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Piquillo Alliaga/75

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 333-338).


LXXV.

la guerre dans les montagnes.

Notre intention n’est pas de suivre don Augustin de Mexia dans ses opérations militaires et de décrire dans tous ses détails sa courte et sanglante campagne contre les Maures de l’Albarracin.

Après le désastre complet de Diégo Faxardo et la défaite du brigadier Gomara, il avait compris, en général habile et qui tient à sa renommée, qu’en attaquant ses ennemis dans les fortes positions qu’ils occupaient, la victoire lui coûterait trop cher et qu’un échec minerait sa réputation militaire.

Un triomphe bien plus certain et bien plus facile lui était assuré.

Yézid commandait à une quinzaine de mille hommes, dont le tiers seulement était armé et encore grâce, en grande partie, aux mousquets et aux munitions enlevés à Diégo. Ce qui affaiblissait les insurgés, c’étaient les femmes et les enfants qu’ils avaient emmenés avec eux. Il y en avait près de dix mille à protéger et à défendre, et bien plus encore, à nourrir. La montagne ne produisait rien, et nous avons vu que des colonnes expéditionnaires descendaient de temps en temps dans la plaine pour y chercher des vivres et en ramener des troupeaux.

Augustin de Mexia dressa, d’après ces circonstances, son nouveau plan de campagne. Au lieu d’attaquer de nouveau, il se contenta de repousser ses ennemis sur les sommets de la montagne, avançant sur eux pas à pas, occupant et fermant successivement les sentiers praticables par lesquels on pouvait descendre dans la plaine.

Les Maures qui tentèrent de forcer ces passages, garnis de troupes et d’artillerie, trouvèrent une si vive résistance, qu’ils furent obligés de regagner la montagne en désordre et avec de grandes pertes. Ils se réfugièrent dans des endroits presque inaccessibles, où les Espagnols se gardèrent bien de les attaquer ; mais un ennemi bien plus redoutable vint les y atteindre.

Les troupeaux qu’Abouhadjad avait ramenés de son expédition n’avaient pu suffire longtemps à la consommation d’une population aussi nombreuse. En peu de jours ils avaient été épuisés, et nous venons de voir que les Maures avaient tenté vainement de se procurer de nouvelles provisions. Les soldats pouvaient supporter la faim, mais les femmes, mais leurs enfants ! Ils leur avaient déjà abandonné les faibles rations qu’on leur distribuait chaque matin, et il fallait, faibles et se soutenant à peine, subir de nouvelles marches, de nouvelles fatigues, de nouveaux combats.

Don Augustin de Mexia avait choisi ce moment pour les attaquer sur tous les points. Il était redevenu maitre de la route de Valence à Madrid et de tous les postes importants de ce côté de la montagne, car les autres versants, ceux qui donnaient sur les plaines de Valence et sur les côtes, étaient, comme nous l’avons vu, occupés par Fernand d’Albayda, qui, fidèle aux ordres de son général, avait gardé tous les passages, mais n’avait pas une seule fois attaqué les Maures ; au contraire, il avait souvent, et avec une grande sévérité, retenu ses soldats qui demandaient le combat ; conduite habile et prudente qui avait donné de lui la plus haute opinion à don Mexia, surtout quand celui-ci comparait la sage réserve de son jeune lieutenant, à la fougue inconsidérée et fatale de don Diégo Faxardo.

Quant à Yézid, ne pouvant, avec l’immense population qu’il trainait à sa suite et avec des soldats exténués, lutter contre des troupes nombreuses et approvisionnées de tout, il avait opéré sa retraite en bon ordre ; il avait, toujours en reculant, gravi la montagne jusqu’à un plateau assez étendu et que la nature avait pris soin de fortifier. C’était une excellente position, et il s’était arrêté, attendant l’ennemi et lui offrant de nouveau le combat.

Cette fois encore, don Augustin l’avait refusé, comptant toujours sur des auxiliaires qui ne pouvaient lui manquer. En effet, les privations de toute espèce se faisaient plus que jamais sentir ; depuis deux jours, les soldats ne pouvaient plus donner leur part à leurs femmes et à leurs enfants : eux-mêmes n’avaient plus rien.

