Piquillo Alliaga/28

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 118-123).


XXVIII.

le toit paternel.

Au bruit que fit le marteau, on entendit les chiens aboyer, on vit briller des lumières, et un jeune homme grand et fort, leste et bien découplé, aux yeux vifs et noirs et au teint basané, parut à la grille et demanda :

— Qui va là ?

— Un étranger.

— Que voulez-vous ?

— Un asile.

La grille s’ouvrit, et le jeune Maure d’une voix douce et franche s’écria :

— Que l’étranger soit le bienvenu ! il est ici chez lui, il est chez Delascar d’Albérique !

— Puis-je lui parler ? dit timidement Piquillo.

— C’est l’heure de la prière. Il est enfermé avec son fils et tous les siens ; mais ce ne sera pas long. Entrez. et asseyez-vous au foyer ; vous voilà de la maison.

— Sans savoir qui je suis ?

— Notre maître vous le demandera demain, quand vous vous en irez.

— Mais aujourd’hui ?…

— Aujourd’hui, vous êtes son hôte et son ami, et j’ai ordre de vous traiter comme tel.

En parlant ainsi, le jeune Maure ouvrit un salon élégant, richement éclairé, entouré de divans pour reposer les membres fatigués du voyageur. Sur une table de marbre, on voyait briller, dans des flacons de cristal, des liqueurs rafraichissantes ou fortifiantes.

Le Maure prit un vase et le présenta à Piquillo.

— C’est la coupe de l’hospitalité, lui dit-il en souriant, et dès que tes lèvres y auront touché, tu seras sacré pour nous.

Mais Piquillo tenait la coupe, regardait le jeune Maure, et sa main tremblait.

— Qu’as-tu donc ? es-tu un ennemi, un traitre ?… alors, s’écria-t-il avec un accent qui partait d’un noble cœur, hâte-toi de boire ! hâte-toi, tu n’auras plus rien à craindre : c’est nous qui te défendrons.

Et le jeune Maure remplit la coupe jusqu’aux bords ; mais au lieu de boire, Piquillo s’appuya d’une main sur la table de marbre, tandis que de l’autre il tenait la coupe vacillante. Son cœur paraissait oppressé, des larmes roulaient dans ses yeux, et dans un trouble inexprimable, il s’écria :

— Frère, frère, si je me trompe, ne me réponds pas.

— Et pourquoi ?

— C’est qu’il me semble que c’est toi… et si je m’abuse, rien ne me consolera.

Il posa la coupe sur la table de marbre, saisit le jeune Maure par la main, écarta les cheveux noirs qui retombaient en boucles épaisses sur son front, le regarda encore une fois avec un œil incertain et avide, puis, d’une voix émue et haletante, il s’écria :

— Pedralvi !

— C’est moi, c’est mon nom ! qui te l’a dit ?

— Mon cœur, qui n’a jamais changé, comme mes traits. As-tu donc oublié ton jeune ami, celui qui ne t’a plus revu-depuis la nuit où, pour le délivrer, tu franchissais les murs du Soleil-d’Or ?

— Piquillo ! s’écria son ancien camarade en se jetant dans ses bras.

— Oui, c’est moi ! et Juanita, notre protectrice ?

— Morte ! s’écria Pedralvi… morte ou perdue à jamais.

— Non, vivante ! et sauvée par moi ! sauvée pour toujours !

— Que dis-tu ?

— Qu’elle t’aime toujours… qu’elle te pleure, qu’elle t’attend.

— Où est-elle donc depuis cinq ans ?

— Dans les cachots de l’inquisition !

— Comment la délivrer ?

— C’est déjà fait, elle n’y est plus !

Les deux amis, assis sur un divan, s’interrogeaient mutuellement et à la fois. Une demande n’attendait pas l’autre. Ils eurent bien de la peine à mettre quelque ordre dans le récit de leurs aventures.

Celles de Piquillo, le lecteur les connaît, et celles de Pedralvi n’étaient pas longues.

Depuis le jour ou plutôt la nuit où Piquillo avait été emmené par le capitaine Juan-Baptista, laissant son camarade à cheval sur le chaperon du mur de l’hôtellerie du Soleil-d’Or, Pedralvi s’était enrôlé dans les marmitons de l’hôtel pour ne pas quitter Juanita, la servante.

