fut décidé que les deux mariages auraient lieu le 15 d’Octobre et seraient célébrés à la même messe.

Victor revint à Québec plus joyeux qu’il n’en était parti. Il se remit au travail avec un zèle admirable, et la pensée de Marguerite l’aiguillonnait en embellissant ses jours.

Un soir, le bossu se présenta chez son ami Picounoc. Il avait revêtu ses habits de drap noir et planté sur sa tête un castor à peine étrenné. Marguerite le salua en souriant d’une façon tout à fait gentille. Il en fut charmé, car elle avait coutume d’être avare de ses sourires. Il crut que c’était un heureux présage : Je savais bien, pensa-t-il, avec un grain de vanité, qu’elle finirait par s’apprivoiser. Les femmes ne résistent pas longtemps à l’or que l’on fait miroiter à leurs regards… Les femmes choisiront toujours pour mari le plus riche de leurs prétendants, et elles ont raison, car l’amour est un enfant gâté, et le gueux ne saurait satisfaire ses fantaisies.

Picounoc se présenta tout à coup et fit envoler la dissertation du bossu. Les amis se serrèrent la main, parlèrent assez longtemps de choses insignifiantes, car lorsqu’on parle beaucoup, il est difficile de dire toujours des paroles sages ou utiles. Le bossu avait l’air mal à l’aise. On voyait qu’il était tourmenté d’une pensée fixe. Il suivait du regard la jolie fille qui, mettant la dernière main au ménage, passait et repassait gracieuse et charmante, devant lui. À la fin n’y tenant plus :

— Je suis venu te demander la main de ta fille, dit-il à Picounoc, assez bas pour n’être pas entendu de Marguerite.

— Parle-lui, mon cher, tu connaîtras ses intentions, ses idées. Si elle n’a pas d’objection, je n’en ai aucune, répondit l’habitant. Et il sortit, laissant son ami seul avec Marguerite.

Le bossu, plein de confiance, crut que la chose était réglée d’avance, et qu’il n’avait qu’à s’annoncer. La gaîté toute nouvelle de Marguerite en faisait foi. Il s’approcha de la jeune fille, en se dandinant, la bouche en cœur, et la convoitise dans les yeux. Comme il se levait Geneviève entra. Il fut un peu décontenancé : Bah ! c’est une folle, pensa-t-il, qu’ai-je besoin de me soucier d’elle ?

Geneviève demanda une tasse de lait à Marguerite qui s’empressa de la servir, et lui offrit l’hospitalité pour la nuit. La folle se mit à danser pour manifester sa joie. Elle dansait encore bien. Le bossu lui dit : Tu te souviens encore de ta jeunesse, je crois.

— Te souviens-tu de la tienne, toi ? lui répliqua-t-elle brutalement.

— Non, je l’ai oubliée…

— Si tu l’as oubliée, je m’en souviens, moi.

— Tu as une bonne mémoire.

— Une mémoire de folle.

Il rit de la repartie, mais à contre cœur, et n’osa plus faire endéver la malheureuse femme, Se tournant vers Marguerite :

— Marguerite, vous savez que je vous aime, commença-t-il.

— Vous me l’avez dit, Monsieur, répondit-elle.

— Vous êtes l’unique objet de mes désirs.

— C’est possible.

— Je ne rêve qu’à vous, je ne vois que vous nuit et jour…

— C’est trop.

— Trop ! oh ! non ! je voudrais plus encore.

— Oui !

— Je voudrais… oh ! Vous me comprenez n’est-ce pas ?

— Peut-être.

— Laissez-moi vous le dire quand même…

— Dites !

— Je voudrais être aimé de vous…

— De moi ?

— Oui, de vous ! je vous l’ai dit cent fois !

— Au moins !

— Je voudrais être aimé de vous !… Je voudrais que vous fussiez ma femme.

— Votre femme !

— Oui, ma femme ! Marguerite, le voulez-vous ?

— Non, monsieur.

