Piquillo Alliaga/40

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 187-196).


XL.

la nuit des noces. (suite).

En apercevant don Fernand d’Albayda et le corrégidor, la surprise d’Aïxa fut grande, plus grande encore à la nouvelle qu’on venait lui apprendre ; et Josué Calzado, soit qu’il se crût obligé de donner des consolations à cette jeune marié déjà veuve, soit qu’il voulût lui faire partager une conviction qu’il cherchait à se donner à lui-même, ne cessait de répéter :

— Ne vous désolez pas, senora, il est possible que ce ne soit pas ; rien n’est encore prouvé, le seigneur don Fernand a pu se tromper.

— Je l’espère encore, monsieur, mais votre position et la mienne, lui répondit gravement Aïxa, nous imposent des devoirs qu’à tout événement nous devons remplir. Ils nous prescrivent les recherches les plus actives et les plus sévères ; s’il existe un coupable, il doit être puni. Je le veux, je le demande ; c’est à moi de le poursuivre, et je le ferai rigoureusement.

— Comme une noble dame que vous êtes, dit Fernand, et je suis prêt à vous seconder de mon crédit et de mon pouvoir.

En ce moment on vit entrer Pacheco, qui semblait avoir couru vivement, tant il était essoufflé.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le corrégidor ; as-tu vu le noble duc ? existerait-il encore ?

— Je n’en sais rien, mon oncle, dit le jeune homme en reprenant haleine.

— Que venez-vous donc nous annoncer dit Fernand, avez-vous trouvé le coupable ?

— Je ne sais pas si c’est celui-là, répondit Pacheco, mais je crois que j’en ai un.

— Qui vous le fait croire ?

— Voici les faits, continua le jeune greffier, comme s’il posait déjà en qualité de témoin devant quelque cour de justice : moi, Inigo Pacheco, âgé de vingt-trois ans, greffier du corrégidor de Tolède, j’étais sorti par l’ordre de mon oncle, ledit corrégidor, pour courir à la recherche de ses gens, lesquels étaient dans la grande salle du château à boire et à danser, ce que je certifie véritable, l’ayant vu de mes yeux. Mais avant d’entrer au château, je rencontrai un paysan, un charron, nommé Antonio, avec un paquet de linge et de charpie, lequel, interrogé par moi, répondit qu’il rentrait à son logis avec ces objets pour panser un blessé qui, perdant tout son sang, lui avait demandé l’hospitalité à lui et à sa femme, il y avait près de deux heures.

Fernand tressaillit et se dit :

— Ce doit être lui !

— J’ai pensé alors, continua Pacheco, que ledit individu pouvait être pour quelque chose dans la cause dont il s’agit, ne fût-ce qu’à titre de renseignement et de témoin. Je suis entré dans la salle du bal où j’ai trouvé nos gens, les gens de mon oncle, qui dansaient un bolero. J’ai dit tout bas à quatre d’entre eux de descendre dans le village chez Antonio, le charron, d’y saisir un prétendu blessé ou qualifié tel, et de l’amener ici.

— Très bien ! dit tristement le corrégidor.

— Et si vous voulez, mon oncle, dit Pacheco, vous pouvez dresser du tout un procès-verbal.

— Comme tu voudras, répondit Calzado accablé, toi, pendant ce temps, tu iras avec nos gens et des flambeaux parcourir le parc dans toutes les directions pour tâcher de découvrir le corps du pauvre duc, si toutefois c’est bien lui ; et si décidément il n’est plus, s’écria-t-il avec un mouvement de rage, nous nous en vengerons sur ses meurtriers, à commencer par celui qu’on amène et que rien ne pourra soustraire à notre justice.

En ce moment tous les yeux se levèrent sur un jeune homme qui marchait avec peine et que soutenaient quatre alguazils. Des linges tachés de sang indiquaient que sa blessure était entre la poitrine et l’épaule gauche.

Il leva avec fierté son front pâle et calme, et que devint Fernand, que devint surtout Aïxa, quand ils reconnurent, l’un son ami, l’autre son frère : c’était Yézid !

Un alguazil remit à son chef les papiers saisis sur le prisonnier, et le corrégidor dit brusquement :

— Approchez et répondez.

— Répondre, s’écria Aïxa toute tremblante, il ne le peut. Il n’est pas en état… c’est évident !

— Eh oui, sans doute, ajouta Fernand, la marche qu’il vient de faire l’a épuisé… vous le voyez bien !

— Il va se trouver mal, dit Aïxa en lui approchant un fauteuil.

— Et s’il perd connaissance, vous ne pourrez rien en tirer.

— C’est juste, pensa le corrégidor, et cela nous retarderait encore.

Il fit signe à Pacheco d’aller exécuter les ordres qu’il lui avait donnés. Pacheco, à qui cette commission convenait peu, sortit lentement.

— Monsieur le corrégidor, reprit Fernand, faites mettre deux de vos gens dehors, à cette porte, pour veiller sur le prisonnier. C’est plus qu’il n’en faut, sans compter que je reste ici et que je réponds de lui.

— Et moi, dit Aïxa, qui venait de prendre un flacon et le faisait respirer au blessé, je vous préviendrai quand il pourra subir votre interrogatoire.

— Très-bien, murmura le corrégider en parcourant les papiers qu’on venait de lui remettre. Je vois déjà par la suscription de ces lettres qu’on nomme l’accusé Yézid d’Albérique, et qu’il demeure à Valence.

Aïxa tressaillit d’effroi, et Fernand s’écria avec impatience :

— Dans un instant, monsieur le corrégidor, nous examinerons tout cela ensemble.

— Comme vous voudrez, monseigneur ; en attendant, je puis toujours, ainsi que le proposait mon neveu, commencer mon procès-verbal ; auriez-vous pour cela une pièce où je ne dérangerais point madame la duchesse ?

— Ici, monsieur, ici…, dit vivement Aïxa, en ouvrant un petit salon attenant à sa chambre à coucher et dont les croisées donnaient sur le parc. Vous trouverez là tout ce qu’il faut pour écrire.

Le corrégider et deux ou trois de ses gens entrèrent dans le petit salon où ils s’établirent, et enfin Yézid se trouva seul avec Fernand et Aïxa, et celle-ci s’écria avec désespoir :

— Toi ! Yézid ! toi ! mon frère ! |

À ce nom de frère, Fernand fit un geste de surprise. :

— Oui, mon ami, lui répondit Yézid en le regardant et en serrant la main d’Aïxa ; ma sœur bien-aimée, que je n’ai pas voulu laisser immoler, et que je venais défendre.

— Toi aussi ! s’écria Fernand.

— Ah ! dit Aïxa en rougissant… c’est donc pour cela, seigneur Fernand, que vous avez quitté Lisbonne ?

— Oui… oui… senora, j’ignorais alors que vous eussiez un frère, et je pensais que le mari de Carmen pouvait vous en servir.

— Je comprends, dit Yézid en parlant avec peine ; je comprends maintenant. J’arrivais de Madrid où je n’avais pas trouvé ce duc de Santarem… Il était près de sept heures, je voulais lui parler… Une jeune fille m’a répondu : « Monseigneur ne recoit personne, il n’a pas même voulu voir le corrégidor… mais voilà monseigneur qui sort du château et qui va sans doute faire sa promenade du soir dans le parc ; » alors j’ai : doublé le pas et j’ai rejoint le duc. Nous nous trouvions tous deux dans une allée solitaire.

— Pour épouser une jeune fille, monseigneur, il faut avoir le consentement de ses parents, et vous ne m’avez pas demandé-le mien.

— Qui êtes-vous ?

— Le frère d’Aïxa.

— Que m’importe !

— Il importe que vous ne ferez point ce mariage.

— Il est fait devant Dieu et devant les hommes !

— Eh bien ! ce que Dieu et les hommes ont laissé faire, moi je le déferai. Et je tirai mon épée.

— Vous venez trop tard, n’a-t-il répondu ; un autre vous a devancé, il m’attend près de la tourelle, hors des murs du parc, et je lui dois la préférence. Vous après !

Je me mis devant lui et lui barrai le passage.

— Moi d’abord, lui dis-je.

— Impossible ! on m’attend.

— Je vous empêcherai bien de faire un pas de plus. Et je le frappai au visage. Furieux, il tira son épée ; il m’attaqua avec vigueur, et le combat dura longtemps. Je me sentis blessé, et mes forces m’abandonnaient… mais j’ai pensé à toi, ma sœur, j’ai pensé à mon père qui m’avait dit : délivre ta sœur… Alors je me suis élancé sur mon adversaire, je l’ai frappé, je l’ai tué… J’ai rempli ma promesse… tu es libre, ma sœur.

— Et tu es perdu ! s’écria la jeune fille en sanglotant, tu t’es battu en duel, et ce corrégidor connaît ton nom… Yézid, fils du Maure d’Albérique.

— Et les Maures, dit Fernand, ne peuvent ni porter d’armes ni se battre en duel ; les lois de Philippe II le leur défendent.

— Je le sais bien, dit Yézid ; je le savais quand je l’ai défié… Il y a peine de mort pour celui de nous qui tue un chrétien ! Et nos ennemis, le duc de Lerma et le grand inquisiteur, ne manqueront pas de faire valoir… la loi !

— Mais nous aurons aussi des protecteurs ! s’écria Fernand.

— Peut-être, répliqua Yézid en secouant la tête d’un air de doute.

— Moi, j’en suis sûre, dit Aïxa ; nous obtiendrons ta grâce, pourvu que tu ne tombes pas entre leurs mains et que tu ne sois pas livré à l’inquisition ; sans cela, tout est perdu.

— Elle à raison, s’écria Fernand ; si nous pouvions : le dérober aux premières recherches, le tenir caché dans quelque endroit impénétrable !

— J’en connais bien un, murmura Yézid.

— Où donc ?

— Chez mon père ! Je défierais l’inquisition de m’y trouver.

Et il pensait au souterrain qui renfermait leurs richesses.

— Mais pour cela, répondit Aïxa, il faudrait sortir d’ici… Et te voilà prisonnier du corrégidor.

— Il faudrait qu’il pût se rendre à Valence, ajouta Fernand ! et dans l’état où il est, comment fuir assez vite pour échapper aux poursuites ?

— Si nous avions seulement vingt-quatre heures d’avance…

Et nous n’en avons pas une, pas même quelques minutes ! ma sœur, continua Yézid en souriant. Il faut donc nous résigner. Le corrégidor va revenir. Je lui avouerai tout.

— Non, non, je t’en conjure, mon frère, n’avoue rien encore ?

— Et à quoi bon ?… Je voudrais en vain cacher la vérité, on la saura toujours.

— Silence ! s’écria Fernand, on revient.

C’était Pacheco, pâle, tremblant. Ses dents se choquaient les unes contre les autres, et cependant au milieu de sa frayeur perçait un air de satisfaction.

— Mon oncle ! mon oncle ! dit-il en entrant.

— Qu’est-ce ? demanda Fernand, que venez-vous annoncer au corrégidor ?

— Qu’il avait raison ! monseigneur le duc de Santarem n’est pas mort.

— À cette nouvelle, Aïxa pâlit, Fernand porta la main à son épée, Yézid se souleva sur son fauteuil !

— Vous l’avez trouvé dans le parc, dit Fernand en cherchant à cacher son trouble, il était revenu à la vie…

— Non… je viens de le voir descendre le grand escalier ! Il marchait si vite qu’il a manqué me renverser.

— Ce n’était pas lui.

— C’était lui ! je ne l’ai vu qu’un instant ce matin, mais je l’ai bien reconnu, je ne me suis pas trompé. La preuve, c’est que je l’ai arrêté par son manteau en lui disant : Monsieur le duc ! et il m’a répondu avec impatience : Qu’est-ce ? que me voulez-vous ?

— Il vous a répondu ! s’écria Fernand avec émotion.

— Oui, il m’a dit brusquement : J’ai à sortir, je reviens… laissez-moi. Et en effet, il se dirigeait vers la grande porte du château, et je me suis écrié : Ce n’est pas possible, monseigneur, il faut que mon oncle le corrégidor vous voie et vous parle en ce moment…

— Le corrégidor, a-t-il repris en tressaillant, je n’ai pas affaire à lui.

— Mais lui a affaire à vous… à cause de son procès-verbal. Il ne me pardonnerait pas de vous laisser sortir, et comme il insistait encore, j’ai fait signe à deux de nos gens, en demandant bien pardon à monseigneur de la liberté que je prenais, et malgré sa résistance on l’amène ici devant madame la duchesse et devant mon oncle… où est-il mon oncle ?

— Là, dans cette pièce, dit Aïxa en montrant le petit salon.

Pacheco s’y élança, et au même moment parut à la porte principale de la chambre à coucher un homme trainé par deux alguazils ; il était enveloppé d’un manteau noir, et sa tête était cachée par un feutre gris où se balançait une plume rouge.

— C’est l’homme du parc, dit Fernand, ma rencontre. de tout à l’heure, j’en suis certain.

À ce mot, l’inconnu fit un brusque mouvement pour échapper à ses deux gardes. Dans ce moment son chapeau tomba, et à l’instant partit un cri d’étonnement et de terreur poussé à la fois par Aïxa, par Yézid et par Fernand.

C’était le duc de Santarem ?

C’étaient du moins la taille, les traits, la physionomie de Santarem.

Pour quelqu’un moins préoccupé ou moins ému, il était facile de voir que le duc actuel était plus âgé, plus fort, plus carré que l’ancien ; que dans les traits du nouveau venu il y avait quelque chose d’ignoble et de commun, au lieu de l’afféterie et de la fatuité que l’on remarquait dans l’autre, et qui donnaient à sa physionomie un air de distinction et d’homme comme il faut.

Toutes ces remarques, qui avaient échappé au greffier Pacheco, don Fernand les avait faites en un instant. Il fit signe aux deux alguazils de s’éloigner, s’approcha rapidement de l’inconnu, et lui mettant dans la main une bourse pleine d’or, il lui dit vivement :

— Ce soir et jusqu’à demain soutenez hardiment au corrégidor que vous êtes le duc de Santarem, et votre fortune est faite.

Avant que l’inconnu eût pu répondre, la porte du petit salon s’ouvrit. Le corrégidor, rayonnant de joie, sortit, suivi de son neveu et de ses trois affidés…

— Pacheco ne m’a-t-il pas trompé ? s’écria-t-il ; est-il vrai que M. le duc de Santarem nous soit rendu ?

— Oui, monsieur le corrégidor, dit l’inconnu, sans se déconcerter. Et il tendit avec une certaine dignité sa main au magistrat, qui s’empressa de la serrer dans les siennes, comme pour s’assurer encore mieux de la présence réelle de monseigneur.

— Vous seul aviez raison, monsieur le corrégidor, dit Fernand en souriant, et je prie monsieur le duc de vouloir bien, ainsi que vous, me pardonner mon erreur.

— Erreur d’autant plus fatale, s’écria le corrégidor, qu’elle pouvait causer à madame la duchesse le saisissement le plus dangereux.

— Je n’en suis pas encore remise, dit Aïxa, pâle et tremblante.

— Et, continua le magistrat, il n’a pas fallu moins que la présence de votre mari pour vous rassurer entièrement.

— Comme vous dites, monsieur le corrégidor.

— Et maintenant, s’écria celui-ci, que la reconnaissance a eu lieu, que M. le duc est réellement vivant et bien vivant, et que nous voilà tous revenus de nos terreurs, à commencer par moi, expliquons-nous, car la justice veut des explications ; elle ne vit que de cela, et je suis obligé, pour monseigneur le duc de Lerma, de consigner la vérité sur mon procès-verbal.

Et le digne magistrat, qui avait déjà repris toute sa belle humeur, et qui rêvait de nouveau la place de conseiller et l’ordre d’Alcantara, ajouta en riant :

— Si la vérité était exilée de la terre, c’est dans les procès-verbaux qu’il faudrait l’aller chercher. Vous d’abord, seigneur don Fernand, comment avez-vous pu croire que M. le duc de Santarem était mort ? et comment le seigneur Yézid d’Albérique, qui est blessé…

Au nom de Yézid d’Albériqué, l’inconnu leva la tête et regarda le jeune homme avec attention. Le corrégider, qui avait remarqué ce geste, se mit à rire, et s’adressant à l’étranger :

— Oui, monseigneur, on accusait ce jeune homme de vous avoir tué, et il se trouve au contraire que, grâce au ciel, vous vous portez à merveille, et que c’est lui qui est blessé… Comment m’expliquera-t-on tout cela ?

— Très-aisément, monsieur le corrégider, dit Fernand avec un aplomb qui effraya Yézid et Aïxa et qui intrigua beaucoup l’inconnu.

Chacun redoubla d’attention.

— Ce soir, monsieur le corrégider, je suis arrivé assez tard de Madrid pour parler à M. de Santarem de la part du duc de Lerma…

— Je comprends, dit le corrégider.

— En essayant de rejoindre dans le parc le maître du château, qui faisait, m’a-t-on dit, sa promenade du soir, j’ai heurté la nuit sous mes pas un homme étendu à terre et sans connaissance ; j’ai cru tout naturellement que c’était le duc de Santarem que je cherchais… vous l’auriez cru comme moi.

— C’est très-juste, dit le corrégider.

— J’ai essayé vainement de le rappeler à la vie. Et alors, je l’ai cru mort.

— C’est tout simple, dit le corrégider.

— En voulant appeler et chercher du secours, je me suis égaré dans le parc, et c’est après deux heures : de marche que je suis enfin arrivé à l’hôtellerie, où vous dormiez…

— Je me le rappelle parfaitement.

— Pendant ce temps, qu’avaient fait les deux combattants ? car c’était un duel, monsieur le corrégidor, nous sommes obligés de vous l’avouer… Des deux adversaires, l’un… M. le duc de Santarem, qui était vainqueur, rentrait tranquillement chez lui, dans son château, l’autre, le seigneur Yézid, qui enfin était revenu à lui, s’était traîné, quoique dangereusement blessé, chez le charron Antonio, où vos gens l’ont saisi. Voilà toute la vérité.

— La vérité tout entière, répéta l’inconnu avec noblesse.

— C’est en effet bien simple, dit le corrégider, et je ne l’aurais jamais deviné.

— Je dois cependant, continua le faux Santarem, ajouter un mot au récit de Fernand d’Albayda, mon ami : c’est que j’étais rentré chez moi pour envoyer des secours à mon noble et vaillant adversaire, et ne pas le compromettre, je m’étais décidé à les lui porter moi-même. C’est un devoir que j’allais remplir… quand vos gens m’ont empêché de sortir de chez moi…

— Ah ! monseigneur ! fit Pacheco en s’inclinant.

— Insolence que je comptais châtier, et dont maintenant je rends grâce au ciel ! Quant au sujet de notre combat, ajouta-t-il en regardant le corrégidor, j’espère que personne ne m’en demandera compte. Il est des secrets qu’il n’est pas permis de trahir, même quand on le voudrait ; celui-ci est de ce nombre…

— Je ne demande rien de plus, s’écria le corrégidor avec respect.

— Le plus important dans ce moment, dit Aïxa en montrant Yézid, est de donner des soins à ce jeune gentilhomme.

— J’espère, répliqua l’inconnu avec un accent chevaleresque, qu’il daignera accepter un appartement dans mon château. Ce serait m’offenser que de loger ailleurs.

Yézid s’inclina en signe d’assentiment. Fernand proposa de lui donner le bras.

— Et moi, Messeigneurs, dit Aïxa, si M. le duc daigne me le permettre, et elle regarda l’inconnu, je vais vous indiquer l’appartement qui vous est destiné.

L’inconnu approuva de la main et du regard, adressa un salut gracieux à don Fernand et à Yézid, puis se jetant dans un excellent fauteuil près de la cheminée, il contempla, d’un air d’aisance et de protection, Josué Calzado.

— Eh bien ! corrégidor, que je ne vous gêne pas ; achevez votre procès-verbal.

Pendant ce temps, le cœur oppressé par la joie et respirant à peine, les trois amis sortaient de l’appartement ; mais au lieu de monter le grand escalier qui conduisait aux chambres d’honneur, ils se dirigèrent vers la cour.

— Es-tu en état de marcher quelques minutes ? demanda Fernand à Yézid.

— Je ne souffre plus, dit celui-ci.

— Eh bien ! la voiture qui m’a amené de Madrid doit m’attendre depuis longtemps à cinquante pas sur la route. Elle est douce, excellente et faite exprès pour un blessé. Nous roulerons toute la nuit sur la route de Valence.

— Maintenant, ma sœur, dit Yézid, nous avons devant nous les vingt-quatre heures que tu demandais.

— Oui, tu seras en sûreté quand la vérité se découvrira ; et grâce à l’audace et à l’esprit de cet aventurier, elle ne se découvrira pas de longtemps.

— Qu’il soit Santarem jusqu’à demain, c’est tout ce qu’on exige de lui, dit Fernand.

— Et demain, reprit Aïxa, fidèle à vos promesses, je lui paierai généreusement l’imposture qui nous sauve… Adieu, frère ! adieu ! que le ciel et l’amitié te conduisent !

Elle se jeta dans les bras d’Yézid, et, avec un regard de reconnaissance, elle tendit la main à Fernand.

Celui-ci se crut payé de toutes ses peines. Quelques minutes après, les deux amis roulaient sur la grande route, Aïxa rentrait au château, et au moment où elle arrivait au haut du grand escalier, elle rencontra Pacheco le greffier, qui lui dit :

M. le duc de Santarem fait demander madame la duchesse.

Aïxa tressaillit, son frère n’était pas encore en sûreté, et, craignant que quelque incident fâcheux ne fût survenu de la part du corrégidor, elle se hâta de se rendre dans sa chambre à coucher.

Le duc de Sautarem avait jeté sur un meuble son manteau et son feutre ; il s’était, comme nous l’avons vu, étendu dans un bon fauteuil, les pieds au feu, à son aise, et comme chez lui, Le corrégidor, assis devant une petite table, terminait son procès-verbal.

— Par saint Jacques, mon cher Calzado, vous faites là un état que je n’aimerais guère.

— Vous avez raison, monseigneur, il vaut mieux être duc que corrégidor… surtout quand on a, comme vous, une femme charmante.

— Oui… elle n’est pas mal, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas marié, monsieur le corrégidor ?

— Heureusement ! toujours absent de chez moi, le jour et souvent la nuit, vous le voyez…

— Vous êtes donc bien occupé ?

— C’est inouï !… À Pampelune, où j’exerçais, il y a quelques années, ce n’était rien, c’était un métier de chanoine ; mais depuis que j’ai été nommé à Tolède, je n’ai pas un moment à moi. Je suis accablé d’honneurs et de fatigues. D’abord voici le premier ministre qui m’ordonne… de veiller sur vous, monsieur le duc, j’ignore pourquoi, mais vous le savez sans doute ?

— Pas plus que vous, corrégidor.

— C’est étonnant car il m’a expressément recommandé de ne point vous quitter et de vous protéger envers et contre tous.

— Mission que vous avez remplie d’une manière extraordinaire, j’en suis témoin.

— N’est-ce pas ? Et au moment où il me prescrit de ne pas vous perdre de vue, monseigneur de Ribeira, archevêque de Tolède, m’ordonne de poursuivre jour et nuit, et à outrance, un infâme bandit nommé Juan-Baptista.

— En vérité ? dit le duc en riant.

— Qui n’a pas craint d’emprunter l’habit honorable de l’un des miens pour porter une main sacrilége sur le saint prélat.

— Parbleu, dit le duc avec impatience, voilà ce que je ne comprends pas… expliquez-moi cette affaire.

— Elle est inexplicable… et l’on n’en parle qu’à voix basse. Il paraîtrait que l’archevêque aurait reçu lui-même quelques coups de discipline sur les épaules…

— C’est original, dit le duc.

— De la main de ce Juan-Baptista, déguisé en alguazil, et qui voulait convertir monseigneur.

— C’est absurde ! s’écria le duc avec colère.

— Voilà du moins ce que m’ont appris les rapports les plus véridiques et les plus détaillés qui m’aient été faits sur cette affaire. Il y a aussi un Maure, un nommé Piquillo, qui est mêlé à tout cela. Il s’est enfui, le misérable, au moment où il allait être converti, et j’ai ordre de le poursuivre.

— Vous ferez bien, dit le duc, je vous le recommande spécialement.

— Il me suffirait de votre recommandation, monseigneur, pour redoubler de zèle, mais il m’est déjà ordonné de l’arrêter, partout où je le trouverai, et de le renvoyer à monseigneur l’archevêque Ribeira, car il faut qu’il soit chrétien, mort ou vif ; ce sont les expressions du saint prélat.

— Ce n’est pas moi qui m’y opposerai !… au contraire ! mais dites-moi, corrégidor, est-ce que vous n’auriez pas une idée que j’ai ?

— Laquelle, monseigneur ?

— Celle de souper !

— C’est trop d’honneur pour moi, monseigneur.

Aïxa rentra dans ce moment, et le duc s’écria :

— Voici, madame la duchesse, ce pauvre corrégidor qui meurt de faim, et moi aussi ; n’y aurait-il pas moyen de souper ici au coin du feu ?… si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion ? dit-il en se levant.

— Restez, monsieur, restez, de grâce, répondit-elle vivement en le retenant, car il lui semblait entendre encore le bruit des roues de la voiture.

— Je resterai certainement, et tant que vous le voudrez, madame la duchesse… mais daignez alors vous occuper de ces détails… car moi je ne peux pas.

— C’est juste, dit Aïxa, qui aimait autant que les gens de la maison ne vissent point le nouveau duc.

— Je prie monseigneur, dit le corrégidor, de ne point se gêner pour moi… il reste là en uniforme… et en bottes, quand j’ai vu dans la chambre à côté où j’étais tout à l’heure, sa robe de chambre de brocart brodée en or et ses pantoufles fourrées en bon cuir de Cordoue…

— Je n’oserai jamais, dit le duc en s’inclinant.

— Devant votre femme et chez vous, ce serait trop extraordinaire, s’écria en riant le corrégidor.

Et Aïxa effrayée se hâta de répondre :

— Il me semble, en effet, que monsieur le duc est le maître.

Il recula épouvanté à la fois et de l’apparition et de l’arme qui le menacèrent.

Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois. Il prit une bougie et passa dans la pièce voisine, qu’il examina soigneusement et en détail. Aïxa profita de son absence pour faire servir quelques viandes froides, et renvoya les domestiques. Le corrégidor, à qui l’exercice et l’heure avancée de la nuit avaient donné un vif appétit, attendit cependant avec respect la rentrée de M. le duc ; il ne tarda pas à paraître… en pantoufles, en robe de chambre élégante, et le défunt lui-même serait revenu en personne dans ce moment qu’il l’aurait pris pour le vrai duc, à plus forte raison le corrégidor.

Le véritable amphitryon,
Est l’amphitryon où l’on soupe !

dit Plaute, et depuis lui Molière ; et Josué Calzado soupait d’un si bon appétit qu’il en aurait donné à quelqu’un qui n’en aurait pas eu. Grâce au ciel, ce n’était pas là ce qui manquait au noble châtelain. Tous deux à l’envi sablaient le porto et l’alicante. Le temps s’écoulait vite pour eux, et Aïxa, se promenant dans la chambre, les yeux fixés sur la pendule, comptait les minutes, et se disait :

— Une heure ! une heure d’avance ! Voilà une heure qu’ils sont partis !

Elle était tellement-préoccupée de l’idée unique qui dans ce moment l’absorbait tout entière, qu’elle fit à peine attention au corrégidor, Celui-ci se levait et disait au duc :

— Je crains, monseigneur, d’être indiscret… mais à cette heure-ci il me sera bien difficile de retourner à l’hôtellerie du village…

— Aussi j’espère bien que vous logerez au château.

Le duc prit un flambeau qu’il mit dans la main de Josué Calzado, et s’approchant de la porte, il cria au dehors :

— Conduisez M. le corrégidor à son appartement.

— Qu’est-ce ? dit Aïxa en sortant de la rêverie où elle était plongée.

Malgré la douleur que devait causer la blessure, il avait arraché les longs et solides rideaux de damas.

— Rien, madame, ne faites pas attention, dit le duc en fermant la porte principale, dont il retira la clé, c’est M. le corrégidor qui se rend chez lui.

Aïxa jeta autour d’elle un regard d’effroi. Elle se trouvait seule, la nuit, avec cet homme qu’elle ne connaissait pas. Elle n’avait, il est vrai, aucune raison de se défier de lui ; au contraire, il venait de la servir avec zèle, dévouement et surtout intelligence.

Et cependant Aïxa tremblait.

Elle se rassura peu à peu en le voyant revenir près de la cheminée et s’asseoir tranquillement. D’ailleurs on entendait encore dans le château le bruit des domestiques qui montaient, descendaient et traversaient les corridors, le bruit des portes qui se fermaient, enfin tout le mouvement qui, même après l’heure du repos, règne longtemps encore dans une vaste et nombreuse maison. Aïxa se hasarda à adresser la parole à l’étranger :

— Vous venez, monsieur, de nous aider bien généreusement.

— Oui, la scène a été chaude,

— Et difficile.

— Surtout quand on n’est pas prévenu et qu’on est obligé d’improviser…

— Je ne vous demanderai pas, monsieur, comment vous vous êtes trouvé là… si à propos pour nous rendre ce service…

— Franchement, madame, je l’aime autant.

— Et pourquoi ?

— Parce que je vous demanderais comment il s’est trouvé que vous ayez besoin qu’on vous rendît service… et ce serait peut-être indiscret.

— Non pas… mais trop long à vous raconter.

— Vous avez raison, madame. Il est tard… vous avez sans doute besoin de dormir… et moi aussi !… surtout quand on a bien soupé.

— Oui, monsieur… mais permettez-moi de vous dire…

— Ne faites pas attention à moi… je suis très-bien dans ce fauteuil.

— Vous seriez encore mieux dans cette pièce, dit Aïxa en lui montrant la chambre à côté.

Mais déjà l’inconnu paraissait ne plus l’entendre. Il s’était enfoncé dans le fauteuil, sa tête était tombée sur sa poitrine, et un ronflement d’abord léger, puis plus fortement accentué, prouva qu’il serait sourd aux observations et explications d’Aïxa, et qu’il n’était nullement disposé à y faire droit.

La jeune femme se serait bien retirée elle-même dans l’appartement qu’elle désignait au faux duc de Santarem, mais le fauteuil occupé par lui était devant la porte et fermait le passage. Elle s’arrêta. Elle n’osait l’éveiller. D’ailleurs, tant qu’il dormirait ainsi, elle n’aurait rien à craindre. Elle alla donc s’asseoir à l’extrémité de la chambre, le plus loin de lui possible, et ne le quittant point des yeux. Il lui sembla que de temps en temps l’inconnu entr’ouvrait les siens.

Il ne dormait donc pas !… elle commença a avoir peur.

Une heure et plus se passa ainsi ; le bruit qui régnait dans le château avait peu à peu diminué, puis il s’était entièrement éteint. Partout le plus profond silence ; chacun dormait. Il était probable que l’inconnu avait attendu ce moment pour s’éveiller, car il leva la tête, ouvrit les yeux et aperçut en face de lui ceux d’Aïxa, qui, brillants et flamboyants, ne perdaient pas un seul de ses gestes.

— Eh quoi, madame, vous ne dormez pas !

— Non, seigneur cavalier, j’attendais votre réveil pour vous prier de vouloir bien passer dans l’appartement voisin et me laisser celui-ci, qui est le mien.

— Ah ! dit l’inconnu avec un sourire moqueur, vous oubliez que, ce soir, quand je voulais sortir de ce château, on m’a retenu, que vous-même tout à l’heure encore m’avez dit : « Restez… restez, de grâce. » Je l’aï promis, et je tiens ma parole.

— Je ne vous empêche pas de la tenir, dit Aïxa, pourvu que ce soit, non pas ici… mais là-bas.

Et du doigt elle lui montrait la porte de l’autre chambre.

— À merveille ! on n’a plus besoin de moi et l’on me renvoie. Voilà la reconnaissance des grands seigneurs et des grandes dames !

— Je ne suis point ingrate, dit Aïxa. Le noble cavalier Fernand d’Albayda vous a promis de faire votre fortune. Je me chargerai d’acquitter sa promesse. Que voulez-vous ?

— Ce que je veux ! dit-il en la regardant.

Et il fit un pas vers elle.

Dès le premier moment où l’inconnu était entré dans cette chambre, il était resté comme ébloui et fasciné devant cette belle jeune fille dont les yeux noirs lançaient des éclairs. Par un triomphe dont elle eût été peu flattée, sa vue avait produit sur le bandit le même effet que sur les nobles seigneurs. Ce n’était pas de l’amour, c’était plus, car il l’eût préférée à l’argent, à l’or, aux diamants, ses seules amours à lui. Et quand il se trouva tout à coup être son mari, quand tout le monde lui donna ce titre, qu’elle-même acceptait et ne repoussait point ; quand il se vit seul, dans sa chambre à elle, et avec elle, il éprouva un frisson de joie qui parcourut tout son être et effleura presque son cœur, mouvement inconnu et involontaire qui fit bientôt place à une frénésie passionnée et furieuse.

Il s’était donc approché d’elle et répéta :

— Ce que je veux ! je veux ce qui m’est dû, ce qui m’appartient !

— Rien ici ne vous appartient.

— Ne suis-je pas le duc de Santarem, votre mari !… Je suis ici chez moi, et tout est à moi, à commencer par vous !

Aïxa voulut s’élancer vers la sonnette. Il l’arrêta et lui dit :

— Qu’allez-vous faire ? appeler vos gens ! ils ne viendront pas ! mais ils viendraient, qu’ils s’arrêteraient à cette porte. Vos cris mêmes ne leur donneraient pas le droit de la franchir. Je suis votre mari, vous-même l’avez reconnu ; ils le savent, et ils s’éloigneront à ma voix, car vous êtes ma femme… vous l’avez dit !

— Plutôt la mort ! répondit Aïxa en regardant avec angoisse autour d’elle. Elle ne vit aucune arme, aucun moyen de se défendre, ni même de mourir.

— À moi !… à mon aide ! seigneur Josué ! seigneur corrégidor ! cria-t-elle en réunissant toutes ses forces.

— Et si ce corrégidor venait, vous perdriez celui que vous aimez… ce Yézid, ce Maure qui est votre amant et que j’ai sauvé ! On irait le saisir là-haut dans sa chambre, le traîner blessé et sanglant…

— Plût au ciel qu’il fût là pour me défendre et pour te châtier, toi qui n’es qu’un infâme !

— Un infâme ! soit ! un infâme qui t’aime ! qui bravera pour toi la mort et les bourreaux !

Il voulut l’envelopper dans ses bras. Elle lui échappa, et, plus rapide qu’une flèche, elle s’élança à l’autre extrémité de la chambre, ouvrit une fenêtre et se précipita. Le brigand poussa un cri d’effroi, il l’avait suivie. Il était près d’elle. D’une main vigoureuse il la saisit à moitié penchée au-dessus de l’abîme où elle allait rouler ; comme un rival furieux et jaloux, il l’enleva au trépas qu’elle lui préférait, et serra contre son cœur sa victime pâle, brisée, à moitié évanouie.

— Dieu de mes pères, secourez-moi ! dit-elle.

— Dieu n’est pas ici, dit le bandit en riant, il demeure trop haut pour nous entendre.

En ce moment, et comme pour répondre à son blasphème, une explosion terrible retentit. Le brigand poussa un cri de rage et de douleur. Son bras gauche était fracassé. Il se retourna, et, à la lueur des flambeaux qui brûlaient encore dans l’appartement, il vit Piquillo, pâle et les cheveux hérissés, lui présentant à la poitrine un second pistolet. Il recula, épouvanté à la fois, et de l’apparition, et de l’arme qui le menaçaient.

— Dieu, que tu défiais, m’envoie à toi, capitaine Juan-Baptista ! car j’avais d’anciennes dettes à te payer.

Aïxa, cependant, s’était jetée au cordon de la sonnette. Au coup de feu qui avait retenti dans le château, au bruit de cette sonnette d’alarme, les domestiques, le corrégidor et ses gens avaient été réveillés et descendaient en tumulte le grand escalier. Aïxa, prenant la clef que le capitaine avait placée sur la cheminée, avait couru ouvrir la porte. Le corrégidor s’était précipité le premier dans l’appartement, et apercevant Juan-Baptista dont le sang coulait, il s’écria avec désespoir :

M. le duc de Santarem blessé ! et moi qui devais le protéger !

— Épargnez-vous ce soin, lui dit froidement Aïxa ; ce n’est point le duc de Santarem.

— À d’autres, senora ! où serait donc alors le véritable duc ?

— Dans le parc, dit Piquillo. Envoyez vos gens près le troisième massif de la grande allée ; vous le trouverez mort… mort depuis hier soir !

— Ce n’est pas possible ! dit le corrégidor en pâlissant. Allez, Pacheco, allez voir. Que serait donc alors celui-ci (et il montrait Juan-Baptista), celui-ci que mon neveu, que madame la duchesse, que tout le monde a reconnu ?

— Celui-ci, poursuivit Piquillo, est un fourbe, un imposteur, le capitaine Juan-Baptista.

— Juan-Baptista ! cria le corrégidor en le regardant avec étonnement ; lui que l’archevêque de Valence m’a ordonné d’arrêter !

— Lui-même, continua Piquillo ; lui qui, sachant qu’il y avait ici une noce, une fête, ne s’est introduit dans ce château qu’avec des idées de vol ou d’assassinat ! lui, dans ce moment, capitaine d’infanterie et dernièrement alguazil.

— Alguazil ! s’écria le corrégidor, ainsi que tous les alguazils véritables qui l’environnaient. C’est bien cela ! c’est lui qui a osé se jouer de ce qu’il y a de plus respectable au monde, des archevêques !

— Et des alguazils ! s’écrièrent ses compagnons.

Juan-Baptista vit qu’il était perdu, que ce dernier crime-là surtout serait sans rémission. Mais il n’était pas homme à abandonner la partie sans vengeance.

— Eh bien oui, s’écria-t-il, puisqu’il ne me reste qu’un bras disponible et que je ne peux vous étrangler tous, damné corrégidor, vous et vos acolytes, c’est moi, Baptista ! qui suis encore assez généreux pour rendre un service, car si je ne prenais pas de temps en temps la peine de faire votre état, vous ne pourriez jamais vous en tirer. Celui qui est mort et bien mort est le duc de Santarem ; son meurtrier, qui dort là-haut tranquillement, est Yézid d’Albérique, et celui-ci (il montrait Piquillo), je vais vous apprendre qui il est. Nous jouons dans ce moment une partie ensemble une partie dont il a gagné la première manche, dit-il en regardant celle de son habit qui était ensanglantée, mais je le retrouverai et je compte bien gagner la seconde. Pour commencer, apprenez, corrégidor stupide, que c’est le Maure Piquillo.

— Lui, dit Calzado, dont l’étonnement redoublait à chaque instant.

— Lui ! qui s’est enfui au moment d’être converti, reprit en riant le capitaine, lui, dont votre incompréhensible archevêque veut faire un chrétien, mort ou vif.

— Ce n’est pas vrai ! dit Aïxa, effrayée du danger auquel Piquillo s’était exposé pour elle… ce n’est pas vrai, monsieur le corrégidor, cet homme vous trompe encore ; c’est un imposteur qui veut vous compromettre par de fausses démarches.

— C’est ce que nous verrons, dit le corrégidor, qui dans ce moment ne savait plus ce qu’il devait croire. Son trouble redoubla encore, quand il vit entrer son neveu en désordre et les traits bouleversés,

— Eh bien ! qu’y a-t-il encore !… parle, parle donc !

— Cette fois ce n’est que trop vrai, dit le jeune greffier avec une horreur indéfinissable ; j’ai constaté moi-même le fait. Ils étaient deux… deux ducs de Santarem existants, dont un est mort…

— Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria Juan-Baptista. Par saint Thomas, votre patron, me croirez-vous enfin, incrédule corrégidor ?

— Je ne croirai plus rien que mes yeux et mes oreilles, et encore !… Venez avec moi, dit-il aux alguazils et à son neveu. Allons d’abord voir et interroger ce jeune homme d’hier, ce Yézid… Mais avant tout… je ne laisserai point ces deux hommes ensemble. Celui-ci, qui est blessé (et il montrait Juan-Baptista), conduisez-le dans la pièce voisine de celle-ci… Bien. Fermez la porte à double tour, et donnez-moi la clé… à moi… elle ne me quittera pas. Quant à vous, senora, daignez me conduire vous-même à l’appartement occupé par le seigneur Yézid d’Albérique.

— Je suis à vos ordres, monsieur le corrégidor, dit Aïxa en cherchant à cacher son inquiétude et ses craintes, non pour Yézid, qui ne risquait plus rien, mais pour Piquillo ; je suis prête a vous conduire, mais j’espère qu’avant tout vous allez rendre à la liberté ce jeune homme, qui est un ami, un protégé de don Fernand d’Albayda.

— Madame la duchesse, dit le corrégidor, nous allons d’abord en causer avec le seigneur don Fernand, puis j’en écrirai au duc de Lerma en lui envoyant dès ce matin ce jeune prisonnier.

Aïxa tressaillit. Piquillo était perdu.

— D’ici là, poursuivit le magistrat, je prierai le jeune cavalier de vouloir bien, avec votre permission, madame la duchesse, nous attendre dans cette chambre, dont nous allons, par précaution, fermer la porte sur lui.

Aïxa respira, Piquillo était sauvé.

— Je n’ai rien à répondre, dit la jeune fille ; partons, monsieur le corrégidor.

Avant de sortir, elle tourna les yeux vers Piquillo, et ensuite vers la boiserie à l’endroit ou était la porte secrète, puis elle adressa à son frère, à celui qui venait de la sauver, un regard d’éternelle amitié. C’était le seul remercîment qui lui fût possible.

Piquillo entendit se fermer la porte principale.

Tout le monde était parti. Il était seul. Il regarda autour de lui et contempla quelques instants la chambre d’Aïxa, ce lieu où il avait éprouvé un bonheur si grand et une si horrible douleur. Le bonheur avait passé comme un éclair, et la douleur devait durer toute sa vie. Mais il ne se plaignait plus de son sort ; il bénissait le ciel, qui lui avait permis, dans ce lieu même, de sauver de la honte et du déshonneur son amie, sa sœur… oh ! plus encore peut-être !… Mais il ne voulut point s’arrêter à cette idée, et se rappelant le dernier regard, le dernier ordre d’Aïxa, il fit glisser le panneau de la boiserie, descendit l’escalier, ouvrit la porte qui donnait sur le parc, et s’élança à grands pas dans la campagne aux premiers rayons du jour qui commençait à paraître.

Nous dirons plus tard ce qui l’avait forcé à revenir sur ses pas et l’avait ramené ainsi au secours d’Aïxa. Nous ne pouvons quitter le château de Santarem sans avoir le résultat des recherches du corrégidor.

Il était monté avec Aïxa à un des appartements d’honneur du second étage ; il entra dans la chambre où devait reposer le seigneur Yézid. Il ne l’y trouva pas ; l’appartement de don Fernand était également désert, et au grand étonnement du corrégidor, il fut impossible de trouver dans tout le château la moindre trace de leur séjour ou de leur passage. Privé ainsi d’un prisonnier sur lequel il comptait, le désappointé Josué Calzado redescendit à la chambre à coucher d’Aïxa pour s’emparer au moins de Piquillo et l’appréhender au corps ; mais celui-ci avait également disparu. Alors, et dans le dernier degré de la fureur, le magistrat ordonna à son neveu Pacheco, le greffier, et à ses gens de traîner devant lui sa seule capture, son seul dédommagement, le capitaine Juan-Baptista, sur lequel allait retomber tout le poids de sa colère et de sa justice. Au bout de quelques minutes, le jeune greffier rentra avec l’air hébété et étonné qui lui était habituel.

— Eh bien, mon neveu ? dit le corrégidor en se dressant devant lui comme un point d’interrogation.

— Eh bien, mon oncle, personne !

— Personne répéta le magistrat anéanti et comme frappé d’un coup au-dessus de ses forces. Soudain il regarda son neveu. Un rayon d’espoir brilla dans ses yeux. On l’entendit murmurer le mot : Imbécile ! puis s’écrier : Si on ne voyait pas tout par soi-même ! et il s’élança dans l’appartement voisin.

La chambre où l’on avait emprisonné momentanément le capitaine avait deux croisées donnant sur le parc. Malgré la douleur horrible que devait lui causer sa blessure, il avait arraché les longs et solides rideaux de damas qui décoraient cet appartement ; avec son bras droit et avec ses dents, il les avait attachés au balcon de fer, qui n’était pas très-éloigné du sol, et s’était ainsi laissé glisser jusqu’à terre, en s’aidant d’un seul bras ; mais auparavant, et pour établir sans doute un lest convenable, il avait eu soin de décrocher la montre, les bagues, les bijoux, tout ce qui se trouvait dans l’appartement qu’il abandonnait. Il y a une comédie de Calderon intitulée : De trois choses en ferez-vous une ? Josué Calzado, qui vivait de son temps, la lui a peut-être inspirée. Des trois prisonniers qu’il espérait (Juan-Baptista, Piquillo et Yézid), le corrégidor n’avait pu en réaliser aucun ; en revanche, le jeune duc, le nouveau marié sur lequel il devait veiller, était bien décidément mort. C’est ainsi que le corrégidor mayor de Tolède exécuta la mission extraordinaire et importante pour laquelle le ministre l’avait envoyé exprès au château de Santarem.