Piquillo Alliaga/82

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 362-367).


LXXXII.

le couvent des annonciades.

La comtesse d’Altamira, frappée d’exil, voyant le duc de Lerma renversé, et apprenant quelques jours après, l’expulsion du père Jérôme, d’Escobar et de toute la Compagnie de Jésus, la comtesse s’était dit que trois coups si décisifs portés à la fois n’avaient pu l’être que par une main ferme et résolue. Ce ne pouvait être celle du duc d’Uzède, son ancien ami, qu’elle connaissait trop bien pour le soupçonner d’un pareil acte de vigueur. Évidemment il était l’agent, le prête-nom d’une volonté plus puissante. Elle cessa donc de le haïr, se contentant de le mépriser, et, ne désespérant pas de le ramener plus tard, dirigea ses efforts contre cette volonté qui dirigeait toutes les autres. C’était celle d’Alliaga. Lui et la duchesse de Santarem régnaient en ce moment et avaient tout pouvoir sur le roi : l’un par son esprit, l’autre par sa beauté. C’étaient là les deux ennemis à renverser, et comme la comtesse ne pouvait y parvenir à elle seule, elle devait songer à se faire de nouveaux alliés.

La comtesse commença par assister avec assiduité et ferveur aux prédications furibondes du pieux Ribeira, le grand inquisiteur. Placée au premier rang, au-dessous de la chaire, et remarquable par l’élégance de sa toilette, elle ne perdait ni une de ses paroles ni un de ses regards. Quoique prédicateur on est homme, c’est-à-dire accessible à l’amour-propre, et surtout à l’amour-propre d’auteur, le plus insinuant de tous. L’attention de la comtesse le flatta, et quand elle le supplia de vouloir bien désormais diriger sa conscience, ce fut lui qui la remercia.

Une fois en relation avec l’archevêque, elle n’eut pas de peine à exciter son animosité contre Alliaga. C’était déjà à moitié fait. Les pieuses rancunes sont implacables, et le saint prélat n’avait jamais pardonné à Piquillo de s’être laissé convertir par d’autres que par lui. Il avait, depuis ce temps, conservé contre le nouveau chrétien un fonds de haine qui eût toujours produit, même si Piquillo ne fût pas devenu confesseur du roi, à plus forte raison depuis qu’il balançait par cet emploi la puissance même du grand inquisiteur.

La comtesse avait signalé aussi à Ribeira un fait qui l’affligeait profondément. Elle ne pouvait voir sans douleur sa nièce, Carmen, la future abbesse du couvent des Annonciades, donner asile à la duchesse de Santarem et à ses compagnes, qui, après tout, étaient du sang et de la religion mauresques. C’était un véritable scandale.

Il n’en fallait pas tant pour soulever la colère et l’éloquence du grand inquisiteur. Le matin même de l’arrivée du roi, il avait tonné en chaire contre les filles du Seigneur qui profanent les lieux saints par la présence impure des infidèles. Le couvent des Annonciades n’était pas nommé, mais il était si bien désigné qu’il était impossible de s’y méprendre, et la foule avait témoigné par ses murmures combien elle s’associait à l’indignation du prélat. Le feu couvait sous la cendre ; il ne s’agissait plus que de l’animer et de lui donner de l’extension.

La comtesse avait pris à son service l’ancien valet de chambre du roi, qui, ainsi qu’elle, maudissait l’ingratitude et l’injustice des cours ; elle l’avait à peu près initié à ses desseins. Il s’agissait de trouver, pour exciter les passions de la multitude, quelques-uns de ces hommes hardis et remuants, lesquels, quoi qu’il arrive, n’ont rien à perdre et tout à gagner.

M. de Latorre avait justement trouvé à la comtesse ce qu’elle désirait : c’était un ancien capitaine mécontent qui s’était battu sur terre et sur mer. Plein de bravoure, et sans argent pour le moment, il arrivait de la côte d’Afrique, où il avait conduit une cargaison de Mauresques. Son navire, le San-Lucar, un navire superbe, avait échoué au service du gouvernement, et le ministre lui refusait des indemnités.

