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Piquillo Alliaga/19

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 86-90).


XIX.

l’hôtel d’uzède à madrid.

Le duc d’Uzède habitait à Madrid, dans la rue Fuen Carral, un palais vaste plutôt qu’élégant.

Il ne demeurait point avec le duc de Lerma, son père ; il avait son habitation, sa cour, ses flatteurs, et peut-être même déjà ses projets particuliers.

Immensément riche, il passait pour avare. Il est vrai que tout le monde eût paru tel, auprès du duc de Lerma. Il n’en menait pas moins un grand état de maison, et Piquillo, déjà troublé le fut bien plus, quand il vit sous le vestibule du palais cette masse d’officiers, de pages, de laquais et de gens de toutes, les conditions, l’air humble, respectueux et le chapeau bas, quoiqu’il n’y eût encore personne à saluer.

Piquillo demanda d’une voix timide à un homme, galonné sur toutes les coutures et tenant à la main une hallebarde, s’il n’y aurait pas moyen d’arriver jusqu’à Son Excellence.

Le heiduque, la tête haute et l’air insolent, frappa de sa hallebarde le marbre du pavé, toussa d’un air de protection, et répondit :

— Monseigneur le duc d’Uzède n’y est pas.

— Je reviendrai, répondit Piquillo.

Il retourna à l’hôtel de don Fernand d’Albayda.

Ce dernier, après une conférence d’une demi-heure ; avec le premier ministre, était parti brusquement pour Valladolid, où la cour se trouvait en ce moment ; mais il avait ordonné à son hôtel, avant son départ, que le senor Alliaga fût traité en son absence comme lui-même.

Le senor Alliaga, seul dans ce bel hôtel et en proie à une tristesse qu’il ne pouvait vaincre, eut recours à son appui, à sa consolation : il écrivit à Aïxa. Il lui raconta tous les détails de son voyage, et lui dépeignit don Fernand d’Albayda comme il le voyait lui-même.

C’était son héros, son Dieu ; le plus aimable, le plus charmant cavalier qu’il eût jamais vu ou imaginé, car l’imagination était chez lui la moitié de sa vie.

Il finissait en vantant le bonheur de Carmen et la tendresse de son père, qui lui avait choisi l’époux le plus adorable et le plus accompli.

Il lui parlait aussi de l’admiration que don Fernand professait pour elle, admiration qui était, selon lui, la preuve la plus évidente de son esprit, de son tact et de son bon goût.

Le lendemain, et de bien meilleure heure, Piquillo se rendit chez le duc d’Uzède.

On lui répondit qu’il était sorti.

Il revint à l’hôtel, et, désolé de l’absence de Fernand d’Albayda, dont les conseils auraient pu lui être si utiles, il écrivit encore à Aïxa, lui parlant d’elle toujours, de son ami Fernand beaucoup, de lui Piquillo très-peu ; car, avant d’avoir réussi, il ne voulait avouer à personne ses folles espérances.

Il retourna, le lendemain, au milieu de la journée, à l’hôtel d’Uzède. On venait d’ouvrir les deux battants de la grille dorée, et le carrosse du duc roulait sous la voûte du vestibule, ramenant son maître.

Piquillo tressaillit de joie, et se dit : Aïxa avait raison, on ne réussit que par le courage et la patience, surtout à la cour. Enfin, je vais donc voir le duc.

Il se présenta au suisse galonné.

— Son Excellence monseigneur le duc d’Uzède ?

— Il est sorti.

— Vous voulez dire rentré.

— Sorti.

— Je viens de le voir rentrer…

— Pas pour vous, mon jeune seigneur.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il n’est pas visible.

— Comment donc peut-on le voir ?

— En lui demandant une audience.

— Il fallait donc le dire.

Piquillo rentra à l’hôtel, écrivit une demande d’audience ; puis il écrivit à Aïxa, il écrivit à sa mère, il écrivit à tout le monde. Il porta lui-même la lettre au palais du duc, pour être bien certain qu’elle lui serait remise, et demanda quand il aurait réponse.

— Dans huit jours.

— Ah ! mon Dieu !

— Peut-être plus tard ; cela dépendra des occupations de monseigneur.

Il s’éloigna désespéré, mais qu’y faire ? attendre !

Il ne pouvait pas, quoiqu’il en eût bien envie, écrire toute la journée à Aïxa. Ce pouvait être ennuyeux pour elle et dangereux pour lui.

