Aller au contenu

Poètes et romanciers modernes de la France/M. Rodolphe Töpffer

La bibliothèque libre.



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLIII.
M. RODOLPHE TÖPFFER.

Il est de Genève, mais il écrit en français, en français de bonne souche et de très légitime lignée, il peut être dit un romancier de la France. On le contrefait à Paris en ce moment[1] : petite contrefaçon à l’amiable, où n’ont que faire les grandes lois de propriété littéraire qu’on médite, et auxquelles j’avoue pour ma part ne trop rien comprendre. M. Xavier de Maistre, en passant à Paris il y a deux ans, a trahi, a dénoncé M. Töpffer, qui déjà n’était pas du tout un inconnu pour ceux qui avaient fait le voyage de Suisse et qui avaient feuilleté au passage les spirituels albums humouristiques nés de son crayon. Mais c’est comme écrivain, comme romancier, que nous l’a livré M. de Maistre ; aux éditeurs friands qui lui demandaient encore un Lépreux ou quelque Prisonnier du Caucase, il répondait : Prenez du Töpffer. En voici donc aujourd’hui, et par échantillons de choix. Nous espérons qu’il réussira, même auprès de nos lecteurs blasés des romans du jour, ne fût-ce que comme une échappée d’une quinzaine à Chamouny.

Pour nous, à mesure que nous lisions les pages les plus heureuses de l’auteur genevois, il nous semblait retrouver, au sortir d’une vie étouffée, quelque chose de l’air vif et frais des montagnes ; une douce et saine saveur nous revenait au goût, en jouissant des fruits d’un talent naturel que n’ont atteint ni l’industrie ni la vanité. Nous nous disions que c’était un exemple à opposer véritablement à nos œuvres d’ici, si raffinées et si infectées. Mais prenons garde ! ne le disons pas trop. Publier et introduire en une littérature corrompue ces Nouvelles genevoises, de l’air dont Tacite a donné ses Mores Germanorum, ce serait les compromettre tout d’abord. Qu’on veuille donc n’y voir, si on l’aime mieux, qu’une variété au mélange, un assaisonnement de plus.

C’est une étrange situation, et à laquelle nous ne pensons guère, nous qui ne pensons volontiers qu’à nous-mêmes, que celle de ces écrivains qui, sans être Français, écrivent en français au même titre que nous, du droit de naissance, du droit de leur nourrice et de leurs aïeux. Toute la Suisse française est dans ce cas ; ancien pays roman qui s’est dégagé comme il a pu de la langue intermédiaire du moyen-âge, et qui, au XVIe siècle, a élevé sa voix aussi haut que nous-mêmes dans les controverses plus ou moins éloquentes d’alors. Ce petit pays, qui n’est pas un démembrement du nôtre, a tenu dès-lors un rôle très important par la parole ; il a eu son français un peu à part, original, soigneusement nourri, adapté à des habitudes et à des mœurs très fortes ; il ne l’a pas appris de nous, et nous venons lui dire désagréablement, si quelque écho parfois nous en arrive : Votre français est mauvais ; et à chaque mot, à chaque accent qui diffère, nous haussons les épaules en grands seigneurs que nous nous croyons. Voilà de l’injustice ; nous abusons du droit du plus fort ; des deux voisins, le plus gros écrase l’autre ; nous nous faisons le centre unique ; il est vrai qu’en ceci nous le sommes devenus un peu.

Au XVIe siècle, au temps de la féconde et puissante dispersion, les choses n’en étaient pas là encore. Les Calvin, les Henri Estienne, les de Bèze, les d’Aubigné, ces grands hommes éloquens que recueillait Genève et qu’elle savait si étroitement s’approprier, comptaient autant qu’aucun dans la balance. Mais le XVIIe siècle, en constituant le français de Louis XIV et de Versailles, qui était aussi pour le fond, disons-le à sa gloire, celui des halles et de la place Maubert, rejeta hors de sa sphère active et lumineuse le français de la Suisse réformée, lequel s’isola, se cantonna de plus en plus dans son bassin du Léman, et continua ou acheva de s’y fractionner. Ainsi l’idiome propre de Genève n’est pas le même que celui de Lausanne ou de Neuchâtel, et les littératures de ces petits états ne diffèrent pas moins par des traits essentiels et presque contrastés. Mais dans tous, si l’on va au fond et à la souche, on retrouve, à travers la diction, de vives traces et comme des herbes folles de la végétation libre et vaste du XVIe siècle, sur lesquelles, je crois l’avoir dit ailleurs le rouleau du tapis vert de Versailles n’a point passé. Ces restes de richesses, piquantes à retrouver sur les lieux, et qui sont comme des fleurs de plus qui les embaument, n’ont guère d’ailleurs d’application littéraire, et les écrivains du pays en profitent trop peu. Nous verrons que M. Töpffer y a beaucoup et même savamment butiné ; ce qui fait (chose rare là-bas) que son style a de la fleur.

Qu’on se figure bien la difficulté pour un écrivain de la Suisse française, qui tiendrait à la fois à rester Suisse et à écrire en français, comme on l’entend et comme on l’exige ici. Il faudrait, s’il est de Genève, par exemple, qu’il fît comme s’il n’en était pas, comme s’il n’était que d’une simple province ; il faudrait qu’il fût tout bonnement de la langue de Paris, en ne puisant autour de lui, et comme dans des souvenirs, que ce qu’il y trouverait de couleur locale. Mais Genève n’est pas une province, c’est bien sérieusement une patrie, une cité à mœurs particulières et vivaces ; on ne s’en détache pas aisément, et peut-être on ne le doit pas. Les racines historiques y sont profondes ; l’aspect des lieux est enchanteur ; volontiers on s’y enferme, et le Léman garde pour lui ses échos.

Combien n’y a-t-il pas eu, autour de ce Léman de Genève ou de Vaud, de jeunes cœurs poétiques dont la voix n’est pas sortie du cadre heureux, étroit pourtant, et qui, en face des doux et sublimes spectacles, au sein même du bonheur et des vertus, et tout en bénissant, se sont sentis parfois comme étouffés ! On chante, on chante pour soi, pour Dieu et pour ses frères voisins ; mais la grande patrie est absente, la grande, la vaine et futile Athènes n’en entend rien. J’ai trouvé ce sentiment-là exprimé avec bien de l’onction résignée et de la tendresse dans des strophes nées un soir au plus beau site de ces rivages et sorties d’un de ces nobles cœurs dont j’ai parlé, strophes dès long-temps publiées, qui ont fait le tour des rochers sonores et qu’on n’a pas lues ici :

Pourtant, ô ma patrie, ô terre des montagnes
Et des bleus lacs dormant sur leur lit de gravier,
Nulle fée autrefois errant dans tes campagnes,
Nul esprit se cachant à l’angle du foyer,
Nul de ceux dont le cœur a compris ton langage,
Ou dont l’œil a percé ton voile de nuage,
Ne t’aima plus que moi, terre libre et sauvage,
Mais où ne croît pas le laurier.

J’ai vu quelques rameaux de l’arbre de la gloire,
Poussant avec vigueur leurs jets aventureux,
Se pencher, il est vrai, sur l’onde sans mémoire
De ce Léman vaudois que domine Montreux.
Mais un souffle inconnu rassemblait les tempêtes :
D’Arvel et de Jaman l’éclair rasa les crêtes,
Les lauriers tristement inclinèrent leurs têtes,
Et le beau lac pleura sur eux[2].

Et en effet, dans ce frais bassin du Léman si couronné de splendeur par la nature, il n’y a pas telle chose que la gloire, et la plante de poésie, même venue en pleine terre, a partout besoin de ce soleil un peu factice, sans lequel son fruit mûrit, mais ne se dore pas complètement.