Yézid voyait devant lui, et à peu près à une demi-lieue au-dessous de son camp, le camp des Espagnols, qui, comme par une trêve tacite, s’étaient arrêtés et attendaient que la faim leur livrât leurs victimes. À sa gauche et à sa droite étaient des rochers presqu’à pic, qui s’élevaient à plusieurs centaines de pieds au-dessus de sa tête. Derrière lui, au midi, commençait la pente de la montagne du côté de la mer ; c’était là qu’étaient échelonnées les troupes de Fernand d’Albayda, impatientes de combattre. Mais de ce côté encore plusieurs rangs de rochers défendaient le camp des Maures, et de pareils retranchements ne pouvaient être facilement enlevés.

S’il n’eût eu que les Espagnols à combattre, Yézid aurait pu encore espérer la victoire ; mais la faim, la faim cruelle commençait déjà à décimer ses soldats, et une nuit que l’inquiétude et l’agitation l’empêchaient de dormir, il se demandait s’il ne valait pas mieux se précipiter lui-même sur les mousquets des Espagnols et aller chercher la mort, que de l’attendre dans des tourments aussi cruels ; tout à coup il crut entendre du côté de la plaine des pas lents et lourds qui gravissaient la montagne ; il écouta de nouveau ; craignant une attaque nocturne, il choisit quelques hommes déterminés et glissa avec eux le long des rochers pour découvrir la marche des ennemis, et les surprendre lui-même s’il le pouvait.

Quel fut son étonnement quand, pendant la nuit, il crut distinguer d’immenses troupeaux qui, formant une longue file, s’élevaient sur le flanc de la montagne et se dirigeaient vers le camp des Maures.

Ce qu’il y avait d’inconcevable, c’était d’abord que ce convoi vint de lui-même, et ensuite que l’armée ennemie ne l’eût pas arrêté. Ceux qui le conduisaient étaient des bergers de la plaine. Leur chef était un nouveau chrétien qui, depuis plusieurs années, avait reçu le baptême, mais qui était resté Maure au fond du cœur.

— Seigneur, dit-il à Yézid, on m’a ordonné de vous amener ces troupeaux de bœufs, que nous avons chargés d’autant de sacs de blé qu’ils ont pu en porter.

— Qui t’a dit de les conduire vers nous ?

— Mon maitre ! un maitre qui envoie cela à ses anciens fermiers, à ceux, m’a-t-il dit, qui pendant tant d’années ont cultivé ses champs et l’ont fait vivre lui-même.

— Ce maître quel est-il ?

— Je ne puis vous le faire connaître.

— C’est, juste ! ce serait exposer sa tête, et toi-même tu as couru de grands dangers. Comment as-tu fait pour tromper la surveillance ennemie ?

— On m’a dit : gravis la montagne la nuit prochaine, du côté gauche du camp, par le sentier qui serpente entre les rochers.

— Il y avait, hier matin encore, un détachement formidable posté au pied de ces rochers.

— Il n’y était pas ce soir. Personne ne nous a arrêtés, aucune sentinelle ne nous a crié : Qui vive ? et depuis trois heures nous montons sans trouver d’autres obstacles que ceux du chemin.

— Je ne saurais payer un pareil service, s’écria : Yézid, mais n’importe, prends !

Et il lui présentait une partie des trésors qu’Alliaga lui avait rapportés.

— Je ne puis rien recevoir, répondit le vieux pasteur, mon maitre me l’a bien défendu : il m’a seulement ordonné de redescendre la montagne au plus vite et de vous remettre, à vous-même, avant mon départ, ce qui m’a servi à guider mon troupeau, ce bâton, qu’il vous recommande de briser et de brûler.

Le pasteur et ses compagnons se hâtèrent de s’éloigner. Les troupeaux furent reçus avec des transports de joie dans le camp, où ils ramenaient l’abondance, et Yézid, resté seul, se hâta de briser le bâton qu’on lui avait remis, et qui contenait quelques lignes d’une écriture déguisée.

Il ne s’en étonna pas. Ce message pouvait être intercepté.

« Mes bons et anciens vassaux.

« Recevez le présent qu’un ami vous envoie et de plus un utile conseil. Quelque forte que vous semble votre position, hâtez-vous de la quitter ; on manœuvre en ce moment pour tourner votre droite, et dans vingt-quatre heures vous serez attaqués et cernés de tous les côtés »

Yézid ne pouvait révoquer en doute la sincérité de cet avis ; c’était un Espagnol, il est vrai, qui le lui adressait, mais c’était un ami. C’était un des grands propriétaires des plaines de Valence qui envoyait ainsi en secret, au camp des Maures, de nombreux troupeaux, formant la partie principale de sa richesse.

Cet ami, Yézid ne pouvait le méconnaître.