L’amitié vous entraine si loin… surtout l’amitié écrite ! Quand on est seul avec son cœur et son imagination, quand on n’a pas devant soi une belle personne qui vous intimide et vous fait balbutier, deux grands yeux noirs qui vous troublent et vous arrêtent, on n’a plus peur, et c’est effrayant… pour ce qu’on va dire.

Piquillo, pour tuer le temps, prit donc le parti de parcourir Madrid, qu’il ne connaissait pas, et qui valait bien la peine d’être visité. Que le lecteur ne s’effraie pas, je n’aime pas les descriptions, et pour en faire, Piquillo n’avait pas le temps ; à peine avait-il celui de regarder ; car, même au milieu de Madrid, son cœur et ses pensées étaient à Pampelune.

Il passait, d’un air indifférent, dans les belles rues : d’Alcala et de San-Bernardo, sur la plaza Major ou à la puerta del Sol, devant le palais du roi, devant les jardins de Buen-Retiro et de las Delicias, et traversait le beau pont sur le Manzanarès sans faire attention qu’il ne manquait rien qu’une rivière !

Enfin, après quelques jours de promenade, il se trouva un matin dans la rue d’Atocha, une des plus belles, des plus spacieuses et des plus riches de la ville de Madrid. Il s’arrêta devant un magasin brillant qui flattait moins encore ses yeux que son odorat, et il lut, sur la devanture de la boutique, ces mots :

Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

De chaque côté de la boutique, à vingt pas et plus, s’étendait une odeur de benjoin, de tubéreuse et de jasmin capable de donner la migraine aux passants ; malgré le danger, nous avons dit que Piquillo s’était arrêté.

Il relisait ce nom : Andrea Cazoleta, qui n’était pas nouveau pour lui ; mais il ne pouvait se rappeler où il l’avait déjà entendu prononcer, et, las de chercher en vain, il continua sa route.

À quelques pas de là, en détournant à gauche dans une rue étroite et obscure, il passa près d’une petite boutique peinte en bleu qui n’était pas ouverte, mais au-dessus de la porte le bruit de trois palettes en plomb que le vent agitait l’une contre l’autre, lui fit lever les yeux, et avec une surprise et un battement de cœur inexprimables, il vit cette inscription écrite en gros caractères :

ABEN-ABOU, dit GONGARELLO, barbier.

Il retrouvait un ancien ami ! c’était là sans doute que demeurait le barbier avec Juanita, sa nièce, et l’on revoit toujours avec tant de plaisir ceux à qui l’on a rendu service !

Par malheur, et quoique ce fût jour de la semaine, la boutique était fermée, et probablement depuis longtemps, à en juger par les araignées qui avaient étendu leurs toiles sur les volets, et par les placards et avis divers qu’on y avait apposés.

Piquillo frappa à la porte ; on ne lui répondit pas. Il s’adressa à un naranjero, un fruitier voisin, et demanda le seigneur Gongarello.

— Je ne le connais pas.

— C’était votre voisin.

— Il est parti.

— Depuis quand ?

— Depuis trois ans.

— Où est-il allé ?

Le fruitier le regarda avec terreur, et répondit :

— Je n’en sais rien.

— Et comment sa boutique n’est-elle pas louée ?

— Il y a des gens qui portent malheur aux maisons qu’ils habitent.

— Comment cela ?

— Cela ne me regarde pas… Si vous voulez des oranges ou des citrons, vous n’avez qu’à parler ; j’en ai de Murcie et du Portugal, choisissez.

Piquillo n’en put tirer autre chose ; mais dans ce moment le souvenir qu’il avait jusque-là vainement cherché lui revint tout à coup à l’esprit, le parfumeur de la cour !… Cazoleta !

C’est bien cela, Gongarello avait quitté Pampelune pour Madrid, et le soir où il avait couché dans l’hôtellerie du capitaine Juan-Baptista, il avait raconté, à souper, aux bandits, qu’il comptait sur la protection et le crédit de son parent Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

Deux minutes après, Piquillo était au milieu de l’élégant magasin.

— Le seigneur cavalier veut-il des essences à la rose, à l’œillet ou à la vanille ? lui dit un petit homme aux yeux ronds et au nez pointu. Désirez-vous des sachets ou des gants parfumés ? Demandez.