Pour nous en tenir à Genève toutefois, le plus considérable des trois petits états, et sous le nom duquel, dans nos à-peu-près d’ici, nous nous obstinons à confondre tous les autres, la difficulté, ce semble, est moindre ; véritable lieu de rendez-vous et de passage européen, il y a là naturellement théâtre à célébrité. Et puis si Genève est un petit état, c’est une grande cité, et, comme l’a dit avec orgueil l’excellent Senebier dans l’Histoire littéraire qu’il en a écrite, c’est une des écoles lumineuses de la terre. Qu’on parcoure les trois volumes de cette histoire qui ne va pas au-delà de 1786 et qui néglige ainsi les dernières années si remplies du dix-huitième siècle, que de noms illustres et vénérés s’y rencontrent ! Théologie, droit public, sciences, philosophie et philologie, morale, toutes ces branches sont admirablement représentées et portent des fruits comme disproportionnés à l’œil avec le peu d’apparence du tronc ; c’est un poirier nain qui est, à lui seul, tout un verger. Certes la patrie de Cramer, de Calandrini, de Burlamaqui, de Trembley, de Bonnet et de Saussure, n’a rien à envier aux plus fières patries, surtout quand elle est la nourrice aussi et la mère adoptive de tant d’hommes dont le nom ne se sépare plus du sien, et quand elle a, selon les temps, Calvin pour les saints, Abauzit pour les sages. À Genève, grace à l’esprit de cité et de famille, apparaissent et se croisent de bonne heure des dynasties, des tribus de savans appliqués et honorés, les Godefroy, les Le Clerc, les Pictet, dans une sorte de renommée sans dissipation, qui ne va pas jusqu’à la gloire, et qui demeure revêtue et protégée de modestie et d’ombre. Genève est le pays qui a envoyé et comme prêté au monde le plus d’esprits distingués, sérieux et influens : De Lolme à l’Angleterre, Le Fort à la Russie, Necker à la France, Jean-Jacques à tout un siècle, et Tronchin, Étienne Dumont, et tant d’autres, en même temps qu’elle en a recueilli et fixé chez elle un grand nombre d’éminens de toutes les contrées aux divers temps. Mais, au milieu de toutes ces richesses, sur un seul point, si l’on consulte l’histoire littéraire de Genève, il y a presque disette, et dans les listes de Senebier, et dans les souvenirs qui les complètent, on ne rencontre pas, Jean-Jacques à part, un seul romancier célèbre, pas un seul poète illustre.

Les beaux-arts, ou du moins les arts agréables et utiles, y furent cultivés plus heureusement. Petitot, le célèbre peintre sur émail, paya sa belle part dans les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle. Mais encore, en général, l’école des arts à Genève eut plutôt un caractère de patience, d’application et d’industrie ; l’utilité pratique ne s’en sépara point, et l’artiste serra de près l’artisan.

Une certaine légèreté d’agrément, qui est, à proprement parler, l’honneur poétique et littéraire, manqua donc à la culture genevoise : Senebier le reconnaît lui-même et en recherche les raisons : « La plupart des écrivains genevois, profonds dans l’invention et la déduction de leurs idées, sont faibles pour le coloris et pesans dans le style ; ces défauts ne naîtraient-ils pas de la gravité et de la réflexion que le sentiment de la liberté inspire, que le goût de prononcer sur les objets importans du gouvernement nourrit[3] ?… » Cela me paraît venir surtout de ce qu’en écrivant, les auteurs genevois, même ceux qui ont le sentiment du style, ne se sentent pas complètement chez eux dans leur langue ; la vraie mesure, le vrai niveau si mobile de cette langue, n’est pas au bord du Léman, mais aux bords de la Seine ; ils le savent bien, ils s’efforcent, ils se contraignent de loin pour y atteindre, et l’on s’en aperçoit. Jean-Jacques lui-même, à côté de Voltaire, sent l’effort ; il y a mainte fois de l’ouvrier dans son art. Mais c’est particulièrement chez des écrivains distingués et secondaires, tels que M. Necker, que le fait devient très sensible ; ils travaillent trop leur phrase, ils en pèsent trop tous les mots, c’est trop bien. Et puis écoutez-les causer : ils parlent comme des livres. Quintilien rapporte de Théophraste, cet homme d’ailleurs si disert, que, comme il affectait un certain mot, une vieille d’Athènes ne balança pas à dire qu’il était étranger. — Et à quoi reconnaissez-vous cela ? demanda quelqu’un. — En ce qu’il parle trop bien, répondit-elle ; quod nimium atticè loqueretur.

M. Töpffer, nous le verrons, ne paraît pas s’être posé la difficulté ainsi, et c’est pour cela peut-être qu’il en a mieux triomphé ; il n’a pas cherché à être français ni attique, il a été de son pays avec amour, avec naïveté, un peu rustiquement, cachant son art, et il s’est trouvé avoir du sel et de la saveur pour nous.

Et d’ailleurs, il faut le reconnaître, tout change ; Genève est en train de se modifier, de perdre ses vieilles mœurs et son à parte, plus même qu’il ne lui conviendrait. Nous aussi, nous changeons, et le centre de notre attraction semble moins précis de beaucoup et moins rigoureux. Le XVIIe siècle est dissous, une sorte de XVIe siècle recommence. Chacun peut y retrouver son compte et s’y gagner un apanage. Les classifications ont peine à se tenir, et les exceptions font brèche sur tous les points. Si nous avons à signaler un romancier à Genève, quoi de si étonnant ? Pradier, le plus voluptueux de nos statuaires, n’en vient-il pas ? Léopold Robert, le plus italien de nos peintres, est sorti de Neuchâtel.

Toujours est-il que si, sur les lieux, on considère de près, avec quelque attention, la physionomie générale et les produits beaucoup plus multipliés qu’on ne peut croire de la littérature courante, on reconnaît combien Genève, en tout ce qui est poétique, romanesque et purement littéraire, reste au-dessous, depuis cinquante ans, de son voisin le canton de Vaud, qui, avec bien moins d’importance et d’illustration, et sous un air de rusticité, a beaucoup plus le goût de ces sortes de choses.

M. Töpffer nous paraît à ceci une contradiction heureuse, d’autant plus heureuse que ce n’est pas un romancier simplement issu de Genève et qui se soit exercé sur des sujets étrangers, mais un romancier du cru et qui a vraiment racine dans le sol. Étudions-le donc un peu à fond, comme nous avons fait une autre fois pour Mme de Charrière.

M. Rodolphe Töpffer est né à Genève le 17 février 1799, en nonante-neuf, comme on y dit encore ; il se trouve antérieur de quelques années, par la date de sa naissance, à cette génération romantique qui, vers 1828, se remua à Genève ou à Lausanne, à laquelle appartiennent les deux poètes Olivier de là-bas, et d’où nous sont venus ici Imbert Galloix pour y mourir, et M. Charles Didier à travers son grand tour d’Italie. Les parens de M. Töpffer, comme le nom l’indique, sont d’origine allemande, et on pourra, si l’on veut, en retrouver quelque trace dans le talent naïf et affectueux de leur fils. Pourtant Genève a cela de particulier, ce me semble, de s’assimiler très vite et cordialement l’étranger qui s’y naturalise ; c’est un petit foyer très fort et qui opère de près sa fusion. Quant à la langue, on conçoit que l’effet de ces mélanges y reste plus sensible, et que, de tous ces styles continuellement versés et déteignant l’un sur l’autre, il résulte une couche superficielle un peu neutre, précisément ce style mixte que nous accusons.

