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Piquillo Alliaga/70

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 318-322).


LXX.

don augustin de mexia.

Revenons à l’hôtellerie où nous avons laissé Piquillo et le général don Augustin de Mexia, au moment où la populace se précipitait dans la cour, poussant des cris de mort, armée de torches et menaçant d’incendier la grange où les prisonniers maures avaient été enfermés.

Au seul mot d’incendie, l’hôtelier sortit tout tremblant non pour les prisonniers, mais pour la récolte que renfermaient ses greniers, et pendant qu’il déployait toute son éloquence pour calmer et désarmer la foule, composée en grande partie de ses voisins et de ses amis, don Augustin de Mexia ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour, et aperçut le malheureux sergent et ses huit hommes rangés en bataille devant la grange.

— Sergent, lui cria-t-il, emmenez vos prisonniers, et s’il vous en manque un seul, vous en répondez sur votre tête. En avant, marche.

Après cet ordre, donné avec la même tranquillité que s’il avait assisté à une revue, le général referma la fenêtre, et revenant se rasseoir :

— Mille pardons, mon révérend, d’avoir quitté la table. Je prie Votre Seigneurie de vouloir bien oublier la contrariété que, malgré moi, je lui ai causée.

— Une contrariété ! s’écria Alliaga indigné ; n’oubliez pas, monsieur le général, que le sang de ces malheureux retombera sur votre tête.

— Soit, mon révérend, c’est le sort de la guerre, répondit tranquillement don Augustin.

— Et si, vous ou les vôtres, vous vous trouviez jamais dans une position pareille…

— Je mourrais en soldat, sans me plaindre et sans demander grâce. Puis il ajouta du même ton : Permettez-moi d’offrir à Votre Seigneurie de ce vin d’Alicante.

— Merci, monsieur le général, répondit sèchement Alliaga.

Don Augustin tenait à la main le verre qu’il venait de remplir, quand le maître de la posada entra vivement dans l’appartement, pâle, hors de lui et respirant à peine.

— Eh bien ! qu’est-ce ? qu’avez-vous, seigneur hôtelier ? demanda tranquillement le général. Ils ont mis le feu à votre grange, je m’y attendais !

— Ce ne serait rien, par saint Jacques ! c’est bien autre chose ! les Maures ! les Maures ! qui descendent la montagne et qui viennent d’entrer dans la ville, pillant et massacrant tout ce qu’ils rencontrent.

— Les Maures ! répondit don Augustin de Mexia en haussant les épaules ; quelle folie !

Et il porta à ses lèvres le verre qu’il tenait à la main.

— Je vous répète, monsieur le général, qu’ils sont descendus de la montagne.

— Et par où ? demanda don Mexia avec impatience.

— Par Huelamo de Ocana.

— Impossible !.. c’est justement par là que s’est avancée ce matin la colonne de Diégo Faxardo, forte de douze cents hommes de nos meilleurs soldats et six pièces d’artillerie ; c’est bien plus qu’il n’en faut pour arrêter l’armée tout entière des rebelles.

— Il paraît qu’ils n’ont rien arrêté, car les Maures sont entrés dans la ville, et tous les bourgeois s’enfuient… Tenez, tenez !.. entendez-vous ?

Plusieurs décharges de mousqueterie retentirent dans les rues éloignées.

— Raison de plus pour que ce ne soient pas eux, dit le général en souriant ; car ils n’ont ni poudre ni munitions. Mais voyons cependant ce que c’est.

Les cris devinrent plus nombreux, plus effrayants, et l’on distingua parfaitement ceux de : Allah ! Allah ! mort aux chrétiens ! mort à l’Espagne !

— Est-ce que, par hasard, vous auriez raison ? dit froidement don Augustin.

Il acheva son verre de vin sans que le cristal vacillât dans sa main, se leva de table d’un pas ferme, prit son épée et se préparait à descendre dans la rue.

— Ne sortez pas ! ne sortez pas, mon général ! s’écria un homme qui s’élança dans l’appartement. Ses habits étaient en désordre, son sang coulait par plusieurs blessures.

— Vous, Diégo, dit le général avec le même flegme qu’un instant auparavant. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne sortez pas ! moi et quelques officiers nous nous ferons tuer avant qu’on arrive jusqu’à vous. Le sergent et ses huit hommes sont échelonnés sur l’escalier et vous donneront le temps de fuir.

— Moi, fuir ! répondit don Mexia avec un sourire hautain ; vous n’avez pas votre tête, Diégo, remettez-vous. Qu’est-il arrivé ? pourquoi avez-vous abandonné vos soldats ?

— Mes soldats ! s’écria Diégo, à moitié fou de rage et de douleur, tués ! anéantis !

— Mais votre artillerie, vos munitions ?

— Au pouvoir des rebelles.

— C’est impossible !

— C’est ce que je me dis : c’est impossible ! s’écria-t-il en portant à son front sa main, qu’il retira toute sanglante, et cependant ce sang, c’est bien le mien. Ah ! trahison ! trahison ! sans cela le capitaine Diégo, fût-il seul contre eux tous, n’eût jamais été vaincu ! Oui, continua-t-il avec égarement, ce prisonnier, ce Maure, à qui j’avais fait grâce de la vie, à condition qu’il nous livrerait Yézid et les siens…

— Eh bien ! dit don Augustin avec un peu d’émotion.

— Eh bien ! imaginez-vous, après deux heures de marche, une gorge étroite, escarpée, un site effrayant, terrible, des rocs nus, décharnés, se dressant de toutes parts, comme des squelettes gigantesques. « À moi, mes frères, à moi ! s’est écrié le traître ; au prix de mes jours, je vous livre nos ennemis, prenez-les ! » À l’instant je l’ai frappé, et son corps déchiré par nos balles a été dispersé en lambeaux. Mais l’étroit sentier ! par lequel nous venions d’entrer avait été soudain comblé par d’énormes blocs de pierres roulés d’en haut. Plus d’issue, mon général, poursuivit Diégo avec désespoir : partout des montagnes couronnées par des milliers d’ennemis qui nous écrasaient sous des quartiers de rochers. « Vive Allah ! mort aux chrétiens ! » criaient-ils. Que pouvaient faire la valeur, l’ordre, la discipline ? Impossible de combattre, impossible d’avancer, impossible même de reculer. Nous étions une vingtaine… une vingtaine seulement, qui, nous attachant aux ronces, aux racines des arbres, aux pointes d’un rocher moins escarpé que les autres, avons pu sortir de ce gouffre d’enfer. Mais ils se sont aussitôt attachés à notre poursuite, et depuis deux heures nous descendons la montagne en fuyant… Fuir devant eux ! La moitié de mes compagnons est tombée ou de fatigue ou de ses blessures. De vingt, nous n’étions plus que dix en arrivant à cette hôtellerie, où j’ai vu votre drapeau, et comme ils sont maîtres du village…

— C’est ce que nous allons voir, interrompit don Mexia, qui pendant ce terrible récit avait conservé le même sang-froid qu’autrefois Philippe II, en apprenant la destruction totale de la fameuse armada. Vous pouvez vous abuser encore.

Les hurlements de joie et de victoire qui retentirent dans la rue lui prouvèrent que Diégo ne se trompait pas.

— Allah ! Allah ! mort aux chrétiens !

Ce cri dominait les autres. En quelques instants, la porte de l’hôtellerie fut enfoncée, et les Maures se précipitèrent sur l’escalier principal, défendu par le sergent, ses soldats et les officiers compagnons de Diégo.

— Messieurs, s’écria don Augustin en se rapprochant d’Alliaga, défendons le révérend, car sa robe de moine va l’exposer le premier à la fureur des hérétiques.
Vous n’osez pas ! dit le ministre en se plaçant devant lui.

— Ne pensez qu’à vous, général, lui répondit froidement Alliaga ; je suis prêt à mourir.

— Et nous donc ? répliqua en souriant Mexia ; n’y sommes-nous pas toujours prêts ? Je vous le disais encore tout à l’heure, c’est notre état, mon révérend ! Mais vous, c’est autre chose, vous pourriez pâlir, vous en avez le droit, et vous n’en usez pas, dit-il en posant sa main sur le cœur d’Alliaga. Il est aussi calme que le mien. Ah ! continua-t-il sans changer de ton ni de visage, nos pauvres soldats n’ont pu résister longtemps. La porte est brisée ; voici l’ennemi. Diégo, vous êtes blessé, appuyez-vous sur moi ; il faut mourir debout et le front levé.

Les deux Espagnols tirèrent leur épée. Mais Alliaga se précipita devant eux au moment où, comme un flot débordé, les Maures s’élançaient dans la chambre.

— Feu sur le moine ! crièrent-ils en voyant Piquillo, qui de ses bras étendus protégeait ses deux compagnons.

Son capuchon était rejeté sur ses épaules ; sa tête était nue, et il s’offrait le premier, sans défense et sans armes aux coups des meurtriers.

Déjà un Maure avait armé une espingole et le couchait en joue, lorsqu’un jeune homme, d’une haute stature et qui semblait le chef de la troupe, écarta rapidement l’arme fatale, dont le coup partit et alla briser une des croisées.

— Arrêtez ! s’écria le Maure d’une voix foudroyante, que personne ne touche à cet homme, et qu’on le respecte comme Yézid lui-même !

— Oui… oui, s’écrièrent plusieurs voix dans la foule, c’est notre sauveur ! c’est frey Alliaga !

Et malgré le sang et la poussière qui couvraient ses traits, Piquillo crut reconnaître dans celui qui avait parlé le premier Alhamar-Abouhadjad, le fidèle serviteur de Yézid, celui que dernièrement il avait rencontré avec Gongarello au pouvoir de l’alguazil Cardenio de la Tromba.

Alhamar fit un signe de la main : tous ses compagnons sortirent de la chambre. Il n’y resta que Diégo
Nous n’avons plus de patrie, s’écriait cette multitude éplorée.
Faxardo, qui, affaibli par ses blessures, venait de perdre connaissance, et le général, qui s’empressait de le secourir ; tous les deux étaient à une extrémité de l’appartement ; à l’autre, Alliaga et Alhamar se tenaient debout et parlaient à voix basse.

— La dernière fois que je t’ai vu, disait Alhamar, tu nous as appelés frères ! et tes frères sont venus te secourir ; je t’avais bien dit que nous nous retrouverions.

— Merci, frère, répondit Alliaga en lui serrant la main.

— Que puis-je encore pour toi ?

— Épargner ces deux Espagnols, qui voulaient me défendre.

— Quel que soit leur nom ou leur rang, ils ne risquent rien, ils sont sauvés.

— C’est bien, dit Alliaga ; maintenant cours délivrer nos frères du village de Bardero qui sont enfermés dans la grange de l’hôtellerie.

— J’y cours.

— Un mot encore : quoique victorieux, ne reste pas longtemps dans Carascosa ; des détachements nombreux sont postés aux environs, et au premier bruit de cette expédition, ils vont accourir.

— Ne crains rien : nous ne sommes descendus dans la plaine que pour y enlever des provisions et des vivres qui nous manquent ; nous avons saisi plusieurs troupeaux que nous emmenons, et, d’après l’ordre d’Yézid, nous remontons cette nuit même auprès de lui à la montagne.

— À la bonne heure ; mais il faut absolument que je voie Yézid, que je lui parle. Comment faire ?

— Il ne peut nous quitter ni venir te joindre.

— Mais moi, je puis l’aller trouver.

— Tu oserais venir à la montagne ?

— Sans doute ; mais non pas aujourd’hui ni avec vous.

— Eh bien ! demain à la nuit tombante.

— Soit. J’irai seul.

— Je t’attendrai aux trois roches blanches. Mais qui pourra te conduire jusque-là ?

— Gongarello, qui, élevé dans ce pays, connaît la montagne et tous ses sentiers.

— À demain donc, frère.

— À demain.

Toute cette conversation avait eu lieu rapidement à voix basse et à l’autre bout de la salle. Abouhadjad, entendant les cris des siens qui l’appelaient, avait redescendu l’escalier et s’était élancé dans la cour.

Alliaga se rapprocha alors du général et l’aida dans les soins qu’il donnait au capitaine Diégo.

Celui-ci revint enfin à lui ; il se rappela alors sa jactance du matin, sa défaite de la journée et tout ce qui venait de se passer ; son premier mouvement, mouvement de honte et de confusion, fut de cacher sa tête entre ses mains.

— Allons, allons, lui dit gravement le général, courage et patience ; tout peut se réparer. Rien ne vous empêche de vous faire tuer à la première occasion, et cette occasion-là arrivera plus tôt que vous ne croyez.

En parlant ainsi, don Augustin de Mexia se promenait dans la salle de l’hôtellerie. Il regardait de temps en temps sa montre et avait l’air de calculer.

— À quoi pensez-vous, général ? lui demanda Alliaga.

— Je pense que si mes instructions de ce matin ont été exactement suivies, six cents hommes de cavalerie, commandés par Gomès de Sylva, doivent passer ce soir par Carascosa pour aller prendre position à Hueté. Dieu aidant, ils ne peuvent tarder et nous allons rire, poursuivit-il gravement. Pas un seul de cette canaille ne nous échappera !

— Dites-vous vrai ? s’écria le capitaine Diégo en se levant vivement.

Sa figure pâle se colora un moment, et ses yeux brillèrent d’un éclair de joie et de vengeance.

Mais il était dit que ce jour-là serait un jour de malheur pour le pauvre capitaine et que toutes ses prévisions seraient déjouées.

On entendit dans la cour de l’hôtellerie un son de cor répété successivement sur divers points de la ville. C’était Alhamar-Abouhadjad qui rappelait et ralliait tout son monde ; emmenant avec lui tout son butin, de nombreux troupeaux et les pauvres prisonniers de Barredo : il regagna en bon ordre les gorges de l’Albarracin. On entendit pendant quelque temps le son lointain du cor, répété par les échos de la montagne, puis le plus profond silence succéda aux clameurs et une vaste solitude aux scènes de pillage et de dévastation.

Tout se taisait depuis longtemps ; don Augustin de Mexia ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour et appela.

Une seule voix, une voix faible, lui répondit ; c’était celle du sergent Molina Chinchon.

— Que voulez-vous, mon général ?

— Où est Mosquito l’hôtelier ?

— Sauvé… ou caché ; je le soupçonne d’être dans la grange, sous des bottes de paille.

— Appelle alors l’alguazil Cardenio de la Tromba.

— Tué, mon général, ainsi que son camarade.

— Et les soldats que tu commandais ?

— Tous massacrés, général.

— Et toi ?

— Blessé à leur tête !

— Dangereusement ?

— J’espère que non.

— Tu en reviendras ?

— Je vous le jure, mon général.

— Tant mieux ! hâte-toi de te guérir.

— Je me dépêcherai.

— Et tu te rendras alors, pour quinze jours, aux arrêts.

— Oui, mon général.

Un galop de chevaux se fit entendre, au loin, du côté de la plaine.

— Ce sont eux, dit don Mexia, c’est Gomès de Sylva… mais trop tard.

— Eh ! pourquoi donc ? s’écria vivement Diégo, on peut encore les poursuivre.

— Non pas ! non pas ! répondit le prudent général ; je n’irai pas me hasarder la nuit dans la montagne, qu’ils connaissent mieux que nous.

Et regardant le capitaine d’un air sévère :

— C’est assez des désastres de cette journée, il faut nous reposer cette nuit.

Un quart d’heure après, Gomès de Sylva traversait Carascosa avec son détachement. Don Augustin se mit à leur tête avec Diégo Faxardo, qui se soutenait à peine sur son cheval. Pendant toute la route, le général n’ouvrit pas la bouche sur ce qui s’était passé. Mais arrivé à Hueté, il se contenta de dire aux officiers qui l’entouraient :

— À demain le combat, messieurs.

Puis se tournant vers Diégo :

— À demain votre revanche, capitaine.