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Piquillo Alliaga/59

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 276-279).


LIX.

la chambre du roi.

Aïxa restée seule demeura longtemps immobile et anéantie. Elle relut la lettre de son père, et d’un air égaré, elle répéta plusieurs fois ces mots :

« Vous penserez comme moi, mes enfants ; vous n’hésiterez pas à sacrifier ce que vous avez de plus cher et de plus précieux pour la défense de notre religion et le salut de nos frères. Les sauver et mourir, c’est là notre devoir. »

— Je suivrai vos ordres, mon père, murmura-t-elle, vous serez sauvé par moi, et ce soir Yézid vous ramènera votre fille… mais il vous la ramènera morte !

Elle se mit à genoux et pria.

Se sentant alors plus de force, elle se leva, alla prendre le flacon de cristal que Piquillo avait enlevé à la comtesse et qu’elle avait voulu conserver ; elle le regarda quelques instants avec intention comme le seul ami, le seul espoir qui lui restât.

Il y manquait à peine quelques gouttes, et en prenant tout ce qui restait, la mort ne devait pas tarder.

Ne craignant plus alors de survivre à sa honte, et certaine de mourir, elle respira plus librement et reprit courage, mais ce courage manqua de l’abandonner ; quand sa pensée se reporta sur l’avenir qui l’attendait et auquel elle allait renoncer.

Encore quelque temps, et Fernand, qu’elle aimait, pourrait lui offrir son cœur et sa main. Encore quelque temps, et elle allait être à lui, et cet amour, depuis si longtemps caché, elle pourrait l’avouer aux yeux de tous ! Et maintenant il fallait perdre à la fois et ce bonheur et l’amour de Fernand, peut-être même son estime !

Mourir avec son mépris ! Cette idée était au-dessus de ses forces, et elle voulut du moins lui écrire et tout lui apprendre ; mais alors son sacrifice devenait impossible, car Fernand ne souffrirait pas qu’elle s’immolât, même pour son père.

— Non ! se disait-elle, non ! demain seulement il saura toute la vérité. Mais lui qui fut si bon et si dévoué, je ne puis le quitter à jamais sans lui dire un dernier adieu.

Et elle lui écrivit seulement ce mot : « Venez ! »

Quelques instants après, sa porte s’ouvrit, et parut Fernand d’Albayda.

— Est-il possible ! s’écria-t-il avec joie, une lettre de vous ! on me l’apporte, et j’accours.

— Je vous remercie, dit Aïxa avec un doux sourire.

— C’est donc bien vrai… c’est vous qui m’appelez ?

— Oui, Fernand… c’est moi… moi qui désirais vous voir, dit la jeune fille avec émotion.

— Je puis donc vous être utile… vous rendre quelque service… Parlez, commandez ! s’écria Fernand avec chaleur.

— Non, répondit tristement Aïxa, je n’ai rien à vous demander.

— Et que me vouliez-vous donc ?

— Vous voir… Fernand !

À ces mots, le cœur du jeune homme tressaillit de joie, et ses yeux, pleins d’ivresse, témoignaient assez d’une reconnaissance que sa bouche n’osait exprimer.

— Oui, répéta-t-elle, vous voir et vous remercier de tout ce que je vous dois. Vous m’avez consacré votre vie ; soumis à mes ordres, docile à mon regard, vous avez imposé silence à votre tendresse, vous avez eu le courage et l’amour de renoncer à moi !… Pour moi, vous vous êtes dévoué ; pour moi, vous avez souffert !… Que puis-je donc à mon tour pour payer tant de dettes et tant de sacrifices ? Je n’ai rien qui puisse m’acquitter… rien qu’un mot ; mais si je vous connais bien, ce mot, je crois, suffira. Écoutez-moi donc, Fernand… Je vous aime !..

Elle avait prononcé ce mot, non pas timidement et les regards baissés, mais avec les yeux pleins de larmes et d’amour, et comme si son âme tout entière s’était échappée de ses lèvres. Fernand, frappé de surprise et d’ivresse, était tombé à ses genoux et couvrait de baisers ses belles mains, qu’elle ne retirait pas ; mais tout à coup il s’arrêta stupéfait, la voyant fondre en larmes et éclater en sanglots.

— Ô ciel ! s’écria-t-il, après un tel aveu, d’où vient votre douleur ?

— C’est que ce jour, lui répondit-elle, est le dernier qui me soit accordé.

— Que voulez-vous dire ?

— Que je ne vous reverrai plus, Fernand, que je ne dois plus vous voir. Il vous faut renoncer à moi !

— Et pourquoi, grand Dieu ?

— Ne me le demandez pas !… Vous devez me connaître, et puisque je vous parle ainsi, moi qui vous aime, moi qui eusse été fière de vous donner ma vie et d’embellir la vôtre… vous pensez bien, Fernand, qu’un nouvel obstacle élève désormais entre nous une barrière insurmontable.

— Et laquelle ?

— Ne m’interrogez pas ! qu’il vous suffise de savoir que toutes les douleurs que vous pourriez imaginer n’approchent pas en ce moment de la mienne.

— Dites-la-moi donc !..

— Moi ! s’écria-t-elle en reculant épouvantée ; je me trompais. Il y a un supplice plus grand encore que ceux que j’éprouve, ce serait de vous le dire ! Aussi n’est-ce pas pour cela que j’ai voulu vous voir, mais pour vous faire mes adieux.

— Vos adieux ! vous me quittez ?

— Je vous ai dit qu’il le fallait, que vous ne deviez plus penser à moi.

— C’est impossible !

— Mais, Fernand, ma seule pensée sera à vous ! à vous, mon premier et mon dernier amour !

— Et vous voulez que je vous abandonne ! s’écria Fernand enivré de ses paroles, que je renonce à vous en un pareil moment !

— Il le faut ! il le faut ! répéta la jeune fille avec égarement ; hâtez-vous ! car ce que je vous dis là… je puis le dire encore… mais bientôt…

— Bientôt ! s’écria Fernand avec effroi, qu’est-ce que cela signifie ? parlez, de grâce ! parlez !

— En ce moment… c’est impossible….. mais plus tard, je vous le promets… vous saurez… Oui, continua-t-elle en cherchant à rassembler toutes ses forces, demain, vous recevrez une lettre de moi.

— Demain, vous me le jurez, je saurai tout ?

— Je vous le jure !

— Par mon amour ! s’écria Fernand ; et il ajouta avec crainte : Par le vôtre !

— Par mon amour ! répéta Aïxa.

À ce mot, et malgré toutes ses appréhensions et ses angoisses, Fernand sentit l’espoir renaître dans son cœur. Sans doute, et puisque Aïxa le disait, des obstacles terribles pouvaient bien les séparer encore et s’opposer à leur bonheur. Mais des obstacles, en est-il dont on ne puisse triompher quand on aime, quand on est aimé ? et c’est le dernier mot qui retentissait sans cesse à l’oreille et au cœur de Fernand. Seul, il eût suffi pour lui faire braver tous les dangers et supporter tous les maux.

Aussi la jeune fille, étonnée du sourire d’espoir et de bonheur qui brillait sur ses traits, lui répéta d’une voix émue :

— Partez ! partez ! Qu’attendez-vous encore ?

— Une dernière grâce, dit-il.

Aïxa, pâle et immobile, ne répondit pas. Fernand s’approcha d’elle, et passant son bras autour de cette taille si gracieuse et si belle, il murmura à voix basse à son oreille :

— Aïxa, ma bien-aimée, un baiser de toi !

Aïxa frissonna, mais elle ne s’éloigna pas et se dit en elle-même :

— Je le puis encore, je suis encore digne de lui !

Fernand voyant qu’elle ne répondait pas, serra contre son cœur le cœur de la jeune fille, et dans son délire ses lèvres brûlantes rencontrèrent celles d’Aïxa : elles étaient froides et glacées comme le marbre de la tombe.

Il poussa un cri. Aïxa lui fit signe de la main de s’éloigner, et Fernand s’enfuit heureux et désespéré.

À peine eut-il disparu, que la pauvre jeune fille courut à son secrétaire et écrivit à celui qu’elle venait de quitter.

Elle lui avouait tout et lui demandait pardon, non pas de sa mort, qui devait lui rendre l’estime de Fernand, mais du crime qui avait rendu cette mort nécessaire. Bien des fois la plume lui tomba des mains, biens des fois elle s’arrêta, prête à déchirer cette lettre et à renoncer à son dessein… mais elle pensait à son père ! cette idée ranimait son courage et lui donnait la force d’accomplir ce sacrifice.

Piquillo, qui s’était rendu au palais de l’inquisition, n’était pas rentré. Lui aussi, sans doute, avait appris les nouvelles que Yézid venait de recevoir ; lui aussi, sans doute, intercédait pour ses frères près de Sandoval et du duc de Lerma : efforts inutiles, elle le savait bien, l’édit qui les menaçait dépendait du roi… ou plutôt c’était d’elle seule maintenant que dépendait le sort de toute une nation, sa prospérité ou son exil, sa vie ou sa mort.

Déjà la nuit était venue, et plus le moment approchait, plus Aïxa sentait redoubler sa terreur et son incertitude. Les yeux fixés sur la pendule, dont l’aiguille rapide semblait voler, elle avait déjà entendu sonner sept heures, puis huit, puis neuf. Son cœur battait avec violence, sa tête était en feu, elle se sentait en proie à une fièvre ardente qui produisait sur elle une étrange hallucination.

Elle voyait Fernand à ses genoux la retenant, l’empêchant de sortir ; elle allait lui obéir. Tout à coup, elle se croyait transportée dans les rues de Valence, elle entendait sonner la cloche de Villila ! c’était le signal du massacre !

Des familles entières, des familles maures, voulaient en vain fuir les poignards espagnols. Au milieu de la foule, des moines à la figure sinistre, le glaive d’une main et la croix de l’autre, criaient :

« Frappez ! frappez ! »

Ni les enfants ni les femmes n’étaient épargnés !

Enfin elle aperçut son père qu’un meurtrier poursuivait, son père qui lui disait : « Sauve-moi, ma fille ! sauve-moi ! » Elle s’élançait pour l’entourer de ses bras, pour lui faire un rempart de son corps. Il était trop tard ! Le vieillard venait d’être frappé, son sang avait rejailli sur elle ; elle le voyait à ses pieds, elle voyait ses cheveux blancs trainés dans la fange.

En ce moment la pendule sonna dix heures.

Aïxa poussa un cri horrible ; la cloche même de Villila n’aurait pas produit sur elle une plus grande terreur.

Sans hésiter, sans réfléchir, elle se couvrit d’une mante et d’un voile épais, sortit vivement de l’hôtel et s’élança dans la rue. La nuit était sombre.

Comme pour éviter le remords, qui déjà la poursuivait, elle fit d’abord quelques pas en courant, puis elle s’arrêta : la fraicheur du soir avait soudain rafraichi ses sens et calmé son délire ; elle était revenue à elle-même et à toutes ses craintes.

Elle regarda autour d’elle ; il lui sembla que tout le monde examinait d’un œil curieux que tout le monde lisait déjà sa honte écrite sur son front. Elle quitta la grande rue, où était situé son hôtel, et prit des rues désertes et détournées pour se rendre au palais.

Bientôt elle se trouva seule et éprouva alors une autre espèce de terreur. Dans une rue solitaire, elle entendit marcher derrière elle et vit un homme enveloppé d’un manteau qui la suivait de loin. Si c’était un voleur, un meurtrier ! si l’on en voulait à mes jours ! se dit-elle.

— Tant mieux ! c’est Dieu qui m’envoie la mort.

Et par un mouvement involontaire et irréfléchi, elle se retourna et fit quelques pas au-devant du poignard.

À son grand étonnement, l’homme au manteau s’éloigna d’un pas rapide. Elle poursuivit sa route et prit intrépidement une petite rue obscure et tortueuse qui conduisait directement à la porte dérobée du palais.

Là, elle aperçut encore quelqu’un qui semblait épier tous ses pas et tous ses mouvements. Ce n’était pas celui qu’elle avait déjà vu ; la taille n’était pas la même ; mais comme le premier, il se hâta de s’éloigner dès qu’il crut être remarqué.

Aïxa se trouvait près de la porte secrète qui conduisait aux appartements occupés autrefois par la reine, un corridor mystérieux et isolé, où personne ne passait, régnait derrière cet appartement : c’était celui par lequel la reine se rendait chez le roi.

Aïxa était entrée, la porte s’était refermée, elle avait franchi le seuil de la honte et de l’infamie. Elle comprit que tout était fini pour elle ; sa perte était désormais inévitable, rien ne pouvait la sauver.

En entrant, elle aperçut un homme qui semblait l’attendre. Elle tressaillit et voulut retourner en arrière. Ce n’était plus possible ; cet homme était le valet de confiance du roi, ce Latorre, vendu au duc d’Uzède et à la comtesse Altamira. Le roi lui donnait rarement de pareilles commissions, et celle-ci, toute nouvelle pour lui, le charmait fort ; il aurait vivement désiré connaître la beauté mystérieuse que Sa Majesté attendait ainsi à dix heures du soir, par curiosité d’abord, et puis pour en rendre compte à la comtesse Altamira, par qui ses rapports étaient chèrement payés.

Malheureusement, le voile épais qui couvrait les traits d’Aïxa ne lui laissait rien voir, et la discrétion du roi ne lui permettait aucune conjecture.

Tout ce qu’il put deviner, c’est que c’était un premier rendez-vous, car l’inconnue était tremblante et se soutenait à peine.

Senora, dit le valet de chambre d’un air de protection, le roi mon maître m’a chargé de vous conduire près de lui.

Aïxa restait à la même place, immobile comme une statue.

Latorre lui offrit alors gracieusement sa main, qu’elle repoussa du geste et sans la toucher.

À cet air de mépris, le valet s’inclina avec respect et se dit en lui-même :

— C’est une grande dame.

Il se contenta alors d’ouvrir la porte du corridor ! secret qui conduisait dans la chambre du roi ; il passa devant, tenant un flambeau à deux branches.

Il marchait lentement, car Aïxa avait peine à le suivre, et de peur de tomber, elle s’appuya contre les riches tapisseries qui décoraient la muraille.

Enfin ils arrivèrent à la porte de la chambre royale, et dans ce moment la pauvre jeune fille sentit son courage et ses forces prêtes à l’abandonner entièrement.

Par bonheur, il n’y avait personne.

— Senora, dit Latorre, le roi mon maître m’a chargé de vous dire qu’il voulait lui-même se trouver à votre arrivée, mais qu’à neuf heures et demie le grand inquisiteur et le duc de Lerma s’étaient présentés chez lui, qu’il n’avait pu, à son grand regret, refuser de les recevoir. C’était pour l’importante affaire que connaissait la senora, ce sont les propres paroles de Sa Majesté… Mais la senora peut être tranquille, a ajouté le roi : rien au monde ne le fera manquer à sa parole.

Aïxa lui fit signe de la main que cela suffisait et qu’elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage.

— Très-bien, dit Latorre, la senora m’a compris… Je pense que Sa Majesté est encore avec messeigneurs de Lerma et de Sandoval ; mais la senora peut se rassurer, elle n’attendra pas longtemps. Le roi, je puis le lui dire, avait l’air tellement contrarié et il a reçu si mal le ministre et le grand inquisiteur lui-même, qu’ils ne tarderont pas, je pense, à prendre congé de Sa Majesté. Que la senora veuille bien s’asseoir.

Il lui montra de la main une ottomane et poursuivit d’un air complaisant :

— Je retourne près de Sa Majesté, dès qu’elle m’apercevra, je n’aurai besoin de rien dire : elle devinera, à ma vue seule, que la senora est arrivée et saura bien se défaire des importuns.

Latorre salua de nouveau et se retira par une petite porte cachée dans la draperie qui conduisait directement au cabinet du roi.

Quand Aïxa se vit seule dans la chambre du roi, soit que les propos respectueusement insolents de Latorre eussent rendu plus honteuses encore à ses yeux et sa démarche et sa situation, soit que l’approche du déshonneur l’eût épouvantée, elle sentit un profond mépris d’elle-même, et un dégoût affreux de la vie s’empara de son cœur.

— Non, non, je ne resterai pas ici ! s’écria-t-elle en se levant et en marchant dans la chambre, Fuyons ! je le puis encore !

Il n’était plus temps. Elle entendit des pas précipités. Elle poussa un cri, et dans son trouble, dans son effroi, elle tomba à genoux. Une porte venait de s’ouvrir.