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Piquillo Alliaga/02

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 6-10).


II.

le triomphe.

Dans une riche et antique maison de Pampelune, dont les fenêtres principales donnaient sur la Taconnera, au fond d’un appartement, et assis dans un grand fauteuil gothique qui portait les armes de la maison d’Aguilar, un vieux soldat de Philippe II était plongé dans de sombres réflexions. Sur une table étaient placés son chapeau, son épée et un parchemin scellé de trois cachets. Devant lui, et sans oser l’interroger, se tenait respectueusement un jeune et bel officier, que toutes les mères auraient envié pour fils, toutes les femmes pour cavalier. Dans ses yeux pleins de douceur, respirait l’insouciance de la jeunesse ; dans toutes ses manières, la galanterie espagnole, et sur son front, la fierté castillane. Sa lèvre encore imberbe souriait d’impatience, pendant que sa main caressait avec satisfaction le pommeau de son épée. Voyant que le vieillard continuait à garder le silence, il hasarda enfin ces mots d’une voix timide :

— Irai-je avec vous en Irlande, mon oncle ?

— Non, répondit le vieux soldat.

— Et pourquoi ?

— Vous n’avez pas fait encore vos premières armes, Fernand ; je voudrais vous voir débuter par une victoire, et nous serons battus.

— Quand c’est vous qui commandez, vous, don Juan d’Aguilar ! quand le roi vous donne six mille hommes de ses meilleures troupes pour débarquer en Irlande, quand il veut signaler la première année de son règne par une glorieuse expédition.

— J’irai… j’irai ! mais tout est arrangé pour que nous ne réussissions pas ! Entreprise mal combinée ! impolitique… inutile. Au lieu d’attaquer franchement Élisabeth et ses Anglais, susciter des troubles et des séditions et se mettre aux ordres des Irlandais révoltés… ce n’est pas là ce qu’il fallait faire. Mais on méprise nos conseils ; on ne nous écoute pas, nous vieux soldats, qui savons faire la guerre, et qui avons servi sous don Juan d’Autriche, L’Espagne était grande et glorieuse alors !…

— Et maintenant, mon oncle, dit le jeune homme avec fierté, elle n’a pas dégénéré !

— Oui, s’écria le vieillard en le regardant avec satisfaction, elle a encore des bras et des épées pour la défendre, mais c’en est fait de l’empire de Charles-Quint… c’en est fait de notre puissance ! son déclin a commencé et ne s’arrêtera plus.

— Un nouveau règne peut lui rendre ses splendeurs !

— Un nouveau règne ! murmura le vieux guerrier. Il poussa un profond soupir, et continuant à demi-voix : J’étais au lit de mort de Philippe II ; celui-là se connaissait en hommes… et ce prince, qui avait appris la victoire de Lépante sans que son visage exprimât un mouvement de joie, ce prince à qui plus tard la ruine entière de sa flotte n’avait pas arraché un regret… je l’ai vu pleurer… oui, pleurer devant moi, son vieux serviteur, sur l’avenir de la monarchie espagnole. Dieu, m’a-t-il dit, qui n’a fait la grâce de me donner tant d’États, ne m’a pas fait celle de me donner un héritier capable de les gouverner.

— Qu’importe ! s’il a un bon ministre, et l’on dit que le comte de Lerma a tant de talents.

Au geste d’impatience que fit son oncle, le jeune homme vit qu’il s’était avancé imprudemment.

— Le comte de Lerma, un bon ministre ! Où donc Gomez de Sandoval y Royas, aujourd’hui comte de Lerma, aurait-il appris la science du gouvernement ? Est-ce dans ses aventures de jeunesse ?… dans les tours qu’il jouait à ses créanciers, qu’il avait l’art de payer sans bourse délier[1] ?…

— Eh ! mais, mon oncle, dit le jeune homme en souriant, c’est déjà un secret qui n’est pas à dédaigner, et s’il peut l’employer contre les créanciers de l’État, cela rendra grand service à nos finances.

