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Piquillo Alliaga/88

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 386-389).


LXXXVIII.

l’auto-da-fé.

Le lendemain, c’était jour de fête à Pampelune.

Comme la veille, les cloches de toutes les églises sonnaient depuis le matin, comme la veille, le peuple se pressait dans les rues ! les balcons, décorés de tapisseries et de fleurs, étaient couverts d’une foule avide et curieuse, mais cette foule pacifique venait, cette fois, assister à un triomphe et non à un combat.

Leurs fueros reconnus et l’inquisition humiliée, c’était là le sujet de toutes les conversations. Personne ne songeait à ce que coûtait la victoire aux deux Mauresques qui en étaient le prix et qui semblaient trop heureux de mourir pour faire triompher leurs priviléges. Personne en ce moment ne leur portait de haine ; on ne leur voulait pas de mal ; on les aurait crus presque étrangers à ce qui se passait, et, en effet, aux yeux de la multitude, ils n’étaient qu’un détail de la fête, un accessoire ; le principal n’était pas là.

Comme la veille, l’inquisition sortit en grande procession ; la bannière de saint Dominique et son nouvel inquisiteur marchaient en tête. Des cris, des vivat frénétiques accueillirent Alliaga.

C’était lui, disait-on, qui avait triomphé de l’obstination de don Juan Ribeira ; c’était lui qui avait tout pacifié ; c’était lui qui avait reconnu les droits du peuple et proclamé les fueros, et dans leur enthousiasme, Ginès de Hila, Truxillo et toute la bourgeoisie de Pampelune répétaient :

Vive Alliaga ! Alliaga pour toujours ! Que désormais, comme aujourd’hui, il marche à la tête de la sainte inquisition.

Jamais Ribeira n’avait excité de pareils transports et, dès ce jour, sa popularité était à jamais détruite.

Comme la veille, les deux prisonniers s’avançaient, enveloppés du carrachas et du san benito, qui cachaient complétement leurs traits. Les hallebardiers fermaient la marche et veillaient sur les deux condamnés ; mais il y avait près d’eux et autour d’eux une garde bien plus sûre et qui ne les perdait pas de vue.

C’étaient une demi-douzaine de moines enveloppés du capuchon et de la robe des inquisiteurs, mais qu’à leur tournure martiale, à leur air déterminé, des yeux prévenus ou défiants auraient certainement pris pour d’autres soldats que ceux de Saint-Dominique.

C’étaient Pedralvi, Alamar-Abouhadjad et quatre de leurs compagnons, tous anciens serviteurs de Delascar d’Albérique et de son fils Yézid, qui avaient juré de venger l’un et de sauver l’autre, et qui, dans l’accomplissement de ce double devoir, comptaient leurs jours pour rien.

Ils étaient bien armés et décidés à ne pas laisser sortir vivants de leurs mains les prisonniers qu’Alliaga leur avait confiés. Pedralvi, marchant à côté de Juan-Baptista, tenait de sa main droite un poignard caché sous sa robe, et de l’autre un livre de prières. Quelqu’un qui aurait été placé près d’eux aurait pu s’apercevoir que, dans sa distraction, le faux moine tenait son psautier à l’envers, ce qui ne l’empêchait pas d’y tenir ses yeux attachés attentivement et d’en réciter les versets avec ferveur.

Mais pendant qu’à la lueur des cierges et des flambeaux tout le sombre cortége défilait et répétait ses hymnes funèbres, Pedralvi, toujours la tête baissée sur son livre, murmurait à l’oreille de Juan-Baptista :

— Tu as beau regarder autour de toi, tes compagnons ne viendront pas te délivrer.

Puis il reprenait à voix haute avec le chœur des moines :

De profundis clamavi

— Tu voudrais vainement détacher les liens qui retiennent tes mains ou arracher le bâillon qui t’empêche de crier, ils ont été attachés par moi, moi, Pedralvi, que tu as arrêté, dépouillé, et que tu voulais massacrer dans les montagnes de Tolède !..

De profundis clamavi

Par moi Pedralvi, que tu as retrouvé à bord du San-Lucar et que tu as jeté à la mer ; par moi, dont tu as assassiné le noble maître, Delascar d’Albérique.

