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Piquillo Alliaga/16

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 77-79).


XVI.

sous les toits (Suite).

En voyant les larmes de sa fille, la vieille Urraca ne put y tenir, et se mit à sangloter ; il n’y a pas de nature plus apte à la sensibilité que celle des mères de théâtre.

— Oui, mon enfant, c’était une belle passe que la nôtre, et si tu avais toujours suivi mes avis… nous serions maintenant dans une autre position…

— Eh ! ce n’est point la richesse que je regrette, mais mon talent, ma beauté et ma jeunesse. Ah ! si le ciel pouvait me les rendre, combien j’en ferais un meilleur usage !

— Tu suivrais mes conseils, tu songerais à l’avenir ! Mais sa fille, sans l’écouter, poursuivit avec chaleur :

— Je ne perdrais pas un temps si précieux dans d’inutiles amours, dans de vaines intrigues, dans des rivalités de coulisses.

— Quand on vous attaque cependant, s’écria la mère, il faut bien se défendre, et si je n’avais pas été là… Imaginez-vous que pendant que Giralda faisait de beaux sentiments, arrivait à Séville une débutante, la petite Lazarilla. Vous en avez entendu parler ?

— Non, madame, reprit gravement Piquillo.

— C’était moins que rien, seigneur cavalier ! s’écria la vieille avec une volubilité toujours croissante ; de l’audace et de l’aplomb, mais c’est tout ! pas le moindre talent ! et voilà celle à qui on voulait faire une réputation ! Tout ça, vous comprenez bien, était un coup monté contre nous ; on nous en voulait, parce que nous étions plus jeune, plus jolie, et que nous étions adorée du public… du vrai public !

C’était le chef de musique, Esteban Andrenio, qui avait organisé cette cabale pour se venger de nos refus. Mais il s’agissait d’un rôle nouveau, d’un rôle superbe où il y avait du chant et de la danse, trois ou quatre costumes différents, sans compter les paroles ! enfin, seigneur cavalier, un rôle à effet, de ces rôles qui vous placent, et qu’on paierait de tout ce qu’on a, si on entendait ses intérêts !…

Eh bien ! ce rôle que toutes ces dames se disputaient, Lazarilla allait l’emporter…

On allait le lui donner, si nous n’avions pas mis de notre parti un des gentilshommes de la chambre, alors surintendant du théâtre… un grand seigneur !

— Oh ! s’écria la Giralda en fermant les poings avec colère, je me le reprocherai toujours !

— Eh bien ! ma chère, tu as tort… c’était de légitime défense… On fait des cabales contre nous, nous tâchons de les déjouer…… Sans compter que, par là, nous avons eu le pouvoir ! et dans les coulisses, c’est tout de régner !…

J’en ai tant vu qui avaient des amants jeunes, aimables et riches, et qui prenaient leur directeur… par-dessus le marché, rien que pour être reine et commander aux garçons de théâtre.

— Assez ! assez ! ne rappelons point ce temps-là ! s’écria avec impatience la Giralda, qui souffrait visiblement de tous les détails que sa mère retraçait avec tant de complaisance ; et, se retournant vers Piquillo :

Qu’est-il besoin de vous dire dans quel enivrement, dans quelle folie s’écoulèrent les quatre années qui suivirent ! courant de triomphe en triomphe, entourée d’adorateurs, comblée de trésors et d’hommages, tout me souriait, tout m’avait réussi, jusqu’au jour, où moi, qui n’avais eu que du talent, je m’avisai d’avoir de l’ambition !… Je ne vous accuse pas, ma mère ! dit-elle à la vieille, qui faisait un geste de douleur, mais…

Et elle s’arrêta en levant les yeux au ciel.

— Qu’avez-vous ? lui dit Piquillo en voyant ses lèvres pâles et tremblantes.

— Ne va-t-elle pas encore se désoler ! dit Urraca ; puisque nous avons fait de notre mieux, Dieu te pardonnera, car tu as toujours été bonne pour ta mère ! Dans le malheur ou dans l’opulence, tu ne l’as jamais abandonnée…

— Et mon enfant ! s’écria la Giralda avec un cri déchirant, si Dieu me demande ce que j’en ai fait, que lui répondrai-je ?… que lui répondrez-vous, ma mère, car c’est à vous que je l’avais confié ?

— Tais-toi, tais-toi !… dit la vieille femme voulant lui mettre la main sur la bouche.