— Je vous demanderai ce qu’est devenu le barbier Gongarello, votre parent ?

— Mon parent ! s’écria le marchand en laissant tomber le paquet de gants qu’il tenait à la main, ce n’est pas vrai ! c’est celui de ma femme Cazilda.

— Peu importe ! moi, je suis son ami.

— Dites-vous vrai ?

— Son ami intime, je vous le jure ! Piquillo ! qui lui a sauvé la vie dans la sierra d’Oca et de Moncayo.

— Histoire qu’il nous a racontée tant de fois, dit le parfumeur en se rassurant un peu. Quoi ! c’est vous, seigneur cavalier, vous en êtes bien sûr ? Je vous avais pris pour un alguazil déguisé.

— Je ne pardonnerai pas à ma figure d’avoir pu vous donner une idée pareille, mais dites-moi seulement…

— Parlons bas, seigneur cavalier ! quoique j’aime beaucoup cet excellent Gongarello, qui était mon compère et mon cousin, — ou plutôt celui de ma femme, j’aimerais mieux ne vous en rien dire…

— Eh bien ! moi, je vous en parlerai, dit à voix basse la senora Cazoleta en s’avançant et en prenant part à la conversation.

— Silence, ma femme !

— Eh ! ne craignez rien, personne ne peut nous entendre. Oui, seigneur cavalier, Gongarello est mon parent, je suis Maure comme lui…

— Maure baptisée ! s’écria le mari, c’est comme qui dirait chrétienne de naissance.

— Eh ! qu’importe ?

— C’est important quand on est parfumeur de la cour ! sans cela, et si je n’avais pas peur de perdre ma place, je ne craindrais rien… j’aurais même parlé, réclamé en faveur de Gongarello.

— Que lui est-il donc arrivé ?

— On n’en sait rien ! il était volontiers assez jovial, assez causeur ; il était au fait de tout, et on l’aimait dans le quartier, parce qu’un barbier bavard c’est utile et économique : en se faisant faire la barbe, on apprend les nouvelles. Il commençait déjà une bonne maison, et sa nièce Juanita aurait pu devenir un assez, bon parti, lorsqu’un soir, il y a de cela trois ans, les voisins virent entrer dans sa boutique, pour être rasé, un homme qui en avait bien besoin, une barbe noire et épaisse !… un air effrayant dont Gongarello n’eut pas assez peur.

On ne sait pas ce qu’il lui raconta ou ce qui se dit entre eux ; mais le lendemain de bon matin la boutique du barbier était fermée et n’a pas été ouverte depuis !

Lui et sa nièce avaient disparu, et jamais on n’en a entendu parler.

— Jamais ! répéta le parfumeur à voix basse et en appuyant sur le mot.

— On a dit dans le quartier, continua sa femme, que la personne qui était venue ainsi le faire causer, était un membre du saint-office, ou un alguazil déguisé,

— Voilà pourquoi j’ai si peur, dit Cazoleta.

— Quelques-uns même ont assuré que c’était Bernard y Royas de Sandoval lui-même, le grand inquisiteur !

— Tant il y a que, depuis ce temps, on n’a pas eu de ses nouvelles.

— Et personne n’ose en demander.

— Et voilà, seigneur cavalier, toutes celles que nous pouvons vous donner.

Piquillo soupira en pensant à Gongarello et surtout à Juanita, sa première protectrice ; il acheta quelques parfumeries au seigneur Cazoleta, et revint plusieurs fois causer avec Cazilda, sa femme, qui était bonne et obligeante ; et puis, il y avait du sang mauresque dans ses veines, et par un instinct naturel aux opprimés, tous les Maures se comprenaient et se portaient entre eux consolation, secours et amitié !

Les huit jours s’écoulèrent ; Piquillo n’avait pas reçu de réponse du duc d’Uzède. Il raconta ses chagrins à Cazilda, devenue sa confidente ; celle-ci lui donna le conseil le plus raisonnable et le plus ennuyeux… celui d’attendre !

Huit jours se passèrent encore ; aucune nouvelle de sa demande d’audience ; la patience de Piquillo était à bout, il se rendit à l’hôtel, décidé à entrer de vive force s’il le fallait.

Il demanda Son Excellence.

— Son Excellence ! dit le suisse d’un air étonné.