De profundis clamavi ad te, Domine !

Par moi, dont tu voulais brûler vive la fiancée, Juanita, après avoir jeté aux flammes ses compagnes et nos sœurs…

De profundis clamavi ad te, Domine !

Ne crains rien, Juan-Baptista, la litanie de tes crimes est longue, et nous n’aurions jamais fini ; heureusement, nous voici arrivés à la grande place.

Juan-Baptista fit un geste de fureur.

— Allons, reprit Pedralvi, un peu de sang-froid, et tâche de faire bien les choses ; ne vois-tu pas tout ce peuple accouru pour te voir ; c’est plus d’honneur que tu n’en mérites, il faut t’en rendre digne. Ne vois-tu pas, à gauche, pour toi seul, pour ton usage particulier, ce large bûcher dont la flamme se dessine déjà, brasier moins ardent que celui du couvent des Annonciades ! Ne vois-tu pas, juste au-dessus du bûcher, ce gibet élevé qui avance son bras pour saisir la proie qu’il attendait depuis si longtemps ? Tout cela est pour toi, Juan-Baptista ! À celui qui a commis tant de crimes, ce n’est pas trop d’une double mort !

Et Pedralvi répéta avec tous les moines qui venaient de s’arrêter :

De profundis clamavi ad te, Domine !

Malgré ce que lui avait dit son implacable ennemi, le capitaine avait toujours conservé, pendant toute la marche du cortége, l’espoir qu’une émeute ou quelque coup de main viendrait le délivrer ; tout à coup il sentit ses genoux fléchir et toute sa résolution l’abandonner.

À coup sûr, Juan-Baptista n’était pas lâche, et on ne pouvait guère l’accuser d’être superstitieux, mais à la vue de ce bûcher et de cette potence, il se rappela soudain la prédiction que lui avait faite, quinze ans auparavant, à l’hôtellerie de Bon-Secours, Aben-Abou Gongarello, le barbier, en lui disant :

— Tu seras pendu et brûlé !

Le capitaine baissa la tête et murmura en lui-même :

— Cette fois, je donne ma démission, le maudit Maure avait raison.

En effet, l’instant d’après, et sur un geste d’Alliaga, le fidèle Acalpuco et ses assesseurs, réunis à ceux de la ville, hissèrent aux yeux de la multitude le capitaine Juan-Baptista et une autre victime que la terreur avait déjà anéantie.

À cette reconnaissance solennelle de leurs droits et priviléges, à la vue de la justice qui leur était rendue, tous les bourgeois de Pampelune poussèrent un long cri de joie et de triomphe. Des croisées, des balcons, du haut des toits de la place Mayor, une multitude immense et frémissante leur répondit.

Mais une minute à peine s’était écoulée que soudain la corde fut coupée ; du haut du gibet les deux condamnés tombèrent dans le bûcher placé au-dessous d’eux, et dont les flammes dévorantes les eurent bientôt réduits en cendres.

À cet aspect, un cri d’allégresse partit à son tour des rangs de l’inquisition ; des milliers de voix entonnèrent Hosanna ! gloire au Seigneur !

La bannière de saint Dominique et la croix sainte s’élevèrent ; le peuple se prosterna, et, comme la veille encore, chacun des deux partis, satisfait de sa gloire et se regardant comme victorieux, chanta un Te Deum en actions de grâces dans la cathédrale de Pampelune.

Tandis que ces événements se passaient et que toute la population de la ville semblait réunie et agglomérée sur un seul point, celui de la place Mayor, un carrosse bien fermé et attelé de deux bonnes mules s’avançait dans les rues presque désertes et se dirigeait vers la porte de Saragosse. Pendant qu’on les brûlait sur la grande place ; Yézid et Aïxa sortaient de Pampelune. Avec eux était la pauvre Juanita.

Fernand d’Albayda les avait guidés et ne les quittait pas. Hors des portes de la ville, une escorte nombreuse et fidèle les attendait.

— Je réponds de vous maintenant, s’écria Fernand, c’est à moi seul de veiller sur vos jours. Où faut-il vous conduire ?