Deux ans plus tard, lorsque le barbier Gongarello était parti avec sa nièce pour Madrid, Pedralvi, commençant à comprendre qu’il ne savait rien et qu’il n’était bon à rien, avait résolu, en lui-même, de faire fortune ; mais ne sachant ni lire ni écrire, il n’avait qu’un parti à prendre… celui de se faire soldat ou matelot. Cette chance-là ne lui était pas même permise.

Comme Maure, il ne pouvait porter les armes ; ne pouvant servir dans les armées, ni dans les flottes du roi, à Valence, où il était venu pour s’embarquer, il serait mort de faim, s’il n’avait trouvé à se placer dans la marine marchande, à bord d’un vaisseau richement chargé qui appartenait au Maure Delascar d’Albérique.

Yézid, le fils du maître, l’avait distingué à cause de son zèle et de son travail. Il l’avait pris avec lui, l’avait élevé, lui avait témoigné affection et estime ; bien plus, il lui avait donné sa confiance, et Pedralvi, qui s’était dévoué corps et âme à la famille d’Albérique, ne demandait qu’une chose au ciel, c’était une occasion de se faire tuer pour eux, seul moyen qu’il eût de leur prouver sa reconnaissance.

— On dit qu’ils sont bien riches ? lui demanda Piquillo avec inquiétude.

— Riches comme le roi ! Mais ils emploient mieux que lui leur fortune ; car ils donnent de l’ouvrage à tout le monde, et surtout à leurs frères opprimés et malheureux.

Aussi Delascar et son fils sont regardés comme les chefs et les soutiens des Maures. Eux seuls, peut-être, n’ont pas été baptisés.

— Et le duc de Lerma ne les inquiète pas ?

— On n’oserait. Plutôt que d’y souscrire, ils quitteraient le pays, et si Delascar d’Albérique fermait ses ateliers, tous les ouvriers se révolteraient.

— Est-il marié ? demanda Piquillo avec crainte.

— Il est veuf depuis bien des années ; et quoique sa croyance lui permette non-seulement de se remarier, mais d’avoir plusieurs femmes, il s’est consacré à son fils et au bonheur des siens.

— Et tu dis qu’il est noble et généreux ?

— Tu le verras par toi-même, si tu as quelque chose à lui demander.

En ce moment la prière du soir venait de finir.

Delascar d’Albérique allait se mettre à table avec son fils et les chefs de ses ateliers, ainsi que les principaux employés de sa maison, table immense et patriarcale présidée par lui.

C’était un grand bonheur d’y être admis, un châtiment d’en être exclu. Mais chacun se soumettait, sans murmurer, aux décisions du vieillard.

Les Arabes conservèrent longtemps de leurs anciennes mœurs ce respect, Cette soumission, cette obéissance passive de la famille pour son chef. Autrefois chaque père, dans sa maison, avait presque les droits du calife[1] ; il jugeait sans appel les querelles entre ses femmes, entre ses fils ; il punissait sévèrement les moindres fautes, et pouvait même infliger la peine de mort pour certains crimes.

La vieillesse seule donnait cet empire. Un vieillard était un objet sacré.

Sa présence arrêtait le désordre ; le jeune homme le plus fougueux baissait les yeux à sa rencontre, écoutait patiemment ses leçons, et croyait voir un magistrat à l’aspect d’une barbe blanche.

Cette puissance des mœurs, qui vaut bien celle des lois, existait encore dans la maison d’Alami Delascar d’Albérique ; tous ceux de sa tribu se regardaient comme ses enfants, et le respectaient comme le chef de la famille.

— Maître, lui dit Pedralvi, voici un étranger qui réclame l’hospitalité, et qui, en outre, a une grâce à te demander.

— Et moi, je lui en demande une, répondit le vieillard, c’est qu’il veuille bien s’asseoir à ma table.

— Cet étranger n’en est pas un ! s’écria Yézid en le reconnaissant ; car avant-hier, à la posada du Faisan-d’Or, chez Manuelo, il a pris la défense de ce pauvre Sidi-Zagal, dont je vous ai parlé, mon père.