— Ô Fernand d’Albayda, s’écria-t-il avec émotion, soyez béni, vous qui arrachez tant de familles à une mort certaine !

Fernand avait, en effet, tout ordonné, tout préparé.

Un vieux serviteur, qui lui était tout dévoué, avait rassemblé ces troupeaux et les avait conduits par le chemin que son maître lui avait tracé.

Pendant huit jours et huit nuits, un nombreux détachement avait étroitement gardé les défilés de ces rochers, et après avoir fatigué, par une surveillance inutile, ces soldats qui en murmuraient eux-mêmes, leur chef leur avait permis de prendre quelque repos la nuit même où cette surveillance devenait nécessaire.

Enfin c’était Fernand d’Albayda qui, sans vouloir être reconnu, adressait à Yézid ce salutaire avis que lui seul, au monde, pouvait donner.

Il fallait donc le suivre ; mais comment ?

Devant Yézid, le corps d’armée d’Augustin de Mexia ; derrière lui, les troupes de Fernand ; à sa droite, des montagnes qu’il était possible de gravir, il est vrai, et par lesquelles on pouvait opérer une retraite, mais c’était justement de ce côté que l’ennemi l’avait tourné et s’avançait pour le cerner.

À gauche, il ne fallait même pas y penser. Aucun moyen de fuite. Des rochers de hauteurs différentes, mais de plusieurs centaines de pieds chacun, et taillés presque à pic.

On tint conseil. Un des chefs, Cogia-Hassan, né dans ces montagnes, où depuis son enfance il avait mené paître ses chèvres, prétendit qu’il y avait au milieu de ces rochers un chemin en apparence impraticable, et en réalité des plus dangereux, par lequel on pouvait, avec de la vigueur et du courage, se hisser jusqu’au haut de ce rempart de granit, et que là on trouverait, à la cime même de ces rochers, une vaste plaine, une prairie arrosée par l’eau d’un torrent supérieur formé par des neiges.

Quel que fût le danger d’une pareille entreprise, c’était le seul moyen de salut ; il fallait le tenter. Mais en l’adoptant on était obligé d’abandonner l’artillerie, les bagages, et, bien plus encore, les femmes et les enfants aux mains des ennemis ; car il n’y avait que des hommes vigoureux qui pussent entreprendre un trajet aussi pénible, aussi périlleux, et rester pendant près d’une heure suspendus au-dessus des abimes et des précipices. Quant à leurs familles, c’était les exposer à une mort certaine.

Il est vrai que les livrer aux Espagnols offrait exactement le mème résultat.

— Si ce n’est que cela, dit Cogia-Hassan, je peux vous enseigner un moyen de mettre nos femmes, nos enfants et nos provisions à l’abri de tout danger et de les dérober même aux regards de tous les Espagnols.

Chacun l’écouta avec attention.

— Il y a non loin d’ici une grotte immense qui, à l’intérieur, offre près d’un quart de lieue d’espace. Elle est justement placée sous les rochers que nous voulons franchir. On n’y entre que par une seule ouverture, de quatre ou cinq pieds, qu’il sera facile de fermer en dedans dès que nous serons entrés.

Cette grotte, peu élevée en certains endroits, offre en d’autres plus de quarante pieds de hauteur et elle n’est pas obscure, on y aperçoit même le ciel, car elle reçoit du jour d’en haut par une immense ouverture pratiquée au milieu des rochers amoncelés sur la grotte.

Cette retraite, presque taillée dans le roc, les espagnols ne la devineront pas, et même ils la soupçonneraient, qu’ils ne pourraient la découvrir, ni surtout y pénétrer.

L’avis de Cogia-Hassan prévalut. Il n’y en avait pas de meilleur, et du reste on était pressé par le temps et par les Espagnols qui allaient arriver. On trouva, on examina la grotte, la plus belle de toute la sierra de l’Albarracin. Elle était, en effet, vaste, spacieuse, bien aérée et suffisamment éclairée en certaines parties par l’espèce de soupirail supérieur dont nous avons déjà parlé. Les parois intérieures et toute la voûte étaient en granit, et nul éboulement n’était à craindre.

Cette grotte, qui s’étendait au loin sous la montagne, pouvait contenir, et au delà, tous ceux qui, dans ce moment, lui demandaient un asile. On s’empressa donc d’y renfermer les vieillards, les femmes et les enfants, au nombre, disent les historiens du temps, de sept à huit mille ; de plus les bagages de toute espèce, l’artillerie et la plus grande partie des troupeaux que l’on devait à la générosité de Fernand d’Albayda. Une autre partie des bestiaux fut tuée pour l’approvisionnement de l’armée, qui, dans le chemin escarpé qu’elle avait à gravir, emportait avec elle ses armes et ses vivres pour quelques jours.