Mais le jeune Rodolphe Töpffer paraît avoir été d’abord comme un enfant de la pure cité de Genève et de la vieille souche. Né dans un quartier du haut, habitant derrière le temple Saint-Pierre, près de la prison de l’Évêché, en cette maison même, dite de la Bourse française, où se passe toute l’Histoire de Jules, il nous a décrit, dans ce touchant ouvrage, ses premières impressions, ses rêves à la fenêtre, tandis que, par-dessus le feuillage de l’acacia, il regardait les ogives du temple, la prison d’en face et la rue solitaire. Son père, encore vivant, est un peintre spirituel, estimé, et connu de ceux des artistes de Paris dont les débuts ne sont pas de trop fraîche date. Cet excellent père, éclairé par l’expérience, et qui avait conquis lui-même son instruction, la voulut ménager à son fils de bonne heure, et pour cela il eut à lutter contre les goûts presque exclusifs d’artiste que dénotait le jeune enfant. Celui-ci se sentait peintre en effet, et aurait voulu en commencer l’apprentissage incontinent : le père tint bon et exigea qu’avant de s’y livrer, son fils eût achevé le cours entier de ses études. Le jeune Rodolphe étudia donc, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, mais à la façon de Jules, en attendant, et non sans bien des croquis entre deux bouquins, non sans de fréquentes distractions à la vitre. Les chapitres sur la flânerie qui ouvrent la Bibliothèque de mon oncle sont, comme il le dit agréablement, l’histoire fidèle des plus grands travaux de son adolescence : « Oui, la flânerie est chose nécessaire au moins une fois dans la vie, mais surtout à dix-huit ans au sortir des écoles… Aussi un été entier passé dans cet état ne me paraît pas de trop dans une éducation soignée. Il est probable même qu’un seul été ne suffirait point à faire un grand homme : Socrate flâna des années ; Rousseau, jusqu’à quarante ans ; La Fontaine, toute sa vie. » Jules, j’ose le dire après ample informé, c’est exactement le jeune Rodolphe quant aux impressions, aux sentimens, et sauf les aventures. Ses premières lectures, celles qui agirent le plus avant sur son esprit encore tendre, je les retrouverais dans ses écrits encore, en combinant avec son Jules le Charles du Presbytère. Ce fut Florian d’abord comme pour nous tous, Florian y compris son Don Quichotte édulcoré, qui déjà pourtant éveillait et égayait chez lui la pointe d’humour. Le Télémaque et Virgile lui enseignaient au même moment l’amour des paysages et le charme simple des scènes douces. L’œuvre d’Hogarth, qui lui tombait sous la main, lui déroulait l’histoire du bon et du mauvais apprenti, et les expressions de crime et de vertu, que ce moraliste peintre a si énergiquement burinées sur le front de ses personnages, lui causaient, dit-il, cet attrait mêlé de trouble qu’un enfant préfère à tout. Son vœu secret, dès-lors, son ambition, eût été d’atteindre aussi à servir un jour le sentiment et la moralité populaire dans ce cadre parlant de la littérature en estampes. C’est Hogarth qui l’initia à se plaire à l’observation des hommes, et aussi à se passionner plus tard pour Shakspeare, à qui il l’a souvent comparé, à s’éprendre enfin de Richardson, de Fielding, des grands moralistes romanciers de l’école anglaise. Atala eut son jour ; mais il lui fut infidèle (à l’inverse de Mme de Staël et de beaucoup d’autres), dès qu’il eut connu Paul et Virginie. On voit déjà les instincts se dessiner : naturel, moralité, simplicité, finesse ou bonhomie humaine, plutôt qu’idéal poétique et grandeur.

Pourtant l’influence de Jean-Jacques sur lui fut immense, et, à cet âge de seize à vingt ans, elle prit dans son ame tout le caractère d’une passion. Ce ne fut pas comme livre seulement, mais comme homme que Rousseau agit sur son jeune compatriote ; le site, les mœurs, les peintures retracées et présentes contribuaient à l’illusion : « Durant deux ou trois ans, a pu écrire M. Töpffer, je n’ai guère vécu avec quelqu’un d’autre. » Entendons-nous bien, c’est avec le Rousseau de Julie, avec celui des courses de montagnes, et des cerises cueillies, et de tant d’adorables pages du début des Confessions, avec le Rousseau des Charmettes.

Que si l’on ajoute à cette influence d’autant plus heureusement littéraire qu’elle y visait moins, des lectures entrecoupées de Brantôme, de Bayle[4], de Montaigne, de Rabelais, tomes épars dans l’atelier de son père et que l’enfant avait lus et sucés au hasard sans trop comprendre, mais parfaitement captivé par les couleurs du style ou par cette naïveté que Fénelon osait bien regretter, on reconnaîtra combien est véritablement et sincèrement française la filiation de M. Töpffer, et à quel point nous avons droit de la revendiquer.

Les études classiques qu’avait voulues le père étaient terminées ; l’âge de la profession tant désirée était venu ; la peinture allait ouvrir, développer enfin ses horizons promis devant le jeune homme, qui, de tout temps, avait croqué, dessiné, imité. Il se disposait à partir prochainement pour l’Italie, lorsqu’une affection des yeux, que l’on crut d’abord passagère et qui n’a jamais cessé depuis, vint suspendre et ajourner encore une fois le rêve. Deux années de vain espoir et de tentatives pénibles suivirent ; elles furent cruelles pour celui qui s’en était promis tant de joie : décidément la peinture lui échappait. C’est vers ce temps que, sous prétexte de consulter les hommes de l’art, mais en réalité plutôt pour tromper ses anxiétés par l’étude, il se rendit à Paris, n’y consulta personne, renonça tout bas et avec larmes à la vocation d’artiste, et, renouant avec les lettres, s’appliqua à devenir un instituteur éclairé. Ce séjour à Paris date de 1819 à 1820 ; de jour, il suivait les cours publics ; il allait écouter Talma le soir. Les anciens et la littérature moderne faisaient alors l’objet de ses études. Déjà vendu à Shakspeare, il épousait dans son cœur ces idées littéraires nouvelles qui commençaient à poindre ; au Louvre, il se rangeait secrètement pour la Méduse de Géricault contre le Pygmalion de Girodet. Cette crise un peu fiévreuse n’eut qu’un temps. De retour à Genève, sous-maître dans un pensionnat d’abord, puis à la tête d’un pensionnat de sa propre création, père de famille, finalement appelé à occuper la chaire de Belles-Lettres dans l’Académie, c’est du sein d’une vie heureuse et comblée, et comme unie en calme à son Léman, que se sont échappés successivement et sans prétention les écrits divers, tous anonymes, dont plus d’un nous a charmé.

À Genève, les pensionnats participent à la vie et à la moralité de la famille. Obligé par métier de rester un grand nombre d’heures chaque jour dans une classe peuplée de nombreux garçons, M. Töpffer prit l’habitude de se dédommager par la plume de ce que lui refusait le pinceau. Il ne visait pas d’abord à être auteur ; maître chéri et familier de ses élèves, c’étaient d’abord de petites comédies qu’il écrivait pour leur divertissement. Chaque année, à la belle saison, se mettant à la tête de la jeune bande, il employait les vacances à les guider, le sac sur le dos, dans de longues et vigoureuses excursions pédestres à travers les divers cantons, par les hautes montagnes et jusque sur le revers italien des Alpes. Au retour et durant les soirées d’hiver, il en écrivait pour eux des relations détaillées et illustrées. Quelques-unes des nouvelles même qu’il a publiées depuis, le Col d’Anterne, la Vallée de Trient, me paraissent rendre assez bien l’effet de Sandfort et Merton adultes, d’une saine et noble jeunesse ayant l’assurance modeste et la délicatesse native, comme les Morton de Walter Scott.

Le peintre cependant ne pouvait tout-à-fait s’abdiquer ; le trait lui fournit jusqu’à un certain point ce qu’il avait espéré de la couleur. Aux heures de gaieté, M. Töpffer composa et dessina, sous les yeux de ses élèves, ces histoires folles mêlées d’un grain de sérieux (M. Vieux-Bois, M. Jabot, le docteur Festus, M. Pencil, M. Crépin). Les albums grotesques coururent de main en main, et il arriva qu’un ami de l’auteur, passant à Weymar, fit voir je ne sais lequel à Goethe. Le grand-prêtre de l’art, qui ne dédaignait rien d’humain, y prit goût et voulut voir les autres : tous les cahiers à la file se mirent en route pour Weymar. Goethe en dit un mot dans un numéro du journal Kunst und Alterthum. Il sembla dès-lors à M. Töpffer que, sur ce visa du maître, les gens pourraient bien s’en accommoder, et, à son loisir, il autographia plusieurs de ces fantaisies. Les cinq qu’il a publiées[5] ont eu grand succès auprès des amateurs et connaisseurs ; je n’en pourrais donner idée à qui ne les a pas vues. Ce genre d’humour se traduit peu par des paroles ; la seule manière de le louer, c’est de le goûter et d’en rire.

Je ne sais qui l’a dit le premier : règle générale, la plaisanterie d’une nation ressemble à son mets ou à sa boisson favorite. Ainsi la plaisanterie de Swift est du pudding, comme celle de Teofilo Folengo est du macaroni, comme celle de Voltaire est du champagne. Celle-ci encore a droit de sembler du moka. Les Allemands pourront nommer le plat de Jean-Paul. En lisant et relisant le Mascurat de Naudé, il me semble plonger jusqu’au coude à l’antique fricot gaulois mêlé de fin lard, ou encore me rebuter parfois sur de trop excellens harengs saurs. J’ai donc cherché le mets local analogue à l’humour que M. Töpffer répand en ses autographies, et que nous retrouverons littérairement, à dose plus ménagée, dans plus d’un chapitre de ses ouvrages ; j’ai essayé de déguster en souvenir plus d’un fromage épais et fin des hautes vallées, pour me demander si ce n’était pas cela. Je cherche encore. Ce qui est bien certain, c’est que sa plaisanterie est à lui, bien à lui, sui generis, comme disent les doctes.