La comtesse voulut faire connaissance avec ce digne capitaine, que nos lecteurs ont reconnu déjà, et qui n’était autre que Juan-Baptista. Quand elle lui eut donné à entendre qu’il s’agissait de perdre Piquillo et la duchesse de Santarem, il s’écria si vivement qu’il le ferait pour rien, que la comtesse, ne voulant pas se laisser vaincre en générosité, lui donna une bourse pleine d’or. Il l’accepta, non pour lui, mais pour ses braves compagnons, car il n’était pas seul : il avait avec lui tout son équipage, circonstance qui charma la comtesse autant que la prestance et la galanterie du capitaine, qui ne la quitta qu’après lui avoir juré serment de fidélité.

Alliaga cependant avait vu avec inquiétude l’aspect de la ville à l’entrée du roi. Il s’alarmait de l’indifférence du peuple pour le monarque et de son empressement à courir au-devant des victimes qu’on lui amenait ; il prévoyait qu’il y aurait de rudes combats à soutenir pour délivrer Yézid, et que le grand inquisiteur ne lâcherait pas aisément sa proie. Il fallait, et avant que la discussion s’envenimât, se hâter de mettre en liberté don Fernand, qui, par sa position, son influence, et surtout son énergie, pouvait rendre de grands services à la cause qu’il avait déjà si noblement défendue. Il parla dans ce sens au duc d’Uzède, qui hésita et refusa presque. Alliaga fronça le sourcil.

— C’est mon ennemi personnel, s’écria le nouveau ministre ; il m’a autrefois insulté. Non pas que je veuille pour cela le mettre sous les verrous, mais puisqu’il y est, la loyauté me permet de l’y laisser.

— Elle vous ordonne au contraire de le délivrer, monseigneur, et je suis persuadé, ajouta-t-il en appuyant d’un ton un peu menaçant, que telle est l’intention de Votre Éminence.

— Certainement, dit le duc en se mordant les lèvres ; et il signa d’un air de mauvaise humeur la lettre que lui présentait Alliaga, et qui était à peu près ainsi conçue :

 « Monsieur le grand inquisiteur,

« Don Fernand d’Albayda, officier du roi, n’est point justiciable du tribunal de l’inquisition ; c’est à Sa Majesté et à ses conseillers à prononcer sur sa conduite, et il n’a agi, je dois vous le dire, qu’en vertu d’ordres supérieurs. Veuillez donc avoir pour agréable de le faire mettre en liberté sur-le-champ et au reçu de la présente. »

Alliaga fit porter à l’instant-même cet ordre, et se rendit près du roi pour lui en rendre compte. Le roi l’écouta à peine : une seule idée le préoccupait, un seul espoir faisait battre son cœur : il était dans la même ville que la duchesse de Santarem. Plusieurs fois, le matin, au moment de son entrée dans la grande rue, il avait mis la tête à la portière de son carrosse pour voir s’il n’apercevrait pas de loin le clocher du couvent des Annonciades. À peine arrivé au palais du vice-roi, qui avait été préparé pour lui, il voulait sortir et visiter la ville, en dirigeant sa promenade vers la montagne Saint-Christophe, où étaient situés la citadelle et le couvent des Annonciades.

Alliaga employait tous ses efforts pour calmer son souverain, pour le rappeler à la raison et lui faire comprendre qu’une telle précipitation paraîtrait au moins fort étrange, et pourrait même compromettre le succès de ses projets. Le roi répondait qu’il voulait voir la duchesse de Santarem, qu’il se rendrait près d’elle incognito et déguisé, s’il le fallait, comme au jour de leur première entrevue, mais qu’il lui tardait de connaître son sort.

Tout ce qu’on put obtenir de lui fut qu’il attendrait jusqu’au lendemain ; à la condition, cependant, que, le soir même, Alliaga se rendrait près de sa sœur, qu’il lui parlerait de la proposition du roi, et viendrait rendre réponse à son souverain de la manière dont la duchesse aurait accueilli l’idée du baptême, et surtout celle du mariage secret.

Alliaga, enchanté de revoir Aïxa, n’importe, hélas ! à quel prix, avait accepté toutes ces conditions, et le roi, retiré avec lui dans son oratoire, lui répétait pour la vingtième fois les mêmes recommandations, l’engageant à partir, lorsque, au moment où Piquillo allait prendre congé de Sa Majesté, une rumeur sourde et prolongée se fit entendre au loin.

