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Piquillo Alliaga/78

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 348-350).


LXXVIII.

une scène de famille.

Uzède avait un air humble et embarrassé. Il salua avec respect Alliaga, toujours assis sur son pliant, puis leva sur lui un regard curieux et inquiet qu’il baissa aussitôt. On voyait qu’il désirait et n’osait engager la conversation.

— Il ne sait rien encore, se dit Alliaga.

Puis, adressant la parole au grand seigneur debout devant lui :

— Pardon, monseigneur, de vous avoir fait attendre près d’une demi-heure.

— Quand on est occupé, balbutia le duc, c’est tout naturel ! Cela peut arriver à tout le monde.

— En effet, répondit froidement Alliaga, je me souviens que la première fois que je me suis présenté à votre hôtel, à Valladolid, il y a bien longtemps de cela, vous avez été obligé, à votre grand regret, j’en suis sûr, de me faire attendre plus d’une heure.

Le duc parut visiblement déconcerté et dit en essayant de sourire :

— Oui… oui… je me rappelle le commencement de cette audience…

— Moi, je me rappelle surtout la fin, répliqua Alliaga d’un air glacial, mais rassurez-vous, monseigneur, je ne suis pas ici chez moi.

Et d’un air plus gracieux, lui montrant un fauteuil, il ajouta :

— Nous sommes chez le roi.

Cette fois le duc avait totalement perdu la tête, et dans un désordre inexprimable il s’écria :

— Et moi aussi, je n’ai point oublié ce souvenir fatal ! il m’a poursuivi constamment, il a fait le malheur de ma vie ; car on a beau faire, il est des remords auxquels on ne peut échapper, il est une voix secrète qui parle à votre cœur et vous révèle la vérité ! C’est cette voix, que je n’ai pu étouffer, qui m’amène repentant vers vous ; qui, malgré ma fierté, m’oblige à implorer votre pardon et à vous crier : mon fils ! mon fils !

En achevant ces mots, qu’il s’efforçait de prononcer d’une voix émue, le duc étendit ses bras vers Alliaga, qui se leva vivement, fit un pas en arrière, et le repoussant de la main avec un geste de dédain, répondit :

— Le premier cri de la nature doit être seul écouté… et vous aviez sans doute raison alors.

— Ne comprenez-vous donc pas le repentir ?

— Si, monseigneur, je comprends le vôtre ; vous ne vouliez pas être le père de Piquillo et vous désirez être celui de frey Luis Alliaga.

Alors, et avec un accent généreux, il s’écria :

— Quel que soit le sang qui coule dans mes veines, mon père à moi est celui qui a tendu la main à ma misère et non pas à ma fortune ; qui m’a ouvert ses bras quand j’étais sans asile et qui alors m’a dit : Mon fils !.. Mon père à moi, c’est celui qui, errant et sans patrie, a maintenant besoin de mon secours ! Mon père à moi, c’est Delascar d’Albérique le proscrit !

Puis modérant son émotion et jetant un regard de pitié sur d’Uzède, qui courbait la tête :

— Quant à vous, monsieur le duc, lui dit-il avec douceur, qui vous amène ? Confiez-le-moi franchement, car il y a encore un autre motif que celui dont vous me parliez tout à l’heure.

— C’est vrai, mon révérend, le roi vient de partir pour la chasse. Sa voiture a rencontré celle de la comtesse d’Altamira. Il a fait signe de la main à ses gens de s’arrêter, et a dit d’un air riant à la comtesse : « Il y a de bonnes nouvelles. Dites à d’Uzède d’aller voir Alliaga. » Et alors je venais…

— Le roi n’a pas dit autre chose ?

— Non, mon révérend.

— Et vous n’en savez pas davantage ?

— Rien de plus ; mais je vous avoue que je suis impatient de connaître ces bonnes nouvelles.

— Je vais vous les apprendre.

Il regarda le duc d’un air solennel et dit :

— Dans la position où nous allons nous trouver l’un et l’autre, je suis obligé de vous parler avec franchise, dût cette franchise vous paraitre bien dure et vous blesser cruellement ; mais vous seul au monde…

Et il appuya sur ce mot.