— Non, je ne me tairai pas… j’ai promis de tout dire… ce sera ma punition à moi ; et, se tournant vers Piquillo :

Oui, celle qui fut bonne fille a été mauvaise mère !…

Pour que quelqu’un me consolât et me pardonnât à son tour, dit-elle en regardant sa mère, le ciel m’avait donné un enfant !

Je ne l’avais pas avoué pour mon fils, mais du moins à Séville, à Tolède, il restait près de moi… je le voyais matin et soir, et jusqu’à cinq ans, il ne m’avait pas quittée !… mais un jour…

La Giralda éclata en sanglots, et sa mère, se hâtant de prendre la parole, s’écria :

— C’est moi, c’est moi qui vous dirai tout, et vous jugerez vous-même !

À Madrid, où nous avions été appelée à débuter, vu nos succès dans les provinces, un jeune homme de haute et noble origine qui tenait à la famille des princes d’Eboli, le jeune don Alvar, irrité de nos refus, s’était épris tout à coup pour nous d’une passion insensée et légitime !…

« Oui, seigneur cavalier, il voulait nous épouser ; c’était tout naturel ! Depuis notre arrivée à Madrid, malgré nos succès, malgré notre réputation de talent et de beauté, il n’y avait rien à dire sur notre compte !… rien ! au contraire ; nous avions repoussé les offres les plus brillantes, ce qui nous avait donné, dans le monde, une renommée de vertu, et fait, au théâtre, de nouveaux ennemis !

Mais, grâce à ce mariage, je les bravai tous, continua la mère, dont il était impossible d’arrêter en ce moment les paroles, et jugez de ma joie, monsieur, d’établir enfin mon enfant d’une manière convenable… de nous allier à une famille princière, de voir la Giralda duchesse… et moi qui vous parle, moi, j’aurais été la belle-mère d’un prince d’Eboli !…

C’était inouï, étourdissant, presque impossible ; aussi je jurai que ce serait !

Don Alvar, qui avait repoussé les conseils de ses amis et les prières de sa famille, était décidé à tout braver ; rien ne pouvait l’en empêcher, qu’une découverte qui me faisait trembler !

C’était celle de notre enfant, sur lequel la famille d’Eboli avait quelques soupçons, bien qu’il passât pour notre neveu !… Mais cela ne prouvait rien, parce qu’au théâtre, comme dans les presbytères, on n’a jamais que des neveux !

De plus, la famille avait déjà reçu des lettres anonymes qui venaient de la Lazarilla, j’en suis sûre. On pouvait nier le reste ; mais cette naissance, si elle était démontrée, faisait rompre le mariage et l’illustre alliance que j’avais rêvée pour notre maison.

Je pris un parti, je quittai Madrid emmenant l’enfant avec moi, ce fut convenu avec ma fille ; mais ce que je ne lui dis pas, c’est que quand je fus bien loin, bien loin, je le déposai à la porte d’un couvent.

— Ah ! voilà notre crime ! s’écria la Giralda.

— Le mien ! répondit la mère… le mien, à moi seule ! c’était pour assurer à jamais ton bonheur, ta fortune et la paix dans ton ménage !

Et après tout, me disais-je, où est le mal que cet enfant soit recueilli dans une pieuse maison, où l’on aura soin de lui, où il recevra une éducation meilleure encore que celle que j’aurais pu lui donner !

Pouvais-je prévoir, qu’après une année entière de combats et de lutte avec sa noble famille, au moment où celle-ci allait enfin, de guerre lasse, donner son consentement, don Alvar irait se prendre de dispute avec un autre soupirant, un rival, un jeune officier des gardes wallonnes, qui, tous les soirs, venait admirer la Giralda au théâtre, pas ailleurs, seigneur cavalier, je vous le jure, au théâtre seulement.

— Eh bien ? s’écria Piquillo.

— Eh bien… ce don Alvar, comme un amoureux, comme un étourdi qu’il était… s’est laissé tuer ! Un coup d’épée bien fatal pour nous ! Laissant ma fille, la future princesse d’Eboli, veuve avant son mariage, et toute notre maison, la maison Alliaga, déshéritée de la splendeur qui l’attendait !

Je me hâtai alors d’avouer à ma fille ce que j’avais fait de son enfant, que je courus redemander au couvent et aux révérends pères à qui je l’avais confié.

— Parti, monsieur, parti ! s’écria la Giralda… Où le chercher, où le retrouver ?

— Et voilà, chaque jour, ce dont elle s’accuse, quand moi seule suis coupable.