Une épigraphe commune sert de préface à ces petits drames en caricature : « Va, petit livre, et choisis ton monde ; car aux choses folles, qui ne rit pas bâille ; qui ne se livre pas résiste ; qui raisonne se méprend, et qui veut rester grave, en est maître. » Mais, sans vouloir raisonner, et en croyant seulement consulter notre goût d’ici, j’avouerai que je leur préfère et je n’hésite pas à recommander surtout deux relations de voyages par M. Töpffer, que j’ai sous les yeux[6], les deux plus récentes courses qu’il ait faites en tête de sa joyeuse caravane, l’une de 1839, jusqu’à Milan et au lac de Côme, l’autre de 1840, à la Gemmi et dans l’Oberland. C’est un texte spirituellement, vivement illustré à chaque page, avec un mélange de grotesque et de vérité ; voilà bien de sincères impressions de voyage. La caricature ici n’est plus perpétuelle comme dans les histoires fantastiques de tout à l’heure, elle entre et se joue avec proportion à travers les scènes de la nature et de la vie. Je ne connais rien qui rende mieux la Suisse, telle que ses enfans la visitent et l’aiment : M. Töpffer, en ces deux albums, en est comme le Robinson, avec quelques traits de Wilkie.

Mais arrivons à ses livres proprement dits ; la peinture encore en fut l’occasion première et le sujet. Il n’avait rien publié, lorsqu’en 1826, il eut l’idée de dire son mot sur le salon de Genève, sur l’exposition de peinture. Il le fit dans une brochure écrite en style soi-disant gaulois ou très vieilli. Les premières lectures de M. Töpffer l’avaient initié, en effet, à la langue du XVIe siècle, qui est, en quelque sorte, plus voisine à Genève qu’ici même, j’ai déjà tâché de le faire comprendre. Ce goût d’enfance pour la langue d’Amyot, que Rousseau, si travaillé pourtant, avait aussi, rendit plus tard M. Töpffer très grand admirateur du style retrouvé de Paul-Louis Courier et partisan de quelques-unes de ses théorie un peu fausses, mais si bien dites. Je trouve, en un chapitre de ses opuscules, Ronsard en titre, et très bien apprécié, qui en fait les frais[7]. Bref, M. Töpffer commença comme nous tous ; il rebroussa pour mieux sauter. Son français fut d’abord peut-être un peu appris, mais appris de haut et par-delà, comme il sied.

Sa première brochure sur l’exposition de 1826 avait réussi ; il continua les années suivantes, en abandonnant peu à peu le trop docte jargon d’archaïsme. Peu à peu aussi il abandonna les questions de critique occasionnelle et particulière pour aborder des points d’art plus généraux. Ce fut l’origine d’une série d’opuscules intitulés : Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, qui trouvèrent place, au moins en partie, dans la Bibliothèque universelle de Genève. Dans cette série, il faut distinguer essentiellement les quatre premiers livres d’un Traité du lavis à l’encre de Chine ; qu’on ne s’effraie pas du titre technique : le lavis à l’encre de Chine n’y est que l’occasion ou le prétexte de recherches libres sur des principes d’art et de poésie. M. Xavier de Maistre, qui aime et pratique lui-même la peinture, qui en poursuit jusqu’aux procédés et à la chimie, lut, à Naples où il était alors, les premiers livres de ce traité, et il envoya en présent à l’auteur une belle plaque d’encre de Chine avec toutes sortes de précieux témoignages. Voilà donc un second parrain qui vint à M. Töpffer après Goethe, et par la peinture également. Lorsque plus tard l’aimable auteur du Lépreux acheva de connaître celui dont la théorie l’avait attiré, lorsqu’il put lire ces touchantes petites productions, sœurs des siennes, la Bibliothèque de mon Oncle, le premier chapitre du Presbytère, il dut voir avec bonheur combien entre certaines natures les premières affinités trompent peu, et qu’il y a des parentés devinées à distance entre les ames.

C’est que ces quatre premiers livres, à propos de lavis, sont en effet d’une lecture charmante, à la Sterne, avec plus de bonhomie, entrecoupés de digressions perpétuelles qui sont l’objet véritable et qui font encore moins théorie que tableau. Sur l’importance de bien choisir son bâton d’encre de Chine, ce compagnon, cet ami fidèle qui doit vivre autant et plus que nous, il y a, par exemple, des pages bien délicates et sensibles, dont je veux extraire ici quelque chose, d’autant plus qu’elles ne seront pas reproduites dans l’édition de Paris. Pour parler ensuite plus à l’aise de M. Töpffer, il est bon de le donner à connaître tout d’abord directement ; c’est le plus sûr moyen de faire voir que je n’en dis pas trop. Donc je transcris :

« .....En effet, avec le temps, avant peu d’années, votre bâton, d’abord simple connaissance, ensuite compagnon, instrument de vos travaux, plus tard associé à tous vos souvenirs, vous deviendra cher, et insensiblement le charme d’une douce habitude liera son existence à la vôtre. Quelle triste chose alors que de découvrir tardivement dans cet ami des défauts, des imperfections ; d’être conduit peut-être à rompre ces relations commencées pour en former de nouvelles qui ne sauraient plus avoir ni l’attrait ni la fraîcheur des premières !

« Franklin parle quelque part de cette affection d’habitude que l’on porte aux objets inanimés, affection qui n’est ni l’amitié ni l’amour, mais dont le siége est pourtant aussi dans le cœur. Quelques-uns disent que c’est là une branche de cette affection égoïste qui attache à un serviteur difficile à remplacer ; moi je pense que c’est un trait honorable de notre nature, lequel ne saurait s’effacer entièrement sans qu’il y ait pour l’ame quelque chose à perdre.

« C’est quelque chose de bienveillant, c’est aussi une espèce d’estime. Non-seulement nous aimons l’instrument que nous manions avec plaisir, avec facilité, mais bientôt, le comparant à d’autres, nous lui vouons quelque chose de plus, si surtout, à sa supériorité, il joint de longs services. Un simple outil a, pour l’ouvrier qui s’en sert, sa jeunesse, son âge mûr, ses vieux jours et excite en lui, selon ces phases diverses, des sentimens divers aussi. Il se plaît à la force, à la vivacité brillante qui distingue ses jeunes ans ; il jouit aux qualités qu’amène son âge mûr, aux défauts qu’il corrige ou tempère ; il estime surtout les qualités que ne lui ôte pas la vieillesse, et souvent (qui n’en a pas été le témoin ?) il le conserve par affection, même après qu’il est devenu inférieur à ses jeunes rivaux.

« Si vous avez jamais voyagé à pied, n’avez-vous point senti naître en vous et croître avec les journées et les services cette affection pour le sac qui préserve vos hardes, pour le bâton, si simple soit-il, qui a aidé votre marche et soutenu vos pas ? Au milieu des étrangers, ce bâton n’est-il pas un peu votre ami ; au sein des solitudes, votre compagnie ? N’êtes-vous pas sensible aux preuves de force ou d’utilité qu’il vous donne, aux dommages successifs qui vous font prévoir sa fin prochaine, et ne vous serait-il point arrivé, au moment de vous en séparer, de le jeter sous l’ombrage caché de quelque fouillis plutôt que de l’abandonner aux outrages de la grande route ! Si vous me disiez non, non jamais…, à grand regret, cher lecteur, je verrais se perdre un petit grain de cette sympathie qui m’attire vers vous[8].

« Pour qui observe, il est facile de remarquer que ce trait va s’effaçant à mesure que l’on monte des classes pauvres, laborieuses, aisées, aux classes riches, et qu’il s’efface entièrement au milieu du luxe et de l’oisiveté des hommes inutiles. Ai-je donc si tort d’y reconnaître quelques liens mystérieux avec ce qui est bon ? de dire que c’est un trait honorable de notre nature et précieux pour l’ame ? Un sentiment qui se trouve où il y a travail, exercice, économie, médiocre aisance ; qui se perd où il y a luxe prodigue, paresse, inutile oisiveté, serait-il indifférent aux yeux de l’homme de sens ? Non pas ! Aussi Franklin, l’homme de sens par excellence, en faisait cas.