La nuit était venue, et au milieu des ténèbres on distinguait une lueur rougeâtre qui éclairait certaines parties de la ville ; cette lueur partait d’un point élevé et semblait venir de la montagne Saint-Christophe. Au même moment, le bruit d’abord vague et confus devint plus fort, plus distinct, et enfin plus effrayant ; c’étaient des cris d’effroi et des cris menaçants. Tout à coup une cloche lointaine se fit entendre, à laquelle répondirent toutes les cloches de la ville, puis le tocsin d’alarme.

Le roi sonna et appela à la fois.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— Sire, dit un des valets de chambre, c’est le feu qui vient de prendre…

— Eh ! non, dit un autre, c’est le feu qu’on vient de mettre…

— Où donc ?

— Au couvent des Annonciades.

Le roi poussa un cri d’effroi, et incapable de réprimer son émotion et sa terreur, il se laissa tomber dans son fauteuil, puis, saisi d’un tremblement nerveux, il se tourna du côté d’Alliaga pour l’interroger, le consulter, ou plutôt pour être rassuré par lui ; mais Alliaga n’était plus là. Au premier mot qu’il avait entendu ; il s’était précipité hors de l’appartement et courait au feu.

Carmen, retirée dans sa cellule, causait avec sa sœur de l’arrivée du roi à Pampelune.

— Piquillo est-il avec lui ? demanda Aïxa d’un air inquiet.

— Certainement. Il était dans le carrosse du roi, et ne le quitte pas.

— Nous allons donc le voir ?

— Oui, mais on annonce aussi une autre nouvelle, et je crains, ajouta Carmen, qu’elle ne te cause trop d’émotion.

En disant ces mots, elle était elle-même si émue, qu’on l’entendait à peine.

— Qu’est-ce donc ? demanda Aïxa, en commençant à s’effrayer.

— Eh bien ! on prétend, mais on se trompe sans doute, que Fernand d’Albayda a été conduit dans les prisons de l’inquisition.

— Lui ! s’écria Aïxa en tremblant ; de quoi l’accuse-t-on ?

— D’avoir défendu et protégé les Maures qu’il devait combattre.

— Et tu crois, demanda Aïxa avec angoisse, qu’il sera condamné ?

— Pas par toi, du moins, dit Carmen avec un regard plein de douceur, en tendant la main à sa sœur, qu’elle voyait pâlir.

En ce moment un murmure lointain se fit entendre autour des murs du couvent, et peu à peu il devint si fort, que les deux jeunes filles cessèrent leur conversation et écoutèrent attentivement.

Le couvent des Annonciades était situé sur la montagne Saint-Christophe, qui, elle-même, domine toute la ville de Pampelune, et Juanita entra effrayée, annonçant qu’on voyait, de la fenêtre de sa cellule, accourir une grande multitude de peuple qui se dirigeait vers la grille du couvent. On distinguait en effet les pas tumultueux de la foule ; jusque-là silencieuse, elle arriva devant la grille principale et on entendit alors ces cris :

— Ouvrez ! ouvrez !

— N’ouvrez pas ! je le défends ! répondit Carmen à plusieurs de ses religieuses qui venaient prendre ses ordres ; sachons d’abord ce qu’ils nous demandent.

— Je vais vous le dire, s’écria la comtessa d’Altamira en se précipitant dans la cellule de sa nièce. C’est la populace de Pampelune qui, irritée contre vous, demande qu’on lui livre les hérétiques auxquelles vous avez imprudemment donné asile, toutes les femmes maures renfermées dans ce couvent.

— Jamais ! répondit Carmen en se plaçant devant sa sœur et devant Juanita.

— Je conçois votre générosité, reprit la comtesse, mais songez que le peuple est furieux ; que dans sa colère il n’épargne rien, et que si on ne lui donne pas satisfaction, il est capable de tout mettre à feu et à sang.

Aïxa poussa un cri d’effroi.

— Et vous ne voudriez pas, continua la comtesse, sacrifier, pour des étrangères et des infidèles, ces jeunes filles confiées à votre garde.

— Madame la comtesse a raison, dit froidement Aïxa. Mes sœurs et moi avons déjà vu la mort de plus près encore. La terre d’Espagne nous a maudites et doit nous servir de tombeau. Mais l’hospitalité qu’on nous a donnée ne sera fatale qu’à nous.