Yézid ne connaissait qu’un seul endroit qui pût le soustraire à toutes les recherches : c’était le souterrain qui renfermait les trésors de leurs ancêtres, et il s’écria :

— Allons chez mon père !

À ce mot, Aïxa tressaillit ; Yézid ressentit lui-même la douleur qu’il venait d’éveiller ; il essuya une larme et dit à Fernand en se reprenant :

— Allons au Val-Paraiso.

La voiture et son escorte s’élancèrent à travers les plaines de l’Aragon, et le surlendemain traversèrent les campagnes de Valence.

Les deux arrêts prononcés la veille avaient été approuvés et signés par le monarque, auquel Alliaga les avait présentés. Il courut lui rendre compte de l’exécution et de la réussite de leurs projets.

Le roi remercia le ciel avec ferveur, et se crut lui-même sauvé du danger en apprenant la délivrance et la fuite de la duchesse de Santarem ; mais sa douleur fut grande quand Alliaga lui démontra qu’en ce moment du moins, il fallait renoncer à ses idées d’alliance, qu’aux yeux de tous la duchesse passait pour morte ; qu’il ne fallait point, par une imprudence, remettre de nouveau en question la vie d’Aïxa, l’honneur et la dignité du roi, peut-être même la tranquillité du royaume ; qu’il fallait laisser à l’irritation des partis le loisir de s’apaiser ; qu’on pouvait tout attendre du temps, et que, tel obstacle impossible à vaincre aujourd’hui pouvait plus tard s’aplanir de lui-même.

— Et comment ces obstacles pourraient-ils jamais disparaitre ? s’écria le roi ; comment oser même l’espérer ? Connais-tu un moyen d’y parvenir ?

— Peut-être, sire.

— Dis-moi-le donc, et laisse-moi du moins l’apercevoir en perspective.

— La duchesse est condamnée à mort ; elle est condamnée par l’inquisition comme étant d’une race proscrite, et elle ne peut reparaître tant que subsistera contre elle et contre les siens un édit injuste et barbare, un édit qui fera la honte de votre règne et la ruine du royaume, vous le savez vous-même, sire.

— Oui, oui, je le comprends maintenant, dit le roi en soupirant.

— Vous auriez beau, plus tard, faire grâce à la duchesse et la rappeler en Espagne, elle n’y pourrait revenir, aux yeux de tous, que si tous les siens y rentraient avant elle.

— Eh bien ! dit le monarque avec résolution, crois-tu possible de révoquer l’édit qui proscrit les Maures ?

— Oui, sire, tout est possible avec du temps, de l’adresse et du courage ; surtout quand une cause est juste et utile.

— Et tu te sentirais capable de tenter une pareille entreprise ?

— Oui, sire, si Votre Majesté veut ne rien brusquer et me laisser maître du moment.

— Écoute, dit le roi, il n’y a qu’un obstacle véritable, c’est don Juan de Ribeira, le grand inquisiteur ; mais dans cette dernière affaire, où toutes les chances étaient réunies en sa faveur et où tout semblait conjuré contre nous, tu t’y es pris de manière que les événements se sont arrangés, d’eux-mêmes, comme tu l’entendais. J’ai donc confiance en toi.

Oui, poursuivit le monarque à demi-voix, j’en suis persuadé maintenant, tu as plus d’esprit que le grand inquisiteur et que le duc d’Uzède lui-même, qui aurait, hier, tout à fait perdu la tête si je ne l’avais soutenu et ranimé. Fais donc comme tu l’entendras, Alliaga ; mais hâte-toi, et surtout si tu juges convenable que la duchesse quitte l’Espagne pour quelque temps, jure-moi que je la verrai une fois encore avant son départ.

— Je vous le promets, sire ; dès demain j’irai la rejoindre pour lui parler des projets de Votre Majesté et de ce qu’elle me permet de tenter pour le bonheur de nos frères.

— Va donc, lui répéta le roi ; je t’attendrai à Madrid, où je vais me rendre. Je renonce à l’entrevue projetée avec la cour de France ; je ne peux plus rester à Pampelune depuis que la duchesse n’y est plus.