« Au reste, si cette disposition est plus fréquente chez les classes travailleuses que chez les classes oisives, parce qu’elle est inséparable de l’emploi du temps, de l’exercice et du travail, elle est aussi bien plus générale dans les sociétés jeunes encore que chez celles qui sont arrivées aux derniers raffinemens de la civilisation. Homère décrit toujours avec soin un mors, un bouclier, un char, une coupe, une armure ; il prête sans cesse à ces objets inanimés des qualités morales qui en font le prix aux yeux de leur possesseur, et qui leur valent l’estime ou les affections de l’armée. Les temps de la chevalerie présentent le même caractère. Aussi Walter Scott ne néglige pas un trait si vrai et si favorable au pittoresque. Cooper lui-même, dans son roman de la Prairie, voulant peindre un homme des villes qui s’est volontairement reporté à la vie des bois, est fidèle à la vérité lorsqu’il unit d’amitié le trappeur à sa carabine. Cette arme vénérable prend une physionomie, un caractère ; elle devient un personnage qui a sa bonne part dans l’intérêt que nous portons au vieux chasseur des prairies… »

Puis revenant à son bâton d’encre de Chine : « Ceci, dit-il, tient à notre vie privée ; aussi éprouvé-je quelque répugnance à en entretenir le public. Mais je ne puis résister à l’envie de faire connaître les innocentes relations qui m’unissent à lui. D’ailleurs, je serai discret.

« Ces relations sont anciennes, elles datent de vingt ans ; elles me sont chères à plus d’un titre, car, ce bâton, je le tiens de mon père, y compris la manière de s’en servir et la manière d’en parler. Il est rond, doré, apostillé de Chinois, et d’une perfection sans pareille, si pourtant l’amitié ne m’aveugle. Un beau matin je le trouvai cassé en deux morceaux ; cela m’étonna, car il n’avait jamais fait de sottises qu’entre mes mains… Aussi n’était-ce pas une sottise ; je venais de me marier.

« Mais, outre ces circonstances qui me le rendent cher, que de momens délicieux nous avons coulés ensemble ! que d’heures paisibles et doucement occupées ! quelle somme de jours calmes et rians à retrancher du nombre des jours tristes, inquiets ou ingratement occupés ! Si l’on aime les lieux où l’on a goûté le bonheur ; si les arbres, les vergers, les bois, si les plus humbles objets qui furent témoins de nos heureuses années ne se revoient pas sans une tendre émotion, pourquoi refuserais-je ma reconnaissance à ce bâton qui, non-seulement fut le témoin, mais aussi l’instrument de mes plaisirs ?

« Et puis quels plaisirs ! Aussi anciens que mes premiers, que mes plus informes essais ; car, ce qui les distingue de tous les autres, c’est d’être aussi vifs au premier jour qu’au dernier, de s’étendre peu, mais de ne pas décroître. Aujourd’hui encore, quand m’apprêtant à les goûter, je prends mon bâton et broie amoureusement mon encre tout en rêvant quelque pittoresque pensée, ce ne sont pas de plus aimables illusions, de plus séduisantes images, de plus flatteuses pensées qui m’enivrent, mais du moins ce sont encore les mêmes ; la fraîcheur, la vivacité, la plénitude, s’y retrouvent, elles s’y retrouvent après vingt ans ! Et combien est-il de plaisirs que vingt ans n’aient pas décolorés, détruits ! L’amitié seule, peut-être, quand elle est vraie, et que, semblable à un vin généreux, les années la mûrissent en l’épurant.

« Durant ces vingt années d’usage régulier, ce bâton ne s’est pas raccourci de trois lignes : preuve de la finesse de sa substance, gage de la longue vie qui l’attend. Long-temps je l’ai regardé comme mon contemporain ; mais depuis que j’ai compris combien plus le cours des ans ôte à ma vie qu’à la sienne, je l’envisage à la fois comme m’ayant précédé dans ce monde, et comme devant m’y survivre. De là une pensée un peu mélancolique, non que j’envie à mon pauvre bâton ce privilége de sa nature, mais parce qu’il n’est pas donné à l’homme de voir sans regret la jeunesse en arrière et en avant le déclin[9]… »

Le chapitre qui suit, sur le pinceau, a beaucoup de piquant ; le caractère du pinceau, suivant M. Töpffer, c’est d’être capricieux ; il est le contraire du bâton, de l’ami solide. Il a des momens sublimes, d’autres détestables ; il emporte son maître et lui joue des tours. Méfiez-vous du pinceau.

Sur les limites du procédé et de l’art ; qu’il est bon, que pour chaque homme l’art soit à recommencer ; sur la différence fondamentale de la peinture antique et moderne ; sur le clair-obscur et Rembrandt ; qu’en face de la nature les plus serviles ont été les plus grands, et que c’est bien ici que ceux qui s’abaissent seront élevés ; que la peinture pourtant est un mode, non pas d’imitation, mais d’expression ; il y a là-dessus une suite d’instructifs et délicieux chapitres, où la pensée et le technique se balancent et s’appuient heureusement, où le goût pour la réalité et pour les Flamands ne fait tort en rien au sentiment de l’idéal, où Karel Du Jardin tient tête sans crânerie à Raphaël. Tout au travers passe et repasse plus d’une fois, avec complaisance et nonchaloir, un certain âne qui sert à l’auteur de démonstration familière à ses théories, et cela le mène à venger finalement l’honnête animal, son ami, calomnié par cet autre ami La Fontaine. Ce chapitre de réhabilitation est victorieux et restera dans l’espèce[10] ; mais, pour commencer, on ne peut tout citer.

En lisant ces pages pittoresques et vives, où la lumière se joue, on ne peut s’empêcher de partager les espérances de l’auteur, lorsque, vers la fin, en vue de l’avenir de l’art dans ces contrées où il n’eut point de passé, on l’entend qui s’écrie : « Toutefois, Suisse, ma belle, ma chère patrie, les temps sont venus peut-être ! J’en sais, de vos amans, qui vous rendent plus que le culte de l’admiration, qui étudient vos beautés, qui se pénètrent de vos grandeurs, à l’ame de qui se découvrent vos charmes méconnus. » Le brouillard dans ces vallées se lève tard, voici qu’il semble se lever aujourd’hui. Ce sont des amans qui aimaient trop et de trop près ; à force de sentir, ils ne pouvaient dire. À leur tour, enfin, de parler.

Dans la Suisse allemande, cela s’est passé un peu autrement, je pense. Par la poésie au moins et par la littérature, la Suisse allemande, dès Haller et Gessner, s’est bien plus exprimée elle-même que la Suisse française ne l’a fait encore. Celle-ci a eu Rousseau, sans doute ; comment l’oublier ? Mais, tout en la peignant, il l’a désertée autant qu’il a pu. Le grand historien helvétique, un des plus grands historiens modernes, le vrai peintre et comme le poète épique des vieux âges, Jean de Muller, est de cette autre Suisse qui n’a point, entre l’Allemagne et elle, les mêmes barrières de croyances et de purisme que la Suisse française se sent à l’égard de la France. Et ici je me permettrai de blâmer M. Töpffer sur un point.

Indépendamment des articles d’art et des piquans chapitres sur le lavis, il en a fourni plusieurs autres à la Bibliothèque universelle de Genève, excellent recueil en beaucoup de parties et digne d’une cité qui a produit au début Jean Le Clerc, le second et très estimable journaliste à côté de Bayle. Mais trop souvent dans ces articles de M. Töpffer[11], comme dans la plupart de ceux que la Bibliothèque universelle publie sur la littérature, je regrette de trouver la France traitée comme une nation étrangère, nos écrivains à la mode pris à parti et entrechoqués, comme on le pourrait faire par-delà le détroit. Cette espèce d’opposition, inutile d’abord, est surtout disgracieuse ; rien de moins propre à diminuer nos préjugés d’ici. Nous avons du purisme à l’endroit de Genève ; on y répond par du puritanisme, et notre purisme va en redoubler de dédain. Une telle polémique, morale par l’intention, mais où il entre pour le détail beaucoup d’inexactitudes, tend à prolonger un état de roideur et de secte, un système de défensive qui ne me paraît point du tout favorable à ce que je désire le plus avec M. Töpffer, l’expression libre et poétique de la Suisse par elle-même.