Le grand inquisiteur Sandoval, qui depuis le départ d’Alliaga avait été traité par Yézid avec les plus grands égards, était toujours resté prisonnier des Maures. Il fut décidé que ce précieux otage serait renfermé dans la grotte, dont Yézid confia le commandement et l’administration à Pedralvi et à quelques soldats déterminés.

Dès qu’ils furent tous entrés, Pedralvi donna ordre de fermer en dedans l’ouverture ; pour plus grande précaution, Yézid fit rouler, à l’extérieur, des masses de rocs et de terres ; les interstices mêmes des rochers
Carmen l’interrogeait d’un œil inquiet ; les larmes d’Aïxa lui répondirent.
furent garnis d’herbes, de mousses et de plantes sauvages qui dérobaient aux yeux les plus clairvoyants l’entrée déjà si difficile de ce souterrain.

Yézid et ses soldats espéraient se soustraire ainsi, pendant quelques jours, aux Espagnols qui les poursuivaient. Des cimes élevées où il allait asseoir son camp il pourrait défier, non-seulement leurs attaques, mais même leurs recherches, et attendre sans crainte l’effet des promesses d’Alliaga.

Dès que les Espagnols, fatigués de parcourir inutilement les sommets âpres et inhabitables de l’Albarracin, seraient redescendus dans la plaine ou dans les parties inférieures de la montagne, Yézid et les siens descendraient à leur tour des pics de leurs rochers et viendraient rendre à la liberté les prisonniers de la grotte.

Le soir même, guidée par Cogia-Hassan, l’armée commença sa marche ascensionnelle, et Yézid voulut être le premier à explorer le chemin effrayant qu’on allait suivre. Qu’on se figure une armée entière, une longue file de soldats gravissant un à un une muraille de granit, presque à pic, s’appuyant sur les pointes de roches saillantes, se retenant aux racines d’arbres ou aux plantes vigoureuses qui tapissaient le flanc de la montagne, et chacun, si un faux pas l’entraînait dans l’abime, risquant sa vie et celle du compagnon qui était au-dessous de lui.

Il faut dire que cette muraille de rochers, qui, à l’œil et de loin, paraissait droite et perpendiculaire (et c’est un effet éprouvé par tous ceux qui voyagent dans les montagnes), cette muraille offrait, à une trentaine de pieds de hauteur, un sentier escarpé, inaperçu d’en bas, et que Cogia-Hassan connaissait bien. Ce sentier, serpentant en zig-zag le long de la montagne, était encore d’une difficulté extrême, et surtout donnait d’effroyables vertiges à ceux qui avaient l’imprudence de regarder au-dessous d’eux, mais enfin c’était une espèce de chemin de corniche, praticable, et qui conduisit presque toute l’armée des Maures aux sommets des remparts de granit qu’elle avait à franchir.

Là, ainsi que l’avait promis Cogia-Hassan, une plaine
Non, dit le matelot en le retenant, nous règlerons cela à bord ; marché conclu, touches-là.
s’offrit à leurs regards. Quelques arbres y croissaient encore ; l’herbe y verdoyait dans quelques endroits, car ce sol de rochers, ce terrain aride, était arrosé continuellement par les eaux abondantes d’un torrent dont la source supérieure bouillonnait au-dessus de leur tête.

Fatigués par cette longue et pénible marche, les Maures bénirent cette onde bienfaisante qui leur permettait de se rafraichir et d’accomplir, en signe d’actions de grâces, les ablutions commandées par les rites de leur croyance.

Pendant ce temps, et au moment où les premiers rayons du jour éclairaient la montagne, Augustin de Mexia et ses troupes s’avançaient pour attaquer le camp des Maures. Le général espagnol avait fait faire à une partie de ses soldats une manœuvre admirable pour tourner la montagne de droite, la seule qui lui parût accessible. Il avait calculé les jours et les heures que devait leur coûter cette longue et difficile opération ; il avait envoyé ses ordres en conséquence à don Fernand d’Albayda, et toutes les mesures de l’habile général avaient été si bien prises, qu’il gravissait lui-même le nord de la montagne pendant que don Fernand se mettait en marche par le midi, et que la colonne expéditionnaire franchissait les derniers rochers qui régnaient à l’est.