— Oui, répondit avec colère Piquillo, monseigneur le duc d’Uzède ; il faut absolument que je lui parle, pour une affaire de famille qui l’intéresse, lui personnellement.

— Seigneur cavalier, répondit gravement le suisse, vous seul ignorez que Son Excellence est partie depuis quatre jours pour Valladolid, où se tient la cour en ce moment.

Pour le coup, Piquillo fut atterré. Quel parti prendre ? Fernand d’Albayda n’était pas de retour ; il ne pouvait demander conseil à personne, il courut chez Cazilda.

Lorsqu’il entra dans la boutique du parfumeur, le senor Cazoleta était occupé avec ses principaux garçons, d’une commande très-pressée, d’une caisse qu’il fallait expédier au plus vite, de sorte que Piquillo put causer à son aise dans l’arrière-boutique avec la senora Cazilda.

— Le duc est parti, lui dit-il, parti pour Valladolid ; je crains qu’on ne m’abuse encore et que ce ne soit vrai.

— Eh mon Dieu ! nous venons de l’apprendre à l’instant, il n’y a pas à en douter.

— Il faut absolument que je voie le duc ; il y va de mon bonheur, de mon avenir, de toute mon existence.

— Partez alors pour Valladolid.

— Quarante lieues encore !

— Qu’importe ?

— Je n’hésiterais pas, si je devais être plus heureux ; mais je trouverai à Valladolid les mêmes obstacles, les mêmes empêchements.

Comment arriver jusqu’à ce grand seigneur ? ce sera plus difficile encore à la cour qu’à Madrid, où il n’avait rien à faire ; qui me donnera les moyens de pénétrer dans son appartement, de lui parler à lui en particulier, en tête-à-tête ?

C’est cependant ce que je désire, ce qu’il me faut, et quel ami assez puissant, quelle protection assez haute pourrait faire cela pour moi ? Y en a-t-il ?

— Peut-être ! lui dit Cazilda.

— Et qui donc ?

— Moi !

Pourquoi as-tu pris ce qu’il y avait dans ce plat ?

— Vous ! il serait possible ! vous auriez ce crédit ?

— Dès aujourd’hui si vous voulez, si cela vous convient.

— Parlez, parlez, je suis prêt, tout me conviendra.

— Eh bien, nous sommes parfumeur de la cour ; c’est chez nous que beaucoup de grands seigneurs, entre autres le duc d’Uzède, font leurs emplettes ordinaires. À l’instant même nous recevons de lui une commande.

La voici, lui dit-elle en lui montrant un papier. Il nous prescrit de lui envoyer le plus promptement possible à Valladolid, où il vient de se rendre, une caisse de parfums et de cosmétiques que l’on ne remet d’ordinaire qu’à lui-même, et nul doute qu’on ne fasse entrer sur-le-champ, dans ses petits appartements, la personne chargée par nous de cet envoi. Comprenez- vous ?

— Ah ! s’écria Piquillo, qui répugnait à se présenter ainsi pour la première fois devant son père, n’avez-vous pas d’autre moyen ?

— Aucun autre ! Celui-ci vous assure l’entretien particulier que vous désirez, car il y aura, dans cette caisse, certaine fiole que Son Excellence ne fait voir à personne !

— Comment cela ?

— Le duc, lui dit-elle à voix basse, a de fort beaux cheveux… des cheveux très-noirs qui ne le sont pas toujours ! nous seuls en connaissons le secret, et il reçoit d’ordinaire sans témoin ceux qui viennent de notre part. Voyez, décidez-vous.

Piquillo hésita longtemps ; mais, comme l’avait dit Cazilda, il n’y avait pas d’autre moyen. D’ailleurs le tout était d’arriver près du haut et puissant seigneur, et dès que celui-ci saurait la vérité, pourrait-il ne pas pardonner une pareille ruse ?

— Merci, dit-il à Cazilda, merci du service que vous me rendez. Non-seulement vous ne vous en repentirez pas, mais si je réussis comme je l’espère, je ne vous oublierai jamais, et je me flatte même que le duc d’Uzède vous en saura gré.

Le lendemain, le descendant des Royas de Sandoval et du duc de Lerma, obligé, pour entrer dans sa noble maison, d’avoir recours à la maison Cazoleta, partit de grand matin pour Valladolid, muni des instructions de Cazilda et de la précieuse cassette.