Allons, dit-elle à Juanita, allons nous livrer à nos bourreaux.

— Je ne le souffrirai pas ; retenez-la, empêchez-la de sortir ! dit Carmen aux religieuses qui accouraient en foule autour d’elle. C’est moi qui vous l’ordonne ! moi, votre abbesse !

— Tu ne l’es pas encore ! s’écria Aïxa.

— Je le suis, dès qu’il y a du danger ! répondit avec énergie la jeune fille jusque-là si douce et si timide. Apportez-moi mes habits… mes plus riches habits ; hâtez-vous.

Et couverte, des insignes du commandement, elle descendit dans la cour du couvent d’un pas ferme et suivie de toutes ses religieuses.

À la vue de ces jeunes fronts si candides et si purs, de ces filles vêtues de blanc et s’avançant intrépidement au-devant des meurtriers, un sentiment d’émotion et de respect circula dans tous les rangs. Il se fit un profond silence.

Carmen en profita pour s’approcher de la grille.

— Que voulez-vous ? Que demandez-vous ?

— Qu’on nous livre les hérétiques, dit un des chefs, qui n’était autre que Juan-Baptista. Elles ont mérité la mort.

— Ce n’est pas à nous de les juger, mais de les défendre, puisqu’elles nous ont demandé l’hospitalité.

— En les défendant, craignez notre colère.

— En les trahissant, je craindrais celle du ciel.

— Nous les refuser, c’est vous exposer à la mort.

— Vous livrer leur sang, c’est m’exposer à la damnation éternelle.

— Nous les aurons malgré vous, dit le bandit en secouant la grille avec force.

— Le premier qui osera violer les priviléges de ce couvent et franchir cette clôture, qui est sacrée, sera maudit sur terre et maudit dans le ciel ! s’écria Carmen avec force.

À ces paroles, le peuple recula de quelques pas avec crainte ; il ne resta près de la grille que Juan-Baptista et une douzaine de ses compagnons qui tentaient ainsi que lui de briser ce rempart.

— Anathème sur vous ! continua Carmen en étendant les bras, anathème !

Le peuple tomba à genoux et cria au capitaine et aux siens, à demi-voix :

— Retirez-vous ! retirez-vous ! N’entendez-vous pas qu’elle vous menace de l’anathème ?

— Eh ! que m’importe ? se disait Juan-Baptista en lui-même, j’ai deux cents ducats à gagner et je les gagnerai.

Mais il se retourna et vit que le peuple se retirait ; il allait presque rester seul.

— Eh bien, s’écria-t-il avec colère, nous ne franchirons point cette clôture, puisqu’elle est sacrée. Mais, sans pénétrer dans cette enceinte, nous trouverons moyen d’en faire sortir les hérétiques ou de les exterminer.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! s’écria le peuple en se rapprochant de lui.

En ce moment, le vent soufflait avec violence : le couvent, situé sur la hauteur, formait un vaste carré ; excepté l’entrée principale, fermée par une grille en fer, tout le reste était bâti en bois ou en constructions très-légères. Non loin de là était un maréchal ferrant ; Juan-Baptista et les siens coururent à sa forge, tout le peuple les imita, en un instant des milliers de brandons furent jetés en cent endroits différents, contre les murailles ou la toiture du couvent ; l’incendie se déclara sur tous les points, et le vent qui l’alimentait le rendit bientôt impossible à éteindre.

Les religieuses, effrayées, éperdues, sonnèrent les cloches du couvent pour appeler à leur secours. Les cloches de la ville répondirent à ce cri d’alarme, et c’est à ce bruit que Piquillo, hors de lui, s’était élancé dans les rues de Pampelune, priant le ciel de l’inspirer et de lui venir en aide. La citadelle, qui était voisine du lieu de l’incendie, ne renfermait pas de garnison, et, ainsi que nous l’avons déjà dit, pas un seul régiment, pas un seul soldat n’avait escorté le roi à son entrée.

Le grand inquisiteur, accouru à la hâte, ne savait que faire, que résoudre, et le duc d’Uzède avait aussi perdu la tête. Alliaga seul avait conservé la sienne. Le désespoir lui avait donné du sang-froid.