Un fou, sur la tête duquel on fait tomber une douche froide, n’est pas plus surpris que ne le fut le bossu à cette parole. Il fit un pas en arrière, devint blême comme la chaux, et resta longtemps sans rien dire. À la fin il soupira :

— Vous me refusez ?…

— Oui, monsieur.

— Pourquoi ?

— Parce que j’en aime un autre, et que je suis sa fiancée. Je ne suis plus libre.

— Vous ? vous êtes fiancée ?

— Moi-même, monsieur.

— Depuis quand ? à qui ?

— Depuis quelques temps, à M. Letellier…

— À M. Victor Letellier !… le garçon de Djos !… le fils du meurtrier de votre mère !… ah ! vous n’avez pas de cœur !

— Monsieur, de grâce ! taisez-vous !

La folle écoutait le bossu attentivement et le dévorait des yeux…

— Le fils de Djos l’ancien pèlerin ! continua le bossu, ah ! j’ai bien connu le père ! si le garçon est aussi drôle !… Djos, Djos, le misérable ! c’est donc lui encore qui me brise mon bonheur !…

— C’est son fils, Monsieur, qui brise votre bonheur, et, si ce n’était pas son fils, ce serait le fils d’un autre.

— Malheur ! malheur ! je regretterai toujours !… Il s’interrompit, voyant tout-à-coup qu’il déraisonnait ou devenait imprudent.

— Où est votre père Marguerite ?

— Ici, dit une voix forte mais toujours nasillarde. C’était Picounoc qui rentrait.

— Picounoc, te moques-tu de moi ? reprit le bossu tout tremblant de rage.

— Pas du tout, mon ami.

— Tu m’as promis la main de ta fille, et je la veux, entends-tu ?…

— Prends-la ?

— Comment ? prends-la ! Tu veux plaisanter, hein ? tu veux me rendre ridicule ? rira bien qui rira le dernier ! Je t’ai déjà forcé à t’agenouiller devant Marguerite, tu t’agenouilleras devant moi ! je parlerai, Picounoc ! je dirai tout ! entends-tu, tout !

— Mon père ! s’écria Marguerite, qu’y a-t-il donc ?

— Ah ! votre fiancé ne voudra plus de vous, bientôt, Mademoiselle, et je rirai de votre angoisse… Madame Letellier maudira l’homme qui l’a persécutée secrètement toute sa vie !… Ah ! les fiancés d’aujourd’hui sont les ennemis jurés de demain !… Je sais bien des choses moi ! hurla le bossu fou de colère…

Picounoc était sérieux. Marguerite, étonnée des paroles terribles du bossu, regardait son père avec terreur. La folle riait en vidant sa tasse de lait.

— Vous ne voulez pas être ma femme, Marguerite, repartit le bossu, je vous le demande une dernière fois. Et, malheur à vous ! si…

— Un homme qui parle comme vous venez de le faire, un homme qui sait des choses comme celles dont vous nous menacez, et qui garde son secret comme une arme mortelle, n’est pas un honnête homme, Monsieur ; et je ne veux pas avoir à rougir de mon mari !… Épuisée par cet effort, Marguerite, pâle, effrayée, se renferma dans sa chambre.

— Picounoc, dit le bossu, je m’en vais déclarer à Noémie tout le mal que tu lui as fait.

— Elle ne te croira point.

— Je saurai bien la convaincre, sois tranquille !

Et il partit. Il entra en effet chez la veuve Letellier, et lui dévoila toutes les infamies dont Picounoc s’était rendu coupable à son égard. Noémie l’écoutait bien paisiblement, le sourire sur les lèvres. Quand il eut fini, elle se leva, ouvrit le placage, prit un papier soigneusement plié dans une petite boîte et le lui remit.

— Lisez, dit-elle, c’est sa justification.

Le bossu lit avec stupeur l’acte de donation, le rendit et salua. En montant dans sa voiture, il se dit à lui-même demi-haut, demi-bas : Ce diable de Picounoc est plus fin que moi, s’il n’est pas plus canaille !