Assez de critique. M. Töpffer commença à poindre comme romancier dès 1832, par un charmant opuscule, la Bibliothèque de mon Oncle, qui fait aujourd’hui le milieu de l’Histoire de Jules. L’année suivante, il publia la première partie du Presbytère[12] ; après quoi il se délecta, non pas, dit-il, à faire des suites à ces deux parties, mais à compléter le tableau dont elles étaient pour lui un fragment. Élisa et Widmer ne fut même qu’une étude où il s’exerçait à trouver des tons pathétiques pour la fin du Presbytère. En 1834, il donna l’Héritage, où ces tons touchans, pour être contrariés par une veine bizarre, ne ressortent que mieux. J’indiquerai encore, dans l’intervalle de 1833 à 1840, comme ayant paru à part ou dans la Bibliothèque universelle, la Traversée, la Peur, et quelques petites relations de voyages, la Vallée de Trient, le Grand Saint-Bernard, le Lac de Gers, le Col d’Anterne[13]. De ces derniers petits récits, j’aime la vérité simple, la grace rustique et naturelle, la belle humeur et la moquerie sans ironie. D’ordinaire, il y intervient un touriste ridicule, un Anglais gourmé, un Français entreprenant, une jeune fille charmante et qu’on protége, et qu’il faut trop tôt quitter. J’y vois une sorte de protestation modeste et de reprise en action contre les trop spirituelles impressions de voyage et les enjambées de nos grands auteurs, par quelqu’un du terroir, et qui, ayant beaucoup laissé dire, se décide à son tour à raconter. Chaque année en effet, en de certains mois, les voyageurs fondent sur la Suisse de tous les points de l’horizon, comme des volées d’étourneaux qui s’abattent. C’est une manière de transformation civilisée des anciennes invasions barbares : il y a aussi, selon le plus ou moins de talent, les simples pillards et les conquérans. Ils sont jugés les uns et les autres très justement, très finement, par les humbles habitans ou naturels du lieu (comme dit George Sand), qui souffrent dans leur cœur de ces légèretés de passage, qui s’en affligent pour les objets de leur culte, et qui, entre soi, après, se gaussent des railleurs. M. Töpffer répond à ce sentiment local dans ses gouaches franches sans hâblerie et sans pompe.

Chose bien singulière et petite moralité à tirer pour nous chemin faisant ! nous autres Français qui, en France et chez nous, distinguons si parfaitement les Gascons et croyons leur fixer leur part, une fois à l’étranger, nous faisons tous un peu l’effet de l’être.

La Peur est un récit minutieux et dramatique d’une impression d’enfance. Agé de sept ans environ, le jeune enfant se promenait en un certain lieu solitaire, et non loin du cimetière de la ville, avec son digne aïeul qui lui servait presque de camarade, comme c’est la coutume des excellens grands-pères, depuis le bonhomme Laërte jusqu’à grand-papa Guérin[14]. Mais, au milieu des jeux folâtres et au sortir du bain qu’il prend en s’ébattant dans une petite anse, voilà tout d’un coup qu’à la vue d’un débris, ou, pour parler net, d’une carcasse de cheval étendue sur le sable, l’idée obscure de la mort se pose à lui pour la première fois : un vague frisson l’a saisi pour tout le reste du jour. L’année suivante, son aïeul meurt, et l’enfant, qui suit le convoi sans trop savoir, se retrouve tout ému aux mêmes lieux. Quelques années après encore, vers l’âge de douze ans, sorti de la ville au hasard, sous l’impression d’un chagrin violent et un peu burlesque, d’un précoce dépit amoureux, il se retrouve le soir, seul, dans le même endroit de mystère. Il oublie l’heure ; les portes de la ville se ferment, et il est obligé de passer la nuit entière en proie aux terreurs. C’est la description de cette crise, dans toutes ses péripéties, que l’auteur a retracée avec un naturel parfait et comme minute par minute : joli tableau malicieux qui semble pointillé par la plume de Charles Lamb, ou sorti du pinceau d’un maître flamand.

La Traversée rentre dans la donnée d’Ourika ou du Lépreux, c’est-à-dire dans le roman par infirmité. Il s’agit d’un jeune bossu qui a des instincts chevaleresques, des velléités oratoires, qui a surtout des besoins de tendresse et qui souffre de ne pouvoir se faire aimer. Toute la première partie de l’histoire est aussi vraie que touchante et délicate ; je hasarderai une seule critique sur la fin. Le petit bossu, dans une traversée qu’il fait aux États-Unis d’Amérique, parvient à se faire remarquer par ses soins auprès d’un passager malade et de sa jeune femme qui va devenir veuve. Arrivé à terre, il continue de les assister. La femme reste sans protecteur ; il l’épouse, il devient père, il est heureux ; il écrit à son ami de Suisse, confident de ses anciennes douleurs : « Envoyez-moi donc vos bossus, nous leur trouverons femmes… » Ceci me choque. Ce jeune homme, même guéri de ses regrets, même heureux, ne devrait jamais, ce me semble, plaisanter de la sorte. Il a l’ame fière, chevaleresque. Or, les ames fières, on l’a justement remarqué, aiment encore moins l’amour et son bonheur, pour ce qu’elles y trouvent que pour ce qu’elles y portent ; et l’infirmité inévitable qu’il y porte, et qui l’a humilié si long-temps, devrait lui coûter à rappeler, à nommer, — à moins pourtant qu’il ne soit devenu tout à fait américain, ce qui est très possible, mais ce qui n’en serait pas plus aimable.

On ne saurait croire, hors de Paris, combien nous sommes sensibles au-delà de tout, aux plus légers manques de distinction à l’extrême surface, et c’est aussi la seule raison (si raison il y a) qui m’empêchera d’oser considérer comme chef-d’œuvre l’Héritage, dont l’idée est très heureuse, et l’exécution souvent fine et toujours franche. Un jeune homme de vingt ans, orphelin, destiné à une immense fortune que lui assure un oncle son parrain, s’ennuie et bâille tout le jour. Il se croit malade par manie, il se fait élégant faute de mieux ; sa jeunesse se va perdre dans les futilités, et son ame s’y dessècher, lorsqu’une nuit, allant au bal du Casino, un incendie, qu’il admire d’abord comme pittoresque, le prend au collet sérieusement ; il est obligé de faire la chaîne avec ses gants blancs ; il s’irrite d’abord, puis la nouveauté de l’émotion le saisit ; le dévouement et la fraternité de ces braves gens du peuple lui gagnent le cœur : il a retrouvé la veine humaine, et son égoïsme factice s’évapore. Une jeune fille qu’il aperçoit saisie elle-même par la chaîne, et qu’il reconduit ensuite avec une modestie discrète, achève la guérison. Le voilà amoureux d’une inconnue distinguée et pauvre. Son oncle qui l’apprend, et qui a sur lui d’autres projets, l’en plaisante comme d’une fredaine ; puis, le trouvant sérieux, il se fâche et finalement le déshérite. Lui, tout allégé, épouse la jeune fille et trouve le bonheur. On conçoit le charme et le profond de l’idée ; mais, dans toute la première partie, le jeune homme, qui est un élégant de là-bas, ne nous paraîtra pas tout-à-fait tel ici. C’est une affaire d’étiquette et de tailleur peut-être, affaire des plus importantes toutefois pour notre superbe délicatesse. Ce jeune homme parle beaucoup trop de ses instrumens de barbe (est-ce qu’on se fait la barbe encore ?), de son savon perfectionné, de son cure-dent surtout, et de la côtelette qu’il mange. Ce sont des riens ; ils font tache pour nous, sans qu’il y ait guère de la faute de l’auteur, qui n’était pas tenu de deviner nos entresols de lions à la mode, quand il ne peignait qu’un mirliflor du quartier.