— Oui, dit le vieillard… Sidi-Zagal… à qui tu donneras la ferme de Xativa. C’est un de nos frères.

— C’est un des miens ! s’écria Piquillo avec fierté ; moi aussi je suis Maure !

— Et pourquoi alors, répondit Delascar, demandes-tu l’hospitalité, quand tu es chez toi ? Assieds-toi là, mon frère, entre mon fils et moi. Et vous, dit-il aux domestiques, servez-nous.

Delascar avait à peine soixante ans, et sa vieillesse était verte et vigoureuse ; ses yeux pleins de feu brillaient d’un éclat juvénile, sa voix était mâle et sonore, son esprit étendu et cultivé.

Pendant le repas, Yézid mit la conversation sur les Maures leurs ancêtres, sur leur domination et leurs lois quand ils étaient maîtres de Grenade et de Cordoue. Delascar répondait à la fois à son fils et à son nouvel hôte, qui l’interrogeait sur le glorieux Abdérame et sur Al-Man-Zour, et Piquillo, encouragé à son tour par l’air affable du vieillard, par son sourire gracieux et approbateur, sentit bientôt sa crainte se dissiper.

Il se crut en famille, et, sans cesser d’être modeste, se montra si aimable et si instruit, que plus d’une fois le vieillard et son fils se regardèrent entre eux avec contentement et presque avec orgueil, en voyant un des leurs posséder, si jeune encore, tant de goût, de sagacité et de jugement.

Le plus étonné était Pedralvi, qui, debout derrière son ancien camarade, dont il était fier, l’écoutait avec tant de ravissement qu’il oubliait souvent de le servir.

Quant à Piquillo, il osait à peine, durant le repas, lever les yeux sur Delascar ; mais il était attiré vers Yézid par un attrait irrésistible, et que ce fût ou non son frère, il sentait que son cœur était à lui pour toujours.

Lorsque le souper fut terminé, le vieillard, Yézid et Piquillo passèrent dans une salle particulière.

— Parlez maintenant, dit Delascar, je vous écoute. Yézid, par discrétion, se leva pour se retirer.

— Non, seigneur Yézid, s’écria Piquillo, je vous supplie au contraire de vouloir bien rester.

— Que pouvons-nous pour vous ? lui dit gracieusement Delascar.

Piquillo voulut parler et s’arrêta tremblant.

— Qui êtes-vous, du moins ? poursuivit le vieillard en voyant son embarras. Maintenant, notre hôte, nous pouvons vous le demander.

— Qui je suis… quel est mon nom ?

Il balbutia… à demi-voix celui d’Alliaga.

— Alliaga, dit vivement le vieillard, c’était le nom d’un brave soldat qui combattit avec nous dans les Alpujarras. Moins heureux que moi, il ne rencontra pas pour le sauver un ami comme don Juan d’Aguilar… et fut, dit-on, massacré.

— C’est la vérité, dit Piquillo… je suis de son sang.

— Ah ! c’était votre parent… dit Delascar en lui prenant la main, vous devez alors avoir connu sa fille ?

— Oui, seigneur, dit Piquillo en tressaillant.

— Pauvre jeune fille ! s’écria Delascar avec tristesse ; je t’en ai parlé plus d’une fois, Yézid, dit-il en se tournant vers son fils.

Oui, j’étais libre alors, et elle m’aimait ! je le croyais du moins ; mais la vanité, le désir de briller, et surtout sa mère, l’ont perdue… Il m’a fallu abandonner celle qui me trahissait ! Depuis, j’ignore ce qu’elle est devenue.

— Et vous, dit-il en s’adressant à Piquillo, le savez-vous ?

— Oui, seigneur.

— A-t-elle besoin de moi ? parlez ! dit vivement Delascar.

— Non, seigneur.

— En quels lieux, du moins, existe-t-elle ?… dites-le-moi.

— Elle n’existe plus !

— Ah ! pauvre Giralda ! s’écria le vieillard en croisant les mains.

Il garda quelques instants le silence et semblait comme absorbé dans quelques souvenirs du passé. Pendant ce temps deux grosses larmes roulaient dans ses yeux, et glissèrent le long des rides qui sillonnaient ses joues.