— Vous seul, si vous le voulez, aurez connaissance des faits dont je vais vous entretenir. Le roi lui-même les ignore et les ignorera toujours ; du reste, je n’avancerai rien qui ne soit appuyé sur des preuves.

Il tira alors de sa poche la déclaration écrite et signée par le père Jérôme et par Escobar, il la lut lentement et à voix basse, comme si les officiers qui étaient dans les autres salles, comme si les murs mêmes du palais pouvaient l’entendre.

À cette accusation si nette, si détaillée, si précise, d’Uzède n’eut pas la force d’opposer un seul désaveu. Il gardait un silence accablant, mais ses dents s’entrechoquaient, ses traits étaient livides, la sueur coulait de son front.

— Cet écrit, continua Alliaga, a été remis par vos anciens amis, les pères Escobar et Jérôme, au grand inquisiteur Sandoval, votre oncle. Rassurez-vous, c’est de lui seul que je le tiens ; mais si cet écrit était tombé entre d’autres mains que les miennes, entre les mains d’un ennemi, et vous en avez beaucoup…

Uzède tressaillit.

— La comtesse est seule coupable, je le sais ; mais le crime qu’elle a commis, vous le connaissiez, vous en étiez le complice, et si j’avais montré cet écrit au roi, vous étiez perdu ; il vous fallait renoncer à votre rang, à vos honneurs, à la vie peut-être !

— Ah ! vous ne le voudriez pas ! s’écria Uzède en étendant vers lui les bras, et les liens qui nous unissent…

— Mème sans y croire, répondit froidement Alliaga, vous voyez bien, à la manière dont je vous parle et dont j’agis envers vous, que je ne veux pas vous perdre ; et si je ne l’ai pas fait, si au lieu de vous abattre, je vous soutiens dans la faveur du roi, si même je vous élève encore plus haut…

Un éclair de joie brilla dans les yeux du duc.

— C’est que j’ai des desseins sur vous, continua Alliaga ; c’est que je veux, pour vous réhabiliter à vos propres yeux, vous faire concourir à une grande expiation et au bonheur à venir de l’Espagne.

Le duc redoubla d’attention.

— Oui, une grande injustice et une grande faute ont été commises : l’expulsion des Maures, qui, en se retirant, ont emporté avec eux la richesse et la prospérité de notre pays ; ce serait, pour le règne de Philippe III, une tache odieuse et déshonorante. Je veux l’effacer, je veux en faire disparaître jusqu’aux moindres traces. Si vous voulez me seconder franchement dans ce projet, m’aider dans tout ce qui en amènera l’exécution, je vous place au pouvoir souverain, je vous fais nommer premier ministre…

Le duc ne put retenir un tressaillement de surprise et de joie.

— Sinon, en montrant au roi cet écrit, je le force à renoncer à vous, et je dirige son choix sur celui qui promettra d’agir de concert avec moi, pour le bonheur et la gloire du pays.

— Je le promets, je le promets ! s’écria d’Uzède avec transport. J’écouterai vos avis, je m’y soumettrai. J’ordonnerai, je commanderai à tous, mais je ne serai que le bras et vous serez l’âme. Et quant au généreux projet que vous avez conçu, je m’y associe d’avance et m’y dévoue, je vous le jure par le ciel qui nous entend.

— C’est bien, lui dit froidement Alliaga, vous êtes premier ministre.

Et il lui remit l’ordonnance signée par le roi.

D’Uzède n’en pouvait croire ses yeux. Ce titre qui lui avait coûté tant d’efforts, tant d’intrigues et tant de bassesses, ce pouvoir suprême pour lequel il s’était rendu criminel et presque parricide, il le possédait enfin ! Sa joie était si grande, que pendant quelques instants elle lui fit oublier tout. Il sortit du palais radieux, triomphant et presque sans remords.

Quelques heures après, le roi était de retour. Tout lui réussissait ce jour-là ; le ciel était pour lui. Sa chasse avait été favorisée d’un temps superbe, et il avait tué un cerf de sa propre main.

Alliaga lui raconta ce qui s’était passé en son absence.

Le roi se fit répéter ce récit, tant il avait peine à se persuader qu’il fût libre et que le cardinal-duc quittât Madrid le jour même. C’était pour Alliaga le moment de tenir la promesse qu’il avait faite au favori déchu.