— Non, ma mère, non, je n’aurais jamais dû me séparer de mon enfant ; mon plus grand crime n’est pas sa naissance, mais son abandon, et sa mort peut-être ! Aussi, depuis ce moment, rien ne m’a plus réussi, tout s’est tourné contre moi ; mon père lui-même ne me console plus, car depuis que j’ai abandonné mon fils, je n’ose plus le prier.

— Vous l’entendez, s’écria Urraca, vous ne lui ôteriez pas de l’idée que son père l’a maudite !

— Oui, oui, répondit la Giralda, c’est sa malédiction qui a flétri mes traits, qui m’a ôté ma beauté et jusqu’à mon talent ! alors mes richesses follement dissipées ne sont plus revenues ; alors il ne m’est plus resté que le remords, la honte et la misère ; voilà où j’en suis…

Arrivée dans cette ville, j’espérais obtenir un engagement au théâtre, c’était notre dernière ressource, par malheur, moi qui voudrais me dérober à tous les regards, j’ai attiré ceux de ce Pedro Diaz, le corrégidor | de qui nous dépendons !… il m’a empêchée de débuter… et quand la misère qui nous poursuit, quand la fièvre qui me dévore ont épuisé toutes nos ressources, il nous accuse d’avoir dérobé les seuls souvenirs qui me restent du passé, les derniers débris de notre opulence ; vous en savez l’origine, seigneur cavalier, et en les voyant, vous comprendrez que j’ai dit la vérité.

— Donnez-moi-les, ma mère, dit-elle en s’adressant à la vieille femme. Où les avez-vous serrés ?

— Pas ici, répondit Urraca, nous n’avons que cette seule chambre, où ils auraient été bien vite découverts… Je les ai confiés à notre voisine de l’étage au-dessous… je vais les chercher et je reviens.

Elle sortit, et à son départ Piquillo se sentit soulagé.

L’aspect de cette femme lui était pénible, et refoulait dans son cœur la pitié prête à s’en échapper. Resté avec Alliaga, il se leva, lui prit la main et lui dit :

— Courage ! vous n’avez rien à craindre du corrégidor, je vous le jure ! Mais j’aurais fait peu pour vous, si mes services se bornaient là. Si j’ai compris ce qui se passe dans votre cœur… Votre plus grand tourment est dans le passé !

— Oui, ce sont mes remords !… c’est l’absence de mon fils !

— Eh bien ! si, par le crédit du vice-roi, je pouvais obtenir quelques renseignements sur son compte…

Un éclair de joie brilla dans les yeux de la pauvre femme, et elle étendit vers Piquillo une main qu’elle laissa retomber soudain.

— C’est impossible ! dit-elle d’un air découragé ; comment en venir à bout ?

— Je l’ignore ; mais c’est pour cela que je vous consulte.

— Il y a déjà si longtemps… dit-elle, plus de douze ans…

— Oui, cela devient plus difficile : mais le couvent où votre mère l’avait exposé ? dans quelle partie de l’Espagne, dans quelle ville était-il ?… cela m’est nécessaire…

— Dans quelle ville… s’écria la Giralda… vous me le demandez ! Dans une ville maudite et qui devait toujours me porter malheur… Non, non, j’ai tort, reprit-elle vivement, puisque j’y trouve un protecteur aussi généreux que vous.

— Dans cette ville ? dit Piquillo.

— Oui, à Pampelune… car ma mère voulait aller jusqu’en France pour confier mon enfant à quelque berger des Pyrénées ; elle me l’avait dit du moins… mais pour mon malheur elle avait changé d’idée et s’était arrêtée ici.

— Et dans quel couvent a-t-elle déposé cet enfant ?

— Dans celui des franciscains.

— Ah ! dit Piquillo, ne sont-ce pas des moines qui ont de grandes robes blanches ?

— J’en ai souvent rencontré… ils sont ainsi.

Piquillo tressaillit et continua :

— En entrant dans le couvent, n’y avait-il pas à droite… un jardin… où était un grand cerisier ?

— Je l’ignore… pourquoi me faire ces questions ?

Piquillo ne lui répondit pas, mais il dit tout haut :

— Je suis sûr qu’autrefois il y avait un grand cerisier.

— C’est possible… mais comme vous êtes pâle, seigneur cavalier ! Et le voyant chanceler, elle voulut le retenir, et s’écria avec terreur :

— Ah ! comme vos mains sont froides !