— Ainsi, dit-il à Piquillo, ce n’est pas pour elle que vous venez ?

— Pour elle, au contraire, reprit Piquillo avec émotion… pour elle !… pour lui obéir… car moi, seigneur… je ne demande rien… je ne veux rien… que vous remettre cette lettre… qui est écrite de sa main.

— De Giralda ? s’écria le vieillard ; donnez, donnez !

Et il prit la lettre d’une main tremblante. Il s’assit pour la lire dans un fauteuil, contre lequel Yézid était appuyé, et pendant ce temps, Piquillo, debout derrière lui, se cacha la tête dans ses mains.

Le vieillard lut la lettre lentement et avec une émotion qu’il s’efforçait vainement de cacher.

Quand il eut fini, il la donna à Yézid en lui disant :

— Mon fils bien-aimé, je n’ai pas de secret pour toi, lis.

Se levant alors, il s’approcha de Piquillo, qui, toujours debout, toujours la tête baissé, attendait en tremblant son arrêt.

Delascar posa sa main sur l’épaule du jeune homme, Piquillo tressaillit, et le vieillard lui dit d’une voix lente et solennelle…

— Tu ne serais que le fils d’Alliaga…

Mais le généreux Yezid ne le laissa pas achever. Il se précipita dans les bras de Piquillo en s’écriant :

Piquillo saisit un couteau qui était sur la table et se leva.

— Mon frère, mon frère ! moi, je te regarde comme tel ! et vous, mon père, vous ne me désavouerez pas !

— Non, Yézid, non, mon fils, j’aurais gardé chez moi, j’aurais adopté l’enfant d’Alliaga, à plus forte raison, celui que tu nommes ton frère !

Piquillo tomba à leurs genoux, pressant contre ses lèvres leurs mains qu’il baignait de ses larmes.

— Sois le bienvenu parmi nous ! s’écria le vieillard. Si le ciel nous abuse, ton cœur du moins ne nous trompera pas ! Aime Yézid comme ton frère, car c’est le plus noble et le plus généreux des hommes.

— Je le sais, je le sais ! s’écria Piquillo.

— Jure-moi de le respecter comme l’aîné, comme le chef de la famille, de le défendre et de mourir pour lui, s’il le faut.

— Je le jure !

— C’est ton devoir, mon fils.

— Et ce devoir, je le remplirai. Je vous le jure devant Dieu et devant vous ! je le jure par l’honneur, par le nom sacré que vous me permettez de vous donner ! ce nom, ajouta-t-il en hésitant, que ma bouche n’ose encore prononcer.

— Et que j’attends, répondit le vieillard en souriant.

— Mon père ! s’écria Piquillo.

Delascar le reçut dans ses bras, et Yézid, le faisant asseoir entre eux deux, le traita dès ce moment comme le fils de la maison, comme l’enfant de retour, sous le toit paternel, après un long voyage.

— Voyons, frère, lui dit-il, raconte-nous ce qui t’est arrivé pendant ton absence.

Et Piquillo attendri, Piquillo, qui comprenait tout ce qu’il y avait de délicat et de généreux dans chaque mot d’Yézid, se mit à raconter tout ce qu’il se rappelait de sa vie, jusqu’à leur rencontre dans la sierra de Moncayo ; comment quelques paroles d’Yézid avaient contribué à le diriger dans la bonne voie, et à faire de lui un honnête homme ; comment, par malheur, il n’avait pu profiter de ses offres généreuses.

— Je le crois bien ! s’écria Yézid ; vous rappelez-vous, mon père, la bourse et les tablettes qui m’ont été rapportées par ce prétendu marin ; la fable qu’il nous a faite de cet enfant, enlevé par nos frères, les Maures d’Afrique ?

— Oui, dit le vieillard, et le millier de ducats que nous lui avons donnés pour le rachat, l’éducation et l’établissement de cet enfant.

— Et c’est moi qui suis cause que l’on vous à ainsi rançonnés et pillés ! s’écria Piquillo.

— Il vaut mieux que cela soit ainsi, répondit Yézid, puisque te voilà.

Piquillo, continuant alors son récit, leur raconta comment il avait sauvé don Juan d’Aguilar ; comment, recueilli par ce digne seigneur, il avait été élevé, par lui, près de ses deux filles, Carmen et Aïxa ; comment il avait découvert à Pampelune la Giralda, sa mère, et comment, protégé par Fernand d’Albayda, il avait attendu de lui son état et son avenir, jusqu’au jour le plus heureux de sa vie, où il venait de trouver une noble famille qu’il n’osait encore dire la sienne ; mais plus tard, du moins, grâce à sa tendresse et à son dévouement, il espérait bien ne pas mourir insolvable, et se montrer digne des cœurs généreux qui daignaient le reconnaître et l’adopter.

Pendant ce récit, que Yézid avait entendu avec la plus vive émotion, plusieurs fois il s’était levé, plusieurs fois il avait voulu interrompre Piquillo ; mais retenu par un regard de son père, il se rasseyait, il se calmait et continuait à écouter.

Quand Piquillo eut terminé, la nuit était avancée, et, fatigués des émotions de la journée, tous avaient besoin de repos. Delascar appela ; et toujours le premier à obéir au moindre signal de ses maîtres, Pedralvi parut.

— Voici, lui dit le vieillard en lui montrant Piquillo, voici, mais pour toi seul, car c’est encore un secret, le fils de la maison, le jeune senor Alliaga, ton nouveau maître.

Pedralvi, hors de lui, ouvrait les yeux et les oreilles. Il croyait avoir mal entendu.

— Oui, répéta Yézid en souriant, c’est mon frère. Pedralvi se mit alors à sauter de joie, ravi de ce changement inattendu.

— Le présent ne me fera pas oublier le passé, dit Piquillo, en tendant la main à son ancien camarade.

Delascar donna ordre au fidèle serviteur de conduire son jeune maître dans son appartement. Adieu, mes fils, dit-il aux deux jeunes gens. Il embrassa Piquillo, qui se retirait, et il fit signe à Yézid de rester avec lui.

— Imprudent ! lui dit-il en souriant.

— Qu’ai-je donc fait, mon père ?.

— Tu allais, comme à l’ordinaire, n’écouter que ton cœur. Tout semble prouver qu’Alliaga est un noble et généreux jeune homme qui mérite ce que nous faisons pour lui ; mais nous ne connaissons encore ni sa prudence, ni sa discrétion, et j’ai vu le moment où, dans l’excès de ta confiance, tu allais…

— Tout lui dire, c’est vrai ! tout lui confier, comme à un frère ! nos projets, nos secrets, ceux de notre famille, celui de nos richesses…

— Attends, mon fils, attends encore… que le temps nous ait permis de l’éprouver. Je crois à sa loyauté ; mais sait-on à son âge garder un secret ? Un jeune homme ne peut-il pas le trahir, même à son insu, par étourderie, par légèreté et surtout par amour ? Ces secrets, d’ailleurs, et tout ce qui s’y rapporte, nous appartiennent-ils à nous seuls ?

— Vous avez raison, mon père, dit vivement Yézid en pensant à la reine ; ils compromettraient bien d’autres que nous !

— Et tu livrerais à une jeune tête, que nous connaissons à peine, un secret que tu n’as même pas confié à Fernand d’Albayda, ton ami d’enfance et notre protecteur.

— Pardon, mon père, aujourd’hui, comme toujours, la prudence a parlé par votre bouche. Quelque tendre affection que je ressente pour Alliaga, je ne lui dirai rien que vous ne me l’ayez permis.

— Bien, Yézid. Maintenant, va te reposer.

Et le jeune homme se retira.

Alliaga, conduit par Pedralvi, venait d’entrer dans l’appartement qui lui était destiné. Pedralvi s’était dit : c’est le fils de la maison, c’est un secret que l’on a confié à moi, à moi seul ! Et certain de n’être pas désavoué, il avait conduit son ancien camarade et son nouveau maître dans la chambre la plus somptueuse, après celle d’Yézid et de son père.

Si la reine d’Espagne avait été étonnée de l’élégance de son appartement, qu’on juge de la surprise de Piquillo, qui n’était pas habitué, même chez le vice-roi de Navarre, à un luxe pareil.

Il osait à peine fouler aux pieds ces tapis soyeux, ces bouquets de fleurs, travail admirable, chef-d’œuvre d’industrie et de magnificence. Quand Pedralvi s’approcha de lui pour le déshabiller, il le repoussa de la main.

— À quoi penses-tu ? à quoi pensez-vous, mon maître ? dit le jeune Maure, en se reprenant, d’un air respectueux.

— Je pense, dit Alliaga, au jour où, assis tous les deux au coin d’une borne dans la rue de Pampelune, nous étions bien heureux d’un rayon de soleil et d’une côte de melon.

Puis, faisant un signe à Pedralvi de s’asseoir à côté de lui, les deux amis causèrent encore longtemps du passé, et de l’avenir qui maintenant s’offrait à eux si riant et si doux !

Alliaga enfin demeura seul ; enfoncé dans de riches et moelleuses courtines, sous des rideaux de damas aux franges d’or, il retrouva plus charmants et plus gracieux encore les songes que, dans la sierra de Moncayo, il avait dus autrefois à son frère Yézid.

Cette fois du moins, il ne trouva pas à son réveil l’horrible figure du capitaine Juan-Baptista, mais près de lui à son chevet, en ouvrant les yeux, il vit les traits vénérables de Delascar d’Albérique.

Pour la première fois de sa vie, il s’entendit saluer de ces douces paroles : — Bonjour, mon fils !

À ces mots, Piquillo sentit tout son cœur tressaillir, et ses yeux se tournèrent avec une expression de bonheur et de reconnaissance vers celui qui les lui adressait. Un instant après, Yézid entra et vint lui donner l’accolade fraternelle.

— Mon fils, dit le vieillard… Il y avait dans la manière dont il prononçait ce nom, une expression qui équivalait presque à une caresse ; il le répétait souvent, et à dessein, comme pour dédommager celui qui avait été si longtemps sans l’entendre. Mon fils, lui dit Albérique, j’ai pensé toute cette nuit à toi et à ton avenir. Tu es venu à nous dans un temps d’épreuve et de malheur, la persécution nous menace, et si la main puissante qui nous soutient encore se retirait de nous, je ne sais ce qui arriverait de nos destinées, de nos fortunes, de nos jours peut-être !

— Je suis donc venu au bon moment ! s’écria Alliaga ; mon sort ne se séparera plus du vôtre.

— Oui, au jour du danger nous t’appellerons, et tu viendras, j’en suis sûr, dit le vieillard en voyant l’ardeur qui brillait dans les yeux d’Alliaga.

— Tu viendras nous défendre, dit Yézid.

— Ou mourir avec vous, mon frère, répondit Piquillo.

— Bien, mes enfants, mais d’ici là, continua d’Albérique, et dans ton intérêt même, gardons pour tout le monde, excepté pour Pedralvi, notre fidèle serviteur, et pour don Fernand, notre ami, le secret de ta naissance. Quelle que soit la carrière où t’appellent ton éducation et tes talents, ton origine te serait plus nuisible qu’utile sous le ministère du duc de Lerma. Auprès de Fernand d’Albayda, premier baron de Valence, et dont la famille a toujours protégé les nôtres, ce sera un titre de plus à son amitié ; auprès de tout autre ce serait un titre de proscription.

— Eh ! qu’importe ?

— Il importe, mon fils, dit gravement le vieillard, qu’il ne faut pas braver un danger inutile. Il s’en présentera assez d’autres qu’on ne pourra peut-être pas éviter.

Que Fernand, par son crédit, vous élève à une position avantageuse et solide, c’est tout ce que je veux pour vous !… et pour nous aussi, ajouta-t-il en souriant ; cette dernière considération vous décidera peut-être à m’écouter.

Le pouvoir que vous pourrez acquérir viendra en aide à nous et à nos frères. Vous les servirez plus utilement à la cour qu’ici dans nos travaux d’agriculture ou d’industrie, où les bras ne nous manquent point. Ce qui nous manque, ce sont des gens influents dans les hautes classes, et d’après ce que je sais de vous, c’est par la plume ou la parole que vous défendrez nos droits.