— Sire, lui dit-il, puisque Votre Majesté rend aujourd’hui justice à tout le monde, elle ne peut la refuser au malheur.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le cardinal-duc a mérité de perdre votre faveur, mais non pas votre estime ; qu’il a été mauvais ministre, mais non pas un régicide et un empoisonneur.

Alors, et sans lui parler du duc d’Uzède, il lui raconta en détail ce qu’avait fait la comtesse d’Altamira, et comment, en voulant se défaire de la duchesse de Santarem, elle avait pour ainsi dire donné elle-même la mort à la reine.

Le roi, à ce récit, pâlit d’effroi. Tout ce qu’il y avait en lui d’honnête et de généreux se souleva d’indignation. Lui qui si longtemps, et la veille encore, avait été dupe de la comtesse et de ses intrigues, voulait à l’instant même la faire arrêter, juger et condamner. Mais, cédant à sa faiblesse ordinaire, il se calma bientôt et recula devant un pareil éclat, et surtout à l’idée du déshonneur qui allait rejaillir sur tant de nobles familles auxquelles la comtesse était alliée.

Alliaga lui conseilla un parti plus prudent et plus clément.

La comtesse, qui était dans l’ivresse, et qui se réjouissait déjà du succès de son allié le duc d’Uzède, reçut dans la journée une expédition, en bonne forme, de l’ordonnance suivante :

« La comtesse d’Altamira quittera Madrid aujourd’hui même, et il lui est défendu désormais d’habiter à moins de soixante lieues de la capitale. Mandons et ordonnons à notre premier ministre de tenir la main à l’exécution de la présente ordonnance. »

Elle était signée du roi et plus bas du duc d’Uzède. C’était le premier acte de son autorité.

La comtesse resta anéantie, foudroyée ! Ce n’était pas la peine de renverser le duc de Lerma, car d’Uzède avait exactement les mêmes façons d’agir que le duc son père, excepté que celui-ci avait été moins vite et ne s’était point brouillé avec son alliée le jour même de son avénement au pouvoir.

Elle courut au palais du duc d’Uzède. On se doute bien que le nouveau ministre avait ce jour-là trop d’affaires pour recevoir ses amis. Elle essaya de parler au roi et s’adressa pour cela à M. de Latorre, qui venait d’être congédié, après dix ans de service, par le frère Luis Alliaga ; sous prétexte que, de son propre aveu, lui, Latorre, ne savait pas lire, ce qui était incompatible avec la place de valet de chambre de confiance de Sa Majesté.

La comtesse écrivit alors à Escobar une lettre qu’elle lui envoya par un exprès, et celui-ci lui répondit sur-le-champ par le même courrier. Consolée du moins par l’empressement et le zèle du bon père, elle se hâta d’ouvrir le billet, qui contenait ces mots :

« J’ignore ce qui se passe et ne veux point le savoir. Quoi qu’il puisse arriver, je n’entends ni me compromettre ni me mêler désormais de rien ; persuadé qu’avec votre adresse et votre esprit ordinaires vous sortirez victorieuse de tous les mauvais pas, je resterai neutre, madame la comtesse, et tout ce que peut me permettre le souvenir de notre ancienne amitié, c’est de faire des vœux pour vous. »

Il sembla à la comtesse que ces paroles ne lui étaient pas inconnues ; et, en effet, c’était la réponse qu’elle même avait adressée un mois auparavant à Escobar, lorsqu’il s’agissait d’expulser les jésuites, et que le prieur d’Hénarès était venu réclamer son appui. Cette réponse, Escobar ne l’avait pas oubliée (car il avait une mémoire admirable), et il venait de la renvoyer à la comtesse sans en retrancher un mot, mais aussi sans l’aggraver d’une syllabe, tant le bon père avait de conscience.

Cependant la disgrâce de l’insolent favori, la chute du ministre tout-puissant avait déjà retenti dans Madrid, et la renommée en portait la nouvelle à toutes les extrémités du royaume. Le peuple espagnol, qui, en perdant le duc de Lerma, croyait retrouver sa richesse, sa gloire et sa prépondérance en Europe, fêtait par des chants de triomphe et des feux de joie le départ du cardinal-duc. Les cris de : Vive le roi ! éclataient de toutes parts. Le monarque avait été obligé de paraître à son balcon, et accueillait d’un air étonné ces transports de l’enthousiasme populaire, auxquels il n’était point habitué.