Il ordonna à tout ce qu’il y avait de familiers du saint-office et d’alguazils disponibles de se rendre à l’endroit du désastre. Il commanda à tous les bourgeois, qui accouraient armés de hallebardes, de le suivre. Plusieurs refusèrent, attendu que l’incendie du couvent ne les regardait pas.

— Les maisons voisines sont déjà la proie des flammes, répondit Alliaga, et par le vent qui souffle de la montagne, toute la ville de Pampelune, qui est bâtie en bois, sera bientôt la proie de l’incendie. Si cela vous convient, messeigneurs, soit, restons ici.

Et il se croisa les bras.

— Courons ! s’écrièrent les hallebardiers, qui étaient presque tous propriétaires.

Alliaga ne courait pas, il volait, et ne s’arrêta qu’à la vue de l’horrible spectacle qui s’offrit à ses yeux.

Les deux parties latérales du couvent étaient déjà totalement la proie des flammes. Les religieuses, forcées de fuir l’incendie, s’élançaient hors de leurs murailles embrasées et étaient recueillies par la multitude, qui ouvrait ses rangs devant elles avec respect et leur donnait asile. Mais toutes celles qui ne portaient pas l’habit des nonnes, toutes les jeunes filles qu’à leur costume on reconnaissait pour Mauresques, étaient repoussées et rejetées dans le foyer de l’incendie, et la flamme qui les enveloppait les avait bientôt dévorées.

Dans cet auto-da-fé d’un nouveau genre, les acclamations et les hurlements de joie de la foule se mêlaient aux cris des victimes pendant que d’autres, plus dévots ou plus féroces, entonnaient un chant de cannibales et psalmodiaient en chœur : Dies iræ, dies illa !

Au milieu de cette horrible fête, le capitaine Juan-Baptista, ardent et l’œil en feu, attendait la duchesse de Santarem, qu’on n’avait pas encore aperçue, non plus que Carmen ; mais elles ne pouvaient ni l’une ni l’autre tarder à chercher leur salut dans la fuite ; car les flammes avaient déjà gagné le bâtiment principal, celui où était située la cellule de l’abbesse. Quant à la comtesse d’Altamira, elle avait été une des premières à échapper au danger, et grâce au capitaine, qui l’avait reçue et protégée, elle était déjà loin de l’incendie qu’elle avait allumé et dont maintenant elle attendait tranquillement les résultats.

Tout à coup, du sein des flammes, une jeune fille s’élance éperdue. Elle traverse la cour du couvent en poussant des cris d’effroi ; et malgré ses cheveux en désordre, malgré ses vêtements à moitié brûlés, il est aisé de voir que ce n’est pas une religieuse, une nonne, une chrétienne.

— Au feu, l’hérétique, criait-on de toutes parts… rejetez-la dans la fournaise ! le feu purifie tout !

La jeune fille, épouvantée, n’entendait rien, ne voyait rien, que la flamme qui la poursuivait ; et dans son égarement, elle se précipita dans les bras d’un homme qui était au premier rang et qui semblait l’attendre. Cet homme, c’était Juan-Baptista, qui, levant la jeune fille dans ses bras vigoureux, s’écria, en poussant un éclat de rire :

— Ah ! c’est la belle Juanita, qui a allumé tant de feux dans sa vie ! des feux comme celui-ci et que rien ne peut éteindre… rien !

— Que ton sang ! cria une voix sourde à son oreille.

Au même instant, le capitaine sentit dans son flanc la lame froide d’un poignard. Juanita lui échappa des bras au moment où il allait la lancer dans la fournaise.

Un autre de ses compagnons la saisit, mais soudain il tomba lui-même, frappé mortellement, et deux autres qui s’avançaient reculèrent bientôt dangereusement blessés.

— Et de quatre, murmura la voix, c’est toujours un à-compte !

Puis celui qui avait prononcé ces mots, tenant Juanita d’une main et de l’autre son poignard ensanglanté, se fraya un passage à travers la foule de curieux qui, étant venus pour regarder et non pour s’exposer, se rangeaient avec empressement. D’ailleurs, parmi tant de scènes de carnage, dans le désordre et le bruit de l’incendie, dans le fracas des murailles qui s’écroulaient, à peine avait-on fait attention à cet épisode il avait été presque inaperçu de tous, excepté de Juan-Baptista et de ses compagnons, dont les hurlements se perdaient au milieu de ceux de la foule et qui criaient vainement :

— Arrêtez !