N’est-ce pas à propos de l’Héritage encore, et comme venant aggraver ces élégances qui retardent, qu’il m’est permis de noter grammaticalement plusieurs locutions particulières qui se reproduisent assez souvent dans les pages de M. Töpffer, et qui semblent appartenir à notre vieille langue surannée ? Je leur bâille contre, pour, je leur bâille au nez. Et en parlant au valet qui annonce à contre-temps l’oncle parrain : « Imbécille ! j’étais sûr que tu me le pousserais dessus. » Molière, dans la scène II du Mariage forcé, fait dire à Sganarelle que Géronimo salue, chapeau bas : « Mettez donc dessus, s’il vous plaît ; » ce qui signifie : Couvrez-vous. Dans l’idiome du canton de Vaud, on dit encore vulgairement je me suis pensé, pour j’ai pensé ; ainsi dans les Contes et les nouvelles Récréations attribuées à Bonaventure Desperiers, à la nouvelle LXV du tome II, on lit : « Ce régent se pensa bien que, pour aller vers une telle dame, il ne falloit pas estre despourveu… » Toutes les locutions singulières du patois genevois ou vaudois sont loin sans doute de pouvoir ainsi s’autoriser par d’authentiques exemples. M. Töpffer le sait bien, et en général il fait choix ; en vrai disciple de Paul-Louis Courier, il ne va pas toujours aussi couramment qu’il en a l’air. Tous ces mots du cru, ces locutions jusque-là éparses chez lui un peu au hasard, se sont même élevés à l’art véritablement, sous sa plume, dans quelques lettres de Champin, l’un des personnages du Presbytère : « On y peut voir, dit-il excellemment, ce qu’est notre idiome local parlé dans toute sa nationale pureté, et juger de la difficulté qu’on doit éprouver à se dépouiller, pour écrire purement, de cette multitude d’idiotismes, dont les uns, inusités dans la langue française actuelle, n’en sont pas moins de souche très française, dont les autres voilent sous une figure expressive le vice de leur origine, dont tous ont pour nos oreilles le caractère du naturel et le charme de l’accoutumance. » Quant à nous pour qui cette accoutumance n’existe pas, quelque chose pointant du charme se retrouve. Est-de donc le pur caprice d’un palais blasé ? Ce que je puis dire, c’est que ces idiotismes, ménagés et bien pétris dans un style simple, me font l’effet d’un pain bis qui sent la noix.

Les idiotismes s’en vont, on est trop heureux de les ressaisir ; on l’est surtout de les retrouver autour de soi sans trop d’effort, et de n’avoir qu’à puiser. Ç’a été la situation de M. Töpffer. Et quel moment mieux choisi, si on l’avait choisi, pour oser toutes les expériences de couleur et de poésie dans le langage ? Je conçois en d’autres temps du scrupule et la nécessité pour l’auteur de se tenir avant tout et de n’opérer qu’avec nuance dans le cercle régulier dessiné ; mais aujourd’hui qu’est-ce ? le public d’élite et le cercle, où sont-ils ? Je ne vois que des individus épars, une écume de toutes parts bouillonnante, et quelquefois très brillante en se brisant, qu’on appelle langue, et des pirates intitulés littérateurs qui font la course. Sauve qui peut dans ce désarroi, et butine qui ose ! C’est le cas pour chacun d’aller, son grand ou petit train intrépide ; c’est le cas comme pour Montaigne, à la fin du XVIe siècle. Laissons faire les petits Montaigne.

L’Histoire de Jules[15] n’est pas plus à analyser que le Voyage autour de ma Chambre ; elle se divise en trois parties dont le seul inconvénient est d’avoir l’air de recommencer trois fois, mais on y consent volontiers à cause de la simplicité extrême. Les momens d’ailleurs sont différens. Dans le premier livre, intitulé les Deux Prisonniers, Jules est un écolier enfant, un adolescent à peine ; il aime déjà Lucy. Dans le second moment, qui s’intitule la Bibliothèque de mon Oncle, c’est de la jeune juive, si docte et si belle, qu’il est épris mystérieusement ; elle meurt. Dans la troisième partie nommée du nom d’Henriette, et où Lucy mariée reparaît agréablement, le jeune homme a grandi, il est artiste et homme ; l’affection sérieuse et moins fleurie aboutit à l’union durable.

Ce sont, on le voit, comme chez Nodier, des souvenirs romancés de jeunesse, mais moins romancés et avec moins d’habileté. Une certaine lenteur de ton qui se confond ici à la grace décente, l’honnêteté du cœur intacte avec la malice enjouée de l’esprit, la nature prise à point, respirent dans ces pages aimables : le sens moral qui en ressort tendrait à tuer surtout le grand ennemi en nous, c’est-à-dire la vanité. Dès le début, on voit l’écolier Jules se moquer en espiègle de son précepteur, M. Ratin, lequel a sur le nez une certaine verrue très singulière ; cette verrue nous est racontée au long et décrite avec ses poils follets, ainsi que la lutte fréquente du bon pédant avec la mouche mauvaise qui s’obstine à s’y poser. De là le fou rire de l’écolier, de là les sorties de M. Ratin à tout propos contre le fou rire et contre les immoralités qu’il engendre : « Réfléchissant depuis à cette verrue, dit notre historien, je me suis imaginé que tous les gens susceptibles ont ainsi quelque infirmité physique ou morale, quelque verrue occulte ou visible, qui les prédispose à se croire moqués de leur prochain. » Chez quelques-uns, par une variété de la maladie, au lieu de se croire moquée, la verrue se flatte d’être admirée ; elle se rengorge. C’est cette infirmité dans les deux sens que M. Töpffer appelle, pour abréger, le bourgeon, le faible de vanité d’un chacun ; il déduit très bien cela. Il y voit avec raison le germe de bien des travers et de bien des maux ; être et paraître ; c’est à l’écraser et à l’extirper, ce besoin de faire effet, qu’il croit que consiste le plus fort de la morale : « Chose singulière ! au-delà de certaines limites, l’effort tourne contre vous ; en voulant extirper le bourgeon, c’est un bourgeon que vous reformez à côté ; vous dites : Je puis me flatter que je n’ai plus de vanité, et ceci même est une vanité. Aussi, ajoute-t-il, ne pouvant tout faire, j’ai pourvu au plus pressé. Je lui laisse pour amusette mes tableaux, mes livres, en lui interdisant toutefois les préfaces, bien qu’il m’en conseille à chaque fois ; mais il est de plus sérieuses choses que j’ai mises à l’abri de ses atteintes. Ce sont mes amitiés d’abord… » Ensuite ce sont ses plaisirs, ses jouissances saines d’homme naturel, d’artiste, le dîner du dimanche sous la treille, le coudoiement du peuple, la source perpétuelle de l’observation vive. « Sous ces feuillages je retrouvais, dit-il, les jeux charmans de l’ombre et de la lumière, des groupes animés, pittoresques, et cette figure humaine où se peignent sous mille traits la joie, l’ivresse, la paix, les longs soucis, l’enfantine gaieté ou la pudique réserve. » Jean-Jacques sentait de même, pauvre grand homme, tant dévoré du bourgeon ! L’auteur de Jules pratique à la Jean-Jacques et à moins de frais la nature et la foule ; il y recueille, chemin faisant, une quantité de petits tableaux, qu’il nous rend au vif et qui ont la transparence d’un Teniers ou d’un Ostade. En voulez-vous un échantillon : « À droite, c’est la fontaine où tiennent cour autour de l’eau bleue servantes, mitrons, valets, commères. On s’y dit douceurs au murmure de la seille qui s’emplit… » Rien que ces quelques mots ainsi jetés, familiers et envieillis, n’est-ce pas déjà harmonie et couleur ?

Mais le véritable chef-d’œuvre de M. Töpffer, et que j’ai exprès réservé jusqu’ici, me paraît être le premier livre du Presbytère. Je dis le premier livre uniquement, parce qu’il a d’abord été publié à part, parce qu’il fait un tout complet, parce qu’il ne nous donne du sujet que la fleur, et que c’est précisément cette fleur qui était en question et que l’on contestait à la littérature de Genève. Les livres suivans ont grand mérite encore et intérêt, comme nous le devons dire ; mais on s’y enfonce dans le terroir, et ce n’est pas notre affaire, à nous lecteurs toujours pressés et légers.