Les trois corps d’armée, étonnés de n’avoir pas été inquiétés dans leur marche, débouchèrent à la même heure et presque au même instant sur le plateau qui était censé occupé par les Maures, qu’ils devaient ainsi accabler par trois côtés différents. Quant au quatrième côté, nous savons qu’il était fermé par une muraille de granit à pic.

Rien ne peut rendre la stupéfaction de don Augustin de Mexia au profond silence et surtout à la vaste solitude qui régnaient autour de lui.

Aucune apparence, aucun vestige de ce camp qu’ils venaient détruire, de ces Maures qu’ils venaient massacrer. Tout avait disparu ! et comment dix à douze mille soldats, sept ou huit mille femmes et enfants avaient-ils pu, en quelques heures, s’évanouir comme un nuage, comme une fumée ou devenir invisibles !

C’était un enchantement, une magie ! Aussi, le bruit s’en était-il répandu sur-le-champ dans les rangs espagnols, et il n’était pas étonnant que l’hôtelier de Carascosa, le seigneur Mosquito, eût fait part de cette opinion à Alliaga, lorsque, ainsi que nous l’avons vu plus haut, celui-ci, à son passage, avait interrogé le digne maître de la posada sur les opérations de l’armée.

Don Augustin de Mexia n’était pas homme cependant à croire aux corps d’armée enlevés par un coup de baguette. Après avoir bien examiné la position, il lui fut prouvé que Yézid et ses soldats n’avaient pu lui échapper que par les murailles des rochers qui s’élevaient à l’ouest. Pensant bien que les Espagnols, qui avaient découvert le Nouveau-Monde, sauraient découvrir le camp des Maures au milieu d’une montagne, il envoya en éclaireurs plusieurs soldats adroits et intrépides.

Ceux-ci vinrent lui rapporter qu’il y avait réellement sur le flanc du rocher un sentier en zig-zag qui pouvait conduire des chevriers et leurs troupeaux jusqu’au sommet de la montagne ; mais qu’il était impossible d’y faire gravir une armée et surtout de l’artillerie ; qu’ils ne pouvaient donc croire que les Maures eussent tenté de le faire.

Il faut pourtant bien qu’ils l’aient fait, se disait en lui-même don Mexia ; car ils sont au haut de ces rochers, c’est évident. Quant à les en débusquer, quant à essayer même de les y attaquer, il n’en eut pas un instant la pensée, quoique ce fût l’avis de Diégo Faxardo, qui, impatient de venger son affront et malgré sa bonne volonté, remarquait avec désespoir qu’on ne se battait plus depuis… qu’il avait été battu.

— Rassurez-vous, lui répondit son général, je vais vous offrir une occasion de prendre une revanche et de rendre à l’armée un signalé service.

Voici de quoi il s’agissait :

En gravissant les plus hauts sommets opposés et qui étaient accessibles, don Augustin avait découvert ou du moins deviné à peu près la position des Maures. Ils devaient être campés sur un terrain aride et inculte, ne pouvant rien produire, ne leur offrant aucune ressource. Ils ne pouvaient descendre de ces hauteurs inexpugnables pour se procurer des provisions et des vivres. Comment avaient-ils pu en emporter avec eux, c’est ce que le général ne s’expliquait pas ; mais ces vivres, quelque abondants qu’ils fussent, devaient cesser un jour ou l’autre. Ce qui durerait plus longtemps, c’était l’eau qu’ils avaient en abondance, c’était ce torrent qui, tombant des sommets neigeux de l’Albarracin, alimenterait sans cesse leur camp.

Il voulait donc, pour les forcer à se rendre, pour les prendre à la fois par la faim et par la soif, détourner l’eau de ce torrent et l’empêcher de tomber dans la vallée où campaient les Maures. Il fallait pour cela, avec des fatigues inouïes, tourner les montagnes de neige qui, de haut et de loin, dominaient la position d’Yézid. C’était difficile et dangereux, c’est pour cela que le général en chargeait don Diégo de Faxardo.

Celui-ci eût mieux aimé des dangers où sa bonne épée pût lui servir, dût-il, à lui tout seul, combattre les Maures, non dans les rochers, car les rochers lui portaient malheur ; mais en plaine il se faisait fort de prendre sa revanche et de les mettre en déroute.

En attendant, il s’empressa d’obéir au général et partit avec une centaine d’hommes portant des cordages, des bâtons ferrés et des tentes, enfin tout l’appareil et les bagages nécessaires pour une expédition dans les montagnes et dans les neiges.