Partez donc ; ayez de l’ambition, sinon pour vous, au moins pour nous. Ne songez qu’à votre élévation, et ne vous inquiétez pas de votre fortune : elle est faite, puisque nous sommes riches. Chaque année, mon cher enfant, nous vous donnerons…

— Tout ce qu’il voudra, interrompit vivement Yézid, comme vous le faites pour moi ! À quoi bon lui fixer une pension ?

— Il a raison, dit d’Albérique, vous demanderez à votre père ou à Yézid, le chef de la famille après moi, toutes les sommes dont vous aurez besoin pour votre bonheur, vos plaisirs ou même vos caprices…

— C’est trop, c’est trop, mille fois ! s’écria Alliaga, confondu de tant de bontés, et ne trouvant plus de termes pour exprimer sa reconnaissance.

Il fut convenu que, trois ou quatre jours après, Alliaga retournerait à Madrid, où Fernand d’Albayda devait être de retour, et quel que fût le bonheur qu’éprouvât Piquillo au sein de sa nouvelle famille, il discuta moins cette fois, et se soumit, après une légère résistance, aux ordres de son père.

— Bien, dit le vieillard, il se forme, il commence à obéir.

Ce que n’avouait pas l’heureux Alliaga, c’était son impatience de revoir Aïxa, de lui apprendre que lui aussi se trouvait maintenant dans une position riche et honorable ; de lui déclarer enfin ce que jamais il n’avait osé ni avouer, ni même laisser entrevoir, ses rêves, ses projets et son amour.

Pendant les trois jours qui s’écoulèrent encore, Yézid menait chaque matin son frère dans les riches plaines de Valence, dans ces champs fertilisés par leurs soins, dans ces nombreuses fabriques où l’industrie étalait ses prodiges.

Il lui montrait les trésors créés et renouvelés chaque jour par le travail ; et quand Alliaga ne pouvait retenir ses cris d’étonnement et d’admiration, Yézid lui serrait la main, et lui disait à demi-voix, avec un air de contentement :

— Tout cela est à toi, frère.

— Non, non, jamais !

— Eh bien, à nous… si tu l’aimes mieux.

Le soir, ils rentraient tous les deux près du vieillard. Au repas de famille succédaient les longs entretiens et les doux épanchements du cœur.

Combien alors Alliaga découvrait dans son père d’indulgence et de bonté, jointes à un savoir et à une raison si supérieurs ! Combien il appréciait dans Yézid cette généreuse franchise, cette grâce chevaleresque, cette noblesse de sentiments, et surtout cette amitié si naturelle, si vive, si expansive, à laquelle on ne pouvait résister, et qui semblait dire : Aimez-moi, car je vous aime !

Aussi, et excepté son amour pour Aïxa, jamais Alliaga n’avait éprouvé d’affection plus douce et plus tendre que celle qui le portait vers son frère Yézid.

Déjà même, clairvoyant par amitié, il s’était aperçu qu’au milieu de toutes les richesses et de toutes les jouissances qui l’environnaient, Yézid n’était pas complétement heureux.

Parfois un nuage obscurcissait son front, parfois un sourire triste et mélancolique errait sur ses lèvres.

Un jour, et dans une allée où il se croyait seul, Yézid avait tiré de son sein une fleur de grenade desséchée, qu’il avait portée à sa bouche.

En vain d’Albérique pressait son fils de faire un choix et de se marier : toujours bon et gracieux, Yézid ne discutait point avec le vieillard, il lui répondait en souriant : Nous verrons, mon père. Mais les jours, les années s’écoulaient, et Yézid n’avait pu encore se décider à choisir.

— Il aime, se disait en lui-même Piquillo, il aime sans espoir. J’en suis sûr, je m’y connais ! j’étais comme lui, autrefois, car maintenant je suis heureux !

Il n’osait, par discrétion, rien demander à Yézid. Il respectait son secret, mais s’il fût resté un jour de plus, il lui aurait dit le sien, il lui aurait dit : J’aime Aïxa ! persuadé que sa confiance eût attiré celle de son frère.

  1. Cardonne, Histoire d’Afrique.