C’est dans ce moment qu’Alliaga tenant une croix à la main, arriva à la tête des bourgeois hallebardiers. Du premier coup d’œil il avait reconnu Pedralvi et Juanita, et cria à ceux qui voulaient s’emparer d’eux :

— Laissez-les ! laissez-les ! ce n’est pas là, c’est à l’incendie qu’il faut courir. En avant ! suivez-moi !

Et les bourgeois suivirent la croix que tenait Alliaga. Pedralvi et Juanita étaient déjà loin.

À l’entrée du couvent un homme était étendu roide mort ; un autre, dangereusement blessé, était à terre près de lui, et criait d’un ton lamentable :

— Laisserez-vous périr un bon chrétien, un vrai catholique !

Alliaga se baissa pour le relever et pour le secourir. Le blessé s’appuya sur son bras, et regardant les traits du moine, dont le capuchon venait de retomber en arrière, il murmura avec terreur :

— Piquillo !

— Non pas Piquillo, répondit celui-ci d’une voix solennelle, mais la justice divine, mais le châtiment qui arrive enfin !

S’adressant alors à un groupe d’alguazils et de familiers du saint-office qui venaient de gravir la montagne Saint-Christophe par une autre rue.

— Au nom du roi, conduisez cet homme dans les prisons de l’inquisition, pour m’être représenté à moi, à moi seul. Vous en répondez sur votre tête. Allez.

Se tournant alors du côté de l’incendie, il fut effrayé de ses progrès, que rien désormais ne semblait pouvoir arrêter.

Ainsi que nous l’avons dit, les deux ailes du bâtiment avaient été consumées, et toute la violence des flammes était maintenant concentrée sur le corps de logis principal, où étaient les appartements de l’abbesse, et la chapelle du couvent, qui, plus solidement bâtis, avaient résisté plus longtemps, mais un côté de la toiture et quelques parties de murailles, quoique construites en pierres, commençaient à s’écrouler.

Et pas de secours ! et pas d’eau ! et sur cette montagne aride, impossible de s’en procurer ! On venait d’en envoyer puiser au bas de la ville, dans l’Arga, mais la difficulté de transport, et le temps surtout ! Quand ce secours arriverait, le couvent des Annonciades ne serait plus qu’un monceau de ruines !

La jeune abbesse, cependant, après avoir vu le peuple et Juan-Baptista lui-même se retirer à sa voix, s’était empressée d’accourir auprès d’Aïxa.

— Sauvée ! sauvée ! lui dit-elle ; ils n’oseront franchir l’enceinte de ce couvent ni le profaner de leur présence ; rassure-toi, ma sœur, le danger est passé.

Mais bientôt la lueur des flammes brillant à travers les croisées de la cellule vint leur apprendre la vérité. Les religieuses effrayées vinrent supplier leur abbesse de ne pas attendre que l’incendie eût rendu la retraite impossible.

— Hâtez-vous de fuir ! lui disaient-elles ; on le peut sans péril : le peuple laisse sortir toutes les religieuses, toutes les filles du Christ, et leurs rangs s’ouvrent devant nous.

— Alors, dit Carmen à sa sœur, partons !

— Non, senora, non, crièrent les nonnes en se jetant aux pieds d’Aïxa, ne vous y exposez pas : ils vous massacreraient, vous et les vôtres, ou vous précipiteraient dans les flammes !

— Alors, dit tranquillement la duchesse de Santarem, partez, mes amies, partez promptement. Je sais le moyen d’échapper à leurs coups.

— Comment cela ?

— J’attendrai que ces murailles s’écroulent sur moi. Je reste.

— Et moi aussi, dit Carmen en se rapprochant de sa sœur.

Ni les prières d’Aïxa ni les larmes de ses religieuses ne purent la faire changer de résolution.

En vain l’incendie commença à siffler avec violence, en vain des masses de flammes et de fumée passèrent en tourbillonnant devant leurs croisées, Carmen repoussa sa sœur qui se jetait à ses genoux et répéta :

— Je reste.