Mais don Juan ne l’écoutait pas, et poursuivait avec chaleur :

— Où aurait-il appris la politique ? Est-ce dans les antichambres de l’infant où le feu roi l’avait placé sous les ordres de la marchesana de Vaglio[2], pour distraire et divertir l’héritier de la couronne ? Voilà l’origine de sa faveur, de son mérite et de tous les talents qu’on lui suppose aujourd’hui. Aussi, le jour de la mort du vieux roi, tout a été fini pour nous, ses anciens conseillers ; le comte de Lerma est devenu non pas ministre, mais souverain absolu de toutes les Espagnes !… Oui, poursuivit don Juan, dont l’indignation ne faisait qu’augmenter, c’était peu, pour le nouveau monarque, de prodiguer le titre de comte et de ministre à son favori, sa première ordonnance royale, ordonnance sans exemple dans l’histoire des monarchies, portait que la signature du comte de Lerma devait avoir autant de valeur que la sienne, à lui, le roi !… à lui, descendant de Philippe II et de Charles Quint ! et depuis un an, un Sandoval signe : Yo el Rey !

— Mon oncle, calmez-vous…

— Un roi d’Espagne descendre du trône et abdiquer l’empire !… Charles-Quint l’a fait pour son fils ! mais non pour un de ses sujets… C’est une honte pour la noblesse du royaume ! Je le pense, et je l’ai dit ; aussi le favori me déteste.

— Vous voyez cependant, dit le jeune homme en montrant du doigt le parchemin scellé des armes royales, qu’il vous donne le commandement de l’expédition d’Irlande.

— Oui, il aime mieux me voir en Irlande qu’à Pampelune ! Pampelune lui semble encore trop près de Madrid et de la cour. Il a peur que je n’y revienne, et il m’en éloigne pour jamais.

— Eh bien, mon oncle, refusez !

— Refuser quand il y a des dangers !… J’irai, j’irai ! je me ferai tuer… mais tu ne viendras pas avec moi… il n’y a là que des périls sans gloire… Martin Padilla, qui commande la flotte, est mon ennemi ; Occampo, qu’ils m’ont donné pour lieutenant, est mon ennemi…

— Raison de plus pour que je sois près de vous.

— Et qui défendrait ma mémoire ?… qui soutiendrait l’honneur de notre maison ? qui soutiendrait Carmen, ma fille… que je laisserais orpheline !… Si jeune encore, elle n’aurait pour protectrice que sa tante, ma sœur, la comtesse d’Altamira, en qui j’ai peu de confiance ! Tu sais, Fernand, mes projets sur mon enfant et sur toi…… tu ne les trahiras pas… tu me le promets ?

— Oui, mon oncle, je vous le jure, s’écria le noble jeune homme, en étendant sa main, que le vieillard serra dans les siennes avec reconnaissance.

— Et puis, ajouta celui-ci en essuyant une larme qui roulait dans ses yeux, et puis, dans quelques années, lorsque ton âge te donnera entrée au conseil, car tu as le droit d’y siéger, tu es grand d’Espagne… tu es baron d’Albayda, premier baron du royaume de Valence… souviens-toi alors de ce que je te dis aujourd’hui. Défends notre faible monarque contre ses favoris et contre lui-même : fais respecter, en tout temps et contre tous, son autorité royale ; le roi, quoi qu’il fasse, c’est notre seigneur, c’est notre père ! Où est le roi c’est la patrie, et bientôt la patrie sera en danger. Trop d’ennemis menacent l’Espagne… trop de causes la poussent à sa ruine…

Comme il parlait ainsi, on entendit au dehors une rumeur lointaine et prolongée.

— Qu’est-ce ? dit le vieillard en s’interrompant.

— Rien, mon oncle, ce sont les fêtes qui commencent. Le roi et son ministre font ce soir leur entrée à Pampelune !

Le bruit augmentait peu à peu. Bientôt on distingua des vociférations, des menaces, et les cris prolongés de : Justice ! justice ! mort au comte de Lerma !

— Déjà ! dit froidement le vieillard. Vois donc ce que ce peut être.