Du fond de son appartement, le duc de Lerma entendait les cris de joie qui insultaient à sa chute. L’instant de la faiblesse était passé, il avait repris tout son courage. Comprenant que désormais toute sollicitation nouvelle serait inutile et ne servirait qu’à l’abaisser, il renonça à voir le roi et quitta sur-le-champ la cour, pour se retirer dans l’héritage de ses pères, dans son château de Lerma, embelli par ses soins, son goût et sa magnificence. Mais pour aller prendre sa voiture, le duc fut obligé de traverser les jardins du palais. Il s’y arrêta un instant et resta plongé dans de profondes réflexions ; alors sans doute, le ministre disparut devant le prêtre, devant le cardinal, car, regardant d’un œil reconnaissant et attendri les appartements de la famille royale, il répandit sur Philippe et sur ses enfants ses plus ferventes bénédictions. Il fit quelques pas pour s’éloigner, et se trouva près du bosquet où il avait lui-même présenté à la reine ce verre fatal, cause de tant de calomnies. Là, sa fermeté l’abandonna, une larme brûlante s’échappa de ses yeux, et il murmura à voix basse une ardente prière :

— Punissez-moi, Seigneur, pour les fautes que j’ai commises, mais non pour les crimes dont je suis innocent ; et si je ne puis, aux yeux de tous, faire éclater la vérité, que mon roi du moins la connaisse et me rende son estime ; que j’obtienne cette dernière grâce, à mon Dieu, et après rappelez à vous votre serviteur !

Il releva la tête, traversa les jardins d’un pas ferme, monta en voiture, et pendant que le peuple, rassemblé sous son balcon, brisait ses fenêtres et criait : Mort au duc de Lerma ! il prit la route de Guadarrama, où il passa la nuit.

Le lendemain matin, au moment où il se levait pour continuer son voyage, on lui annonça qu’un présent et un message du roi venaient d’arriver pour lui de Madrid.

Un présent, un message du roi, dans une telle circonstance, lui paraissaient, à lui et à tous ceux qui l’entouraient, une chose impossible, incompréhensible. Lui seul devait avoir le mot de cette énigme.

Un piqueur de Sa Majesté lui apportait le cerf que le roi avait tué la veille, à la chasse, de sa propre main, et de plus une lettre du souverain.

Le duc tressaillit. Il ouvrit la lettre avec respect ; puis, après l’avoir lue, il la porta à ses lèvres, et levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes, il s’écria :

— Je te remercie, Alliaga, tu m’as tenu parole[1].

Cette missive, que ne purent jamais s’expliquer ni les courtisans ni le duc d’Uzède lui-même, contenait ce peu de mots :

« Alliaga m’a donné des preuves telles, qu’il ne m’est plus permis de douter de votre innocence au sujet de la reine, et si la nouvelle direction à imprimer aux affaires du royaume exige votre éloignement de la cour, vous emporterez du moins dans votre retraite l’estime de votre souverain et son amitié. »

À quelques lieues de Guadarrama, au premier relais, le duc aperçut un carrosse de la cour ; il crut reconnaître celui de la comtesse d’Altamira. Une femme, qui parut un instant à la portière, se rejeta brusquement au fond de la voiture. L’ancien ministre demanda qui elle était, et on lui répondit :

— C’est l’ancienne dame d’honneur de la reine, la comtesse d’Altamira, reléguée désormais à soixante lieues de Madrid et qui se rend en exil.

— Ah ! se dit le duc en lui-même, Alliaga est juste et le ciel aussi !

Les deux voitures marchèrent un instant de front les deux anciens alliés, les deux anciens ennemis se saluèrent, et le ministre disgracié, continuant sa route, courut cacher ses regrets dans son château de Lerma, dans cette magnifique et royale résidence élevée à ses frais et à ceux de l’État.

  1. Il prit la route de Guadarrama, où il passa la nuit. Il y reçut, avec un cerf tué à la chasse de la propre main du roi, une lettre de Sa Majesté Catholique dont le contenu a toujours échappé aux esprits les plus pénétrants.
    (Watson, Histoire de Philippe III, t. ii, p. 305.)