Les deux ailes du couvent s’écroulèrent, des gerbes de feu s’élancèrent vers le ciel ; toutes les nonnes, épouvantées, sortirent de la cellule de l’abbesse, descendirent le large escalier de pierre, dont les marches étaient déjà brûlantes, et s’élancèrent dans la cour, qui était libre encore.

Carmen resta ; elle resta seule avec sa sœur, et s’approcha d’elle les yeux rayonnants de joie.

Aïxa était pâle ; elle tremblait, mais non pour elle.

— Qu’as-tu fait, insensée ? lui dit-elle. Ne t’expose pas plus longtemps à cet affreux supplice, à ces douleurs atroces. Il en est temps encore, va-t’en ! Je t’en supplie, par notre tendresse, par don Juan d’Aguilar, ton père, que je vais retrouver, et qui m’attend près du mien. Ma Carmen, ma sœur bien-aimée, laisse-moi périr seule. J’ai du courage, tes souffrances me l’ôteraient. Laisse-moi ! laisse-moi… je ne crains pas la mort.

— Et moi je la désire ! s’écria Carmen. Oui, oui ! poursuivit-elle avec exaltation, mieux vaut le supplice d’un instant que le long supplice du cloître, tourments d’une vie entière, existence de douleurs, de larmes et de regrets !

— Que dis-tu ! s’écria Aïxa étonnée.

— Vois-tu, ma sœur, répondit Carmen avec joie, vois-tu la flamme qui s’avance et qui va m’atteindre ? Ta main, ma sœur, ta main, pose-la sur ce cœur qui bientôt ne souffrira plus.

— Toi, des souffrances ! Et lesquelles ? Achève… dis-moi tout.

— Oui, s’écria Carmen en se jetant dans les bras d’Aïxa, on peut tout se dire, quand on va mourir. Par ces flammes qui nous entourent, par ce Dieu qui m’entend et va me recevoir, j’ai fait tous mes efforts pour l’oublier… je n’ai pas pu, je te le jure !

— Ô ciel ! tu l’aimais ?

— Toujours !

— Et tu as voulu y renoncer ?

— Parce qu’il t’aimait, parce que je préférais votre bonheur au mien.

— Toi, Carmen, t’immoler pour moi !

— Tu m’en avais donné l’exemple ! Mais j’en serais morte de douleur, je le sens ; je serais morte, et loin de toi ! Que béni soit le ciel qui me permet de t’embrasser encore et de t’adresser mon dernier adieu !

En ce moment, tout un pan de muraille s’écroula du côté de la cour.

Les deux jeunes filles s’élancèrent dans les bras l’une de l’autre, disant à la vie un éternel adieu, et par un mouvement involontaire, leurs lèvres murmurèrent à la fois le nom de Fernand.

Un espoir leur restait cependant encore. De la cellule de l’abbesse, qui était située au second étage, on descendait jusque dans la cour du couvent par un escalier de pierre, lequel était demeuré debout. Mais elles ne songeaient point à profiter de ce dernier moyen de salut, qui bientôt leur fut ravi, car au bout de quelques instants l’escalier tomba avec fracas, et les deux jeunes filles restèrent seules au milieu des flammes dans la cellule, qui, ouverte et comme suspendue en l’air, allait bientôt s’écrouler elle-même.

À genoux et les bras étendus vers le ciel, elles priaient toutes les deux, mais elles priaient l’une pour l’autre.

— Dieu de mes pères, puissant Allah !

— Ô Vierge Marie ! à Jésus ! disait Carmen.

— Toi le Dieu véritable !

— Toi le vrai Dieu !

— Ouvre tes bras à ma sœur !

— Reçois Aïxa dans ton sein !

Une pluie de feu tombait dans la cour, les pierres se détachaient et les poutres craquaient de tous les côtés ; la multitude attentive faisait maintenant silence, comme pour ne rien perdre de ce terrible spectacle, et chacun calculait déjà d’avance l’instant où la cellule allait disparaître dans les flammes.

En ce moment suprême, des deux extrémités de la foule deux hommes, qui sans doute ne s’étaient pas entendus et qui peut-être ne se connaissaient pas, s’élancèrent vers le dernier foyer de l’incendie. À voir son chapeau galonné et orné de plumes, son riche manteau brodé et l’épée attachée à son ceinturon : l’un devait être un officier et un grand seigneur, l’autre n’était qu’un pauvre moine.