Il n’avait, dans ce moment, qu’une crainte : c’est que le bruit du dehors ne réveillât son enfant chéri, Carmen, sa fille, qui alors faisait la sieste.

Fernand allait sortir pour obéir à son oncle ; mais au moment où il ouvrait la porte, entra vivement un homme dont les riches habits en désordre étaient, en plusieurs endroits, froissés et souillés. Son regard hautain respirait à la fois la crainte et la colère, et il cherchait à sourire pour déguiser son émotion, comme d’autres chantent pour cacher leur frayeur.

— Le comte de Lémos ! s’écria d’Aguilar avec étonnement.

— Le gouverneur de Pampelune ! dit Fernand avec respect.

Le comte de Lémos était beau-frère du comte de Lerma, qui l’avait nommé vice-roi de la Navarre, et c’était lui qui, dans ce moment, commandait dans la ville ; sa visite avait droit de surprendre d’Aguilar, qui, fort mal avec le ministre, n’était guère mieux avec sa famille. Lémos et d’Aguilar ne se voyaient pas d’ordinaire.

— Eh ! oui, c’est moi, mon cher, s’écria le comte avec un rire bruyant ; ils ont rencontré au milieu de la rue mon carrosse, qu’ils ont assailli de pierres… Il m’a bien fallu en descendre, et poursuivi par eux jusqu’à la porte de votre hôtel…

— De qui me parlez-vous, monsieur le comte ? dit froidement d’Aguilar.

— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ?

— Nullement.

— Rien n’est plus divertissant… c’est une folie… un délire ! Ils ont tous perdu la tête, jusqu’à ce Josué Calzado, le corrégidor… que je croyais un homme raisonnable et paisible… un homme à nous. Voituré en triomphe sur les épaules du peuple… Il est venu à leur tête, à mon hôtel, avec un bruit et des cris… La comtesse de Lémos en aura la migraine… sans compter qu’ils ont commencé par casser les vitres.

— Mais que veulent-ils ?… s’écria d’Aguilar avec impatience.

— Ce qu’ils veulent ?… des absurdités !… Empêcher le roi d’entrer dans Pampelune… Le roi qui, justement, vient d’arriver aux portes de la ville.

— Fermer les portes au roi d’Espagne ! dit d’Aguilar avec indignation. J’espère, monsieur le comte, que vous avez pris des mesures vigoureuses.

— Certainement, j’ai envoyé sur-le-champ un exprès déguisé à mon beau-frère, le comte de Lerma… le premier ministre… Cela le regarde, c’est à lui de savoir ce qu’il a à faire…

— Mais vous, monsieur le comte ?…

— Moi ! que voulez-vous que je fasse ?

— N’y a-t-il pas à Pampelune une citadelle que Philippe II a fait bâtir ?

— Elle n’est pas seulement achevée… et pas un canon ! pas un soldat !

— Dans une ville frontière ! s’écria d’Aguilar, en regardant Fernand. Que te disais-je ? Voilà la prévoyance de ceux à qui on a confié l’Espagne. Pas de garnison !… pas un soldat !

— Fort heureusement ! répondit Lémos avec impatience, puisqu’ils n’en veulent pas… puisque c’est là la seule cause de l’émeute… Ils ne veulent, pour l’entrée du roi, que des soldats qui ne soient pas militaires… de la garde bourgeoise,

— Et vous avez cédé ?

— Non pas ! Voyant qu’il était impossible de s’entendre avec eux, j’ai fait atteler mes chevaux à une voiture sans armoiries, et, sortant par une porte de derrière de l’hôtel… j’espérais rejoindre le duc de Lerma et les deux régiments qui l’accompagnent… et alors nous aurions vu !

— Vous, le gouverneur ! dit don Juan d’Aguilar avec surprise, abandonner la ville…

— Pour y rentrer… Mais je n’ai pas pu ; ils m’ont reconnu, poursuivi !… Par bonheur, j’ai pu me réfugier chez vous, et je vous demande mille pardons, mon cher d’Aguilar, d’entrer ainsi sans cérémonie et sans être attendu.