Le lendemain on annonça le départ de la cour ; nouveau sujet de surprise pour les habitants de la Navarre et pour le grand inquisiteur Ribeira, qui commençait à revenir à lui-même. Il avait retrouvé toutes ses idées ; et la première qu’il voulut mettre à exécution fut celle-ci :

— Qu’on arrête frey Luis Alliaga, qu’on le jette dans les cachots de l’inquisition et qu’on le juge, sans désemparer, comme traître, relaps et renégat.

On crut que le saint prélat n’avait pas encore toute sa tête, et on s’empressa de lui apprendre que c’était Alliaga qui était venu à son secours, qui l’avait arraché des mains des rebelles et ramené au palais, ainsi que la bannière de Saint-Dominique ; que c’était lui qui, en son absence et pendant sa maladie, avait été nommé grand inquisiteur par intérim.

— Alors, s’écria-t-il furieux, tout est perdu !

— Tout est sauvé !

— Mais le peuple ?..

— Est apaisé et rentré dans le devoir.

— Mais les deux condamnés ?..

— Ont été exécutés et brûlés, sur la place Mayor, aux cris de joie de la multitude.

— Et Alliaga ?

— En apprenant qu’il n’y avait plus de danger et que l’on répondait de votre guérison, il s’est empressé de remettre entre vos mains le pouvoir qu’on lui avait confié et qu’il n’a gardé que vingt-quatre heures.

Don Ribeira, ne pouvant s’expliquer de pareils évènements, envoya chercher en secret la comtesse d’Altamira, pour connaître, par elle, la vérité ; mais, à sa grande surprise, impossible de découvrir la comtesse, ni de savoir ce qu’elle était devenue ; tous les efforts du prélat, à cet égard, furent complétement inutiles.

Une autre circonstance redoubla son dépit et manqua lui occasionner une rechute ; le jour même, ayant entendu un grand bruit dans la rue, il se fit porter près de son balcon, dont les fenêtres étaient ouvertes. C’était Alliaga qui partait par ordre du roi ; il partait, environné et suivi des bénédictions de la foule, qui lui prodiguait les noms de père et de sauveur ; quelques-uns venaient d’apprendre, sans doute, qu’il se désistait déjà du pouvoir, car ils s’écriaient :

Vive Alliaga ! Qu’il ne nous quitte pas ! qu’il reste toujours grand inquisiteur !

Ribeira les entendait, et pas une acclamation, pas un souvenir, pas un regret pour lui. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et murmura avec douleur :

— Même en fait de sainteté, qu’est-ce donc que la popularité, ô mon Dieu ?

Alliaga cependant avait peine à modérer sa joie. Ses vœux étaient comblés ; il était sûr maintenant du rachat de tous les siens ; il espérait bientôt leur rendre une patrie.

— Ô Albérique ! se disait-il, toi qui m’as nommé ton fils ! Yézid, Aïxa, vous tous qui m’avez reçu parmi vous comme un frère, vous reconnaitrez que j’en étais digne, et que ma dette est payée.

Alliaga n’avait voulu se séparer ni de Pedralvi ni des fidèles compagnons qui l’avaient si courageusement servi. Loin de lui, ils pouvaient courir quelques dangers ; il les avait emmenés, et eux seuls composaient presque toute sa suite. Ils avaient voyagé sans attirer l’attention, évitant les grandes villes, et autant que possible ne marchant que de nuit. Aussi il était nuit close quand ils arrivèrent au Val-Paraiso.

C’était aussi le soir qu’Alliaga y était entré pour la première fois ; mais quelle différence ! c’était alors le bruit et le mouvement d’une nombreuse famille ; les lumières brillaient aux croisées de la ferme et de la fabrique ; les chiens aboyaient, saluant le retour du maître ou annonçant l’arrivée du voyageur ; les serviteurs allaient et venaient, ouvrant à l’étranger la porte hospitalière, ou s’empressant de le servir.

Ce soir-là, tout était muet, sombre et solitaire, et le marteau retentit plus d’une fois avant qu’aucun pas se fit entendre.

— Qui va là ? dit avant de tirer les verrous une voix faible et tremblante.

Pedralvi avait reconnu celle de Juanita, et il s’écria :

— Enfants d’Ismaël !