Le premier avait couru dans une maison voisine et s’était emparé d’une échelle ; le moine n’avait pensé à rien qu’à s’approcher des deux jeunes filles, à les secourir s’il le pouvait, ou à mourir avec elles. Tous les deux, du reste, s’avançaient avec une égale intrépidité sous les éclats enflammés qui souvent atteignaient leurs vêtements, mais n’arrêtaient point leur marche. Les yeux fixés sur un seul point, ils semblaient compter pour rien leur propre danger.

Le jeune officier, arrivé au pied de la muraille prête à s’écrouler, cherchait vainement à y appuyer son échelle et à la consolider d’en bas. Les décombres et les débris ne le permettaient pas. De l’autre côté, une poutre, qui seule était restée au milieu du bâtiment incendié, joignait encore la cellule de l’abbesse à un pan de muraille à moitié détruit.

Le moine s’élança sur cette muraille, gravit jusqu’à la hauteur de la poutre, et, sans hésiter un instant, sans jeter même un regard sur ce pont étroit et enflammé, qui déjà craquait sous ses pas, il s’avança aussi tranquillement que s’il marchait sur les dalles d’une église.

Sa tête était nue, et la toiture en feu menaçait de l’écraser ; il ne s’en inquiétait guère, il marchait toujours.

Ses pieds et ses mains étaient brûlés, il ne le sentait point, car il avançait, car il n’était plus qu’à deux pas de cette jeune fille vêtue de blanc qui priait à genoux.

— Tu m’attendais, ma sœur ! tu m’appelais ? lui dit-il ; me voici.

Et sans attendre sa réponse, il l’avait saisie et l’emportait, au moment où un cri frappait son oreille.

— Fernand ! Fernand !.. s’était écriée Carmen.

Le jeune officier, gravissant d’un autre côté, comme à l’assaut, venait d’escalader la cellule embrasée et recevait dans ses bras sa cousine tremblante de terreur et de joie. Il descendit avec elle à reculons, par où il était monté, la couvrant de son corps et la protégeant contre la pluie de feu qui redoublait.

Pendant ce temps, Alliaga s’était de nouveau hasardé sur le pont brûlant qu’il avait déjà traversés Cette fois il tremblait, car il portait Aïxa, et sous ses pas était un abime, un volcan ! mais à ses horribles angoisses se mêlait un sentiment indéfinissable de bonheur : il serrait contre son cœur cette sœur bien-aimée, et il était sûr, s’il ne parvenait pas à la sauver, de périr avec elle.

Dieu, sans doute, veillait sur eux, car à peine avait-il fait quelques pas dans la cour, que le dernier étage du bâtiment s’abima dans les flammes et la cellule de l’abbesse n’offrait plus qu’un morceau de décombres fumants.

C’était tout ce qui restait du couvent des Annonciades.

À l’aspect du danger auquel Aïxä et Carmen venaient d’échapper, et comme s’il n’avait plus besoin maintenant de l’énergie qui l’avait soutenu jusqu’alors, Alliaga sentit ses forces l’abandonner et ses genoux fléchir.

— Dieu soit béni, murmura-t-il, je puis mourir à présent !

Quelques instants auparavant, le grand inquisiteur Ribeira était arrivé sur le lieu du désastre, donnant sa bénédiction à tout le monde. Il avait entonné le Libera nos Domine, et la multitude ne douta pas que la présence du prélat et surtout ses prières ne fussent la cause immédiate du salut miraculeux qui venait de s’opérer.

Le prélat se retourna vers les principaux officiers et vers les familiers de l’inquisition qui l’entouraient, et, leur montrant Alliaga, il leur dit froidement :

— Donnez des secours à notre frère. Quant à cette jeune fille (il désignait la duchesse de Santarem), conduisez-la dans le palais de l’inquisition ; ce n’est pas aujourd’hui que nous pouvons décider de son sort ; mais demain, nous prierons l’Éternel, pour qu’il nous guide et nous inspire ce que nous devons faire à son égard.

En ce moment arrivèrent les gens qu’on avait chargés de puiser l’eau dans l’Arga. La nuit était avancée, le couvent entièrement brûlé ; il n’y avait plus rien à voir, et la multitude satisfaite se retira en criant :

— Vive monseigneur Ribeira ! vive notre saint inquisiteur !