En ce moment le tumulte redoubla au dehors, et un valet de l’hôtel accourut, tout effrayé, dire que le peuple demandait à grands cris, et avec d’horribles menaces, qu’on en fit sortir le gouverneur.

Le comte de Lémos pâlit. Le jeune Fernand se rapprocha de lui, comme pour le protéger, et don Juan d’Aguilar, sans quitter son fauteuil, dit en souriant :

— Répondez-leur que je suis trop honoré de la visite de monsieur le comte pour vouloir l’abréger. Il restera dans l’hôtel d’Aguilar tant qu’il le voudra bien.

Puis, avec toute la majesté castillane, il ajouta :

— Quant aux gens qui sont devant ma porte, dites qu’ils aient à se retirer.

Tel était le respect que don Juan d’Aguilar imposait à tous les siens, et la ponctualité avec laquelle il avait l’habitude d’être obéi, qu’il ne vint pas à son Valet l’idée de faire la moindre réflexion ; et sans penser qu’il courait risque d’être mis en pièces par le peuple, il descendit pour remplir son message ; mais cela ne fut pas possible, car, effrayés de voir la foule augmenter à chaque instant, les gens de l’hôtel avaient barricadé la grande porte, et, quoique don Juan d’Aguilar fût aimé et honoré de tous, ces mesures de défense avaient irrité la multitude, qui manifestait déjà des intentions hostiles.

Le malheureux corrégidor, chef, sans le vouloir, d’un mouvement qu’il ne pouvait arrêter, et d’une armée qui le faisait trembler de terreur, voulut vainement élever la voix. Au milieu du tumulte, on n’entendait pas ses cris, mais on voyait ses gestes, et le peuple, persuadé que son magistrat cherchait à l’encourager à l’animer, s’écriait : Le corrégidor a raison… À l’assaut ! à l’assaut ! Vive le corrégidor !

Les pierres commençaient à voler et les vitres à tomber en éclats À ce bruit, Fernand s’élança dans l’appartement dont les croisées donnaient sur la place publique, et d’Aguilar, que la goutte empêchait de marcher aussi vite, se leva pour le suivre.

— Que faut-il faire ? s’écria le comte de Lémos, dans le plus grand trouble.

— Arrêter le corrégidor et deux ou trois des plus mutins, dit d’Aguilar, et le reste se dissipera. Eh bien ! cria-t-il à son neveu, qui, appuyé sur une des croisées. regardait tranquillement la foule immense et furieuse qui environnait l’hôtel, eh bien ! Fernand, que dis-tu de cela ?

— Je dis, mon oncle, répondit froidement le jeune homme, qu’il y aura bien du malheur si nous n’en prenons pas quelques-uns, car ils sont beaucoup.

En ce moment on entendit au loin retentir ces cris : Mort au gouverneur !

Le comte de Lémos s’efforçait en vain de cacher son émotion ; et, malgré le sourire d’emprunt qui contractait ses traits, la sueur coulait de son front. Le vieux soldat le regarda de travers et lui dit :

— Ne craignez rien, mon hôte, vous avez encore du temps devant vous !

— Et lequel ?

— Le temps que ma maison soit démolie ou brûlée, et que nous soyons tous tués, n’est-ce pas, Fernand ?

— Oui, mon oncle.

— Alors seulement on arrivera à vous. Mais d’ici là, le duc de Lerma, puisqu’il est prévenu et qu’il a deux régiments, fera quelque démonstration énergique qui effraiera les rebelles.

— Vous croyez ? dit Lémos, d’un air de doute.

— Par saint Jacques ! c’est impossible autrement. Fermer les portes de la ville au souverain ! Après un pareil affront, il ne peut pas céder, on ne doit rien accorder à la révolte ; il y va de la majesté royale. C’est au commencement d’un règne qu’il faut montrer de la fermeté.

— Et si la rébellion se prolonge ?

— Qu’importe !

— Mais nous, pendant ce temps ?…

— Nous soutiendrons le siège… ici, dans cet hôtel, contre toute la population de Pampelune, s’il le faut ! n’est-ce pas, mon neveu ?

— Oui, mon oncle ! ce sera ma première campagne, et je suis ravi de la faire sous vos ordres.

Un nouveau bruit, plus fort, plus menaçant, retentit alors ; c’était celui des poutres et des leviers, à l’aide desquels on attaquait la porte principale. À l’idée d’un assaut à soutenir, le vieux don Juan d’Aguilar devint sublime ; semblable au cheval de bataille qui hennit et relève la tête au son de la mousqueterie et du clairon, il s’élança d’un pas ferme ; il avait oublié sa goutte, il avait retrouvé toute l’ardeur de sa jeunesse.

— À moi ! cria-t-il à ses gens qui accouraient. Des armes, du fer, des pioches… tout ce qui vous tombera sous la main ; démolissez-moi ces croisées !

— Que voulez-vous faire ? s’écria le conte de Lémos.

— Jeter le premier étage de l’hôtel sur ceux qui assiègent le rez-de-chaussée.

— Bien, mon oncle, s’écria Fernand en se mettant à l’œuvre, je vous comprends !

— Cela te servira ! Je vais te montrer comment on défend une place de guerre…

— Quoi ! dit le comte de Lémos, surpris de tant de générosité, vous exposer ainsi pour moi… le parent et l’allié… d’une famille hostile… à la vôtre.

— Raison de plus… s’écria le vieillard, je ne livrerais jamais un ami qui serait venu me demander asile ; à plus forte raison… un ennemi… parce qu’un ennemi, voyez-vous, c’est sacré.

Puis, il ajouta vivement :

— Prenez garde, monsieur le comte, ne restez pas devant cette croisée, c’est la plus exposée ; mais nous allons bientôt faire taire cette artillerie de cailloux. Écoutez ici, vous autres !

Et rêvant, ce que plus tard, et dans une position à peu près pareille, Charles XII réalisa à Bender, le vieux général voulait non-seulement repousser l’assaut, mais il méditait même de faire, avec son neveu et ses domestiques, une sortie sur les assiégeants ; il avait lui-même, en peu de mots, expliqué son plan à son état-major rassemblé autour de lui, et ordonné d’ouvrir toutes les fenêtres pour examiner, des hauteurs, la position de l’ennemi ; mais, à la grande surprise des assiégés, le calme avait succédé au tumulte : la rue était presque déserte, et à l’aide même de sa longue-vue, le général n’aperçut que l’arrière-garde, ou plutôt les traînards de l’armée assiégeante, qui avaient fait volte-face et paraissaient se diriger vers la porte Charles-Quint, celle par laquelle devait entrer le roi. Le comte de Lémos s’épuisait en conjectures, et d’Aguilar cherchait vainement quel hasard imprévu, quelle manœuvre stratégique ou quelle panique soudaine venait de lui dérober la victoire et de lui enlever ses combattants avant le combat.

Ah ! tu étais là, tant mieux ! que cela te serve de leçon.

Tout à coup on vit arriver du bout de la promenade un cavalier s’avançant au galop. D’une main il agitait un drapeau blanc, de l’autre il tenait une large lettre avec le sceau de l’État. Il s’arrêta devant l’hôtel d’Aguilar, et cria :

— Ouvrez, au nom du roi !

— À ce nom révéré, don Juan s’inclinant avec respect, fit signe d’ouvrir l’hôtel ou plutôt la forteresse qu’il avait juré de défendre, et le cavalier s’élança dans la place. C’était un brigadier du régiment de l’Infante, Fidalgo d’Estremos,

— On m’a assuré, dit-il, que monseigneur le gouverneur de Pampelune était dans cet hôtel.

— C’est moi, monsieur, dit le comte de Lémos en s’avançant.

— Une lettre du roi, monseigneur.

Il la lui remit. Le comte se hâta de la décacheter, et pendant ce temps don Juan interrogeait le brigadier.

— Où est le régiment dont tu fais partie ?

— Aux portes de la ville, avec le régiment des gardes wallonnes.

— À merveille.

— Vous accompagnez le roi ?

— Oui, monseigneur, et M. le comte de Lerma !

— Et vous n’êtes pas disposés, je l’espère, à reculer devant des bourgeois ?

Pour toute réponse, le brigadier porta la main à la poignée de son sabre.

— Bien ! s’écria d’Aguilar, avec des braves gens tels que vous, il n’y a ni ville ni remparts qui puissent tenir ! Eh bien ! dit-il au comte de Lémos, qui venait d’achever la lecture de la lettre, le comte de Lerma, votre beau-frère, a-t-il pris les dispositions nécessaires pour attaquer Pampelune, et pour y entrer de vive force ?

— Non, vraiment, répondit Lémos, avec quelque hésitation… cela devient inutile.

— Ah ! je comprends, dit d’Aguilar en riant, les rebelles se sont déjà soumis ; je vous le disais bien, avec un peu de fermeté… c’était immanquable ! cela ne pouvait durer !

— Oui… balbutia Lémos en rougissant, je crois qu’à présent tout est terminé.

— Ont-ils donné des otages ?

— Non pas…

— Au fait, ajouta d’Aguilar, on n’en a pas besoin, pourvu qu’ils demandent grâce… cela suffit. Ils ont donc imploré le pardon du roi ?

— Non, monsieur, dit Lémos, dans le plus grand embarras.

— Eh bien ! s’écria d’Aguilar avec impatience, qu’y a-t-il donc… et quelle nouvelle annonce-t-on à Votre Excellence ?

Pour toute réponse, le gouverneur de Pampelune tendit à d’Aguilar la lettre qu’il venait de recevoir, et dont voici le sens :

« Le roi avait appris avec peine les légers désordres dont son arrivée avait été l’occasion, et après en avoir délibéré en son conseil et pris l’avis de ses ministres ; vu les priviléges accordés aux fidèles habitants de la Navarre par tous les rois ses prédécesseurs, Sa Majesté déclarait que sa volonté et son bon plaisir étaient de n’avoir à son entrée solennelle d’autre escorte que les bourgeois de Pampelune ; de plus, Sa Majesté daignait leur octroyer, pendant son séjour dans leur ville, l’honneur de garder seuls sa personne et son palais. »

Cette ordonnance ne portait d’autre signature que celle-ci : « Pour le roi, notre seigneur et maitre, le comte de Lerma, premier ministre. »

Il était évident, vu la promptitude avec laquelle cette décision venait d’être prise, qu’elle l’avait été, à l’instant, par le favori. Il était douteux que le roi eût été consulté. Plusieurs mémoires du temps portent qu’il n’en eut connaissance que le lendemain.

Pâle et frémissant d’indignation, don Juan d’Aguilar lut deux fois cet écrit qui allait montrer aux yeux de tous à quel degré de faiblesse et d’avilissement était déjà tombée la royauté. Sans proférer une parole, il remit l’ordonnance au gouverneur, qui, empressé de la faire exécuter, se hâta de quitter le toit hospitalier où il avait trouvé refuge et protection.

Le vieux gentilhomme, resté seul avec son neveu, le regarda quelque temps en silence.

— Eh bien ! que t’avais-je dit ? Avais-je tort de trembler pour l’Espagne et pour mon roi !

Craignant de laisser voir toute son émotion, il se précipita dans l’appartement de Carmen, sa fille. L’enfant, tout effrayée, lui tendit les bras.

— Je t’attendais, lui dit-elle ; je ne te voyais pas revenir, et ne voulais pas m’endormir avant ton retour, mon père !

— Tu avais peur !

— Oui, de ne pas t’embrasser !

D’Aguilar pressa contre son cœur sa fille bien-aimée. Le père fit oublier un instant à l’homme d’État ses sombres prévisions, la révolte, les fueros et même le comte de Lerma, son ennemi ; puis, déposant un dernier baiser sur le front de Carmen qui s’endormait, il se rendit au palais du gouverneur pour y attendre l’arrivée du roi.

  1. Relation de Khevenhiller.
  2. Id.