Genève et la Suisse sont la patrie moderne de l’idylle ; au pied des grands monts, dans ces petits jardins un peu pomponnés, on l’y pratique journellement, et cela même était une raison peut-être pour qu’on n’en écrivît point de distinguées. Ce qu’on est en train de pratiquer et de vivre, on ne l’idéalise guère. Il faut être un peu à distance de son modèle pour le peindre. C’est toujours l’histoire de ces amans qui aiment trop pour pouvoir dire. Quoi qu’il en soit, voilà une idylle véritable, née du pays, fille du Salève, et digne de se placer modestement à la suite de toutes celles qui ont fleuri, depuis Nausicaa, la première de toutes et la plus divine, jusqu’à Hermann et Dorothée.

Charles est auprès d’une mare, à midi, couché, à contempler trois graves personnages paisibles, trois canards endormis et bienheureux. Un malin désir le prend, il lance une pierre dans la mare et réveille du coup les trois heureux troublés. Lui-même, dans sa vie, il va éprouver quelque chose de semblable. Charles rêve, il rêve beaucoup plus depuis quelque temps ; il aime Louise, la fille du chantre, et s’il en croit de chers indices, une main donnée et oubliée dans la sienne à une certaine descente de montagne, Louise tout bas le lui rend. Mais le chantre est un homme dur, sévère, impitoyable. Un mot de lui, jeté en un moment de colère, a cruellement appris à Charles qu’il est un enfant trouvé. Le pauvre enfant ne s’en était pas douté jusque-là, tant M. Prévère, le digne pasteur, avait été pour lui un bon père. Enfant trouvé peut-il donc prétendre à la main de Louise ? C’est ce jour même où Charles rêve près de la mare, et où il vient de troubler les canards avec sa pierre, c’est ce jour-là que l’orage va éclater. M. Prévère paraît à la fenêtre de la cure d’un air pensif ; il a résolu d’éloigner Charles pour quelques années, de l’envoyer à la ville chez un ami près de qui le jeune homme pourra continuer ses études et se préparer, si Dieu le permet, aux fonctions du ministère. Avant qu’il ait appelé Charles pour lui signifier le départ, celui-ci, qui semble avoir le pressentiment de quelque explication, s’est dérobé de dessous les yeux de M. Prévère, à la suite de son autre ami le bon chien Dourak, arrivé là tout à propos. En s’approchant du mur qui soutient la terrasse de la cure, à quelques pas de la mare, sous un creux de buisson, il aperçoit le chantre en personne, faisant la sieste et tout au long étendu. Une lettre à demi ployée sort de sa poche ; Charles l’a remarquée ; une lettre !… De qui cette lettre ? Lui-même il a, depuis six mois, ses poches remplies de lettres qu’il écrit sans cesse et qu’il relit solitaire, sans jamais oser les remettre. Si Louise avait écrit, si le chantre avait parlé à M. Prévère, si l’air pensif de M. Prévère se rattachait à cela ?… la curiosité le saisit. Il s’approche du chantre endormi et dont le somme tire à sa fin ; il rampe autour de lui, il lit déjà, c’est bien de Louise. Mais qu’est-ce ? Il est saisi tout d’un coup par un mouvement imprévu, par un tressaut[16] du dormeur, il est pris sous lui et ne peut plus s’échapper. Dourak s’en mêle ; réveil complet et grande colère du chantre. Bref, il est décidé, après un entretien à la promenade avec M. Prévère, que Charles partira le soir même pour Genève, et qu’il quittera pour long-temps la cure, pour toujours Louise et ses espérances. Mais de nuit, déjà en route, il revient sur ses pas ; il veut revoir les lieux encore, épier les derniers bruits du logis, la lumière de Louise s’éteignant. Presque surpris une seconde fois par le chantre soupçonneux qui rôde, il n’a que le temps de se réfugier dans l’église ; il s’y laisse enfermer, y passe la nuit, et, accablé de fatigue et d’émotions, s’y endort profondément. Le lendemain, au réveil, c’était dimanche ; la foule va venir, il n’est plus l’heure de s’esquiver. Par bonheur, l’orgue (Charles s’en ressouvient à temps) est en réparation et ne doit pas jouer ce jour-là ; il s’y cache. La prière commence ; M. Prévère ouvre la Bible et y lit ces mots comme texte du discours qu’il va prêcher : Quiconque reçoit ce petit enfant en mon nom, il me reçoit. En effet, le bruit s’était répandu, par la paroisse, du refus du chantre, du départ de Charles ; on plaignait l’un, mais on approuvait l’autre. Le cœur de M. de Prévère s’en est brisé, et il s’échappe devant tous en de chrétiennes plaintes. Éloquent et miséricordieux sermon durant lequel Louise, avant la fin, est obligée de sortir, qui fait fondre en pleurs tout l’auditoire, et amollit le chantre lui-même et sa dure nature ! Trois jours après, à Genève, Charles, qui s’y est rendu en sortant de sa niche, dès qu’il l’a pu, reçoit du chantre une lettre qu’il faut lire en son idiome natif, et, jointe à la lettre, la montre de famille, gage des fiançailles.

On entrevoit assez sur cette simple esquisse tout un cadre ouvert à une attrayante vérité. Est-il besoin, pour la confirmer, de dire que le fond de ce naturel tableau procède de souvenirs qui appartiennent à la première enfance de l’auteur ? La cure, c’est le village de Satigny ; l’original de M. Prévère, du pasteur comme se l’est peint la tendre imagination de l’enfant, a réellement existé ; il existe encore ; c’est, m’assure-t-on, M. Cellérier, aujourd’hui courbé sous les ans et les travaux, le père du recteur actuel de l’Académie, et dont les sermons, plusieurs fois réimprimés, sont bien connus des protestans. Toutefois l’admirable discours de M. Prévère paraît avoir été plutôt inspiré de la manière de Réguis, éloquence simple et mâle, et qui rappelle la belle école française[17]. L’exécution générale du style, dans ce que j’appelle l’idylle, reste à la fois naturelle et neuve, pleine de particularités et d’accidens, riche d’accent et de couleur ; c’est un style dru ; il sent son paysage. Les quelques taches de diction qu’on y peut surprendre seraient aussi aisées à enlever que des grains de poussière sur le feuillage verdoyant qui entoure la mare.

Les livres suivans du Presbytère, qui, à cause de leur spécialité et de leur dimension, ne sauraient s’adresser au gros des lecteurs d’ici, ne gardent pas moins, pour nous autres critiques, un intérêt prolongé et un mérite d’art auquel M. Töpffer ne s’était jamais élevé jusque-là. Charles, une fois à Genève, placé dans la maison de M. le pasteur Dervey, où il poursuit ses études, correspond avec Louise, avec M. Prévère, avec le chantre Reybaz. Ceux-ci lui répondent ; les lettres de Louise surtout sont fort jolies et d’une piquante finesse. Un certain Champin, portier de la maison où demeure Charles, renoue avec Reybaz qu’il a connu autrefois, et devient bientôt le mauvais génie du roman. Ce Champin est une figure toute locale, comme qui dirait un ancien jacobin de Genève ; moyennant les lettres qu’il lui prête, l’auteur a cherché à représenter le vieil idiome populaire de la cité et de la rue dans tout son caractère, tandis que, par les lettres de Reybaz, il a voulu exprimer la langue des anciens de village, dans les cantons retirés où se conserve un français plus vieilli que celui des villes et plus coloré quelquefois. « Ce serait, dit-il de cette dernière, ma langue naturelle, si on se choisissait sa langue. Sous cette histoire développée des deux fiancés, il y a donc une étude approfondie de style, si je l’osais dire, tout comme dans les Fiancés de Manzoni, auxquels l’auteur a dû plus d’une fois penser ; mais c’est le style genevois, tant municipal que rural, qui s’y trouve expressément reproduit dans toutes ses nuances, et cela circonscrit le succès. Il me semble pourtant, dût la proposition d’abord étonner un peu, que, maintenant que l’Académie française entreprend un Dictionnaire historique de la langue, ce dépôt de vieux parler cantonnal, rassemblé dans le Presbytère, pourrait devenir un des fonds à consulter ; on en tirerait à coup sûr des remarques utiles sur la fortune et les aventures de certains mots. — Parmi les observations plus ou moins sérieuses que Charles transmet à Louise à travers l’effusion de ses sentimens, il en est qui touchent à des personnages historiques, célèbres dans le pays ; je noterai le dîner chez M. Étienne Dumont (lettre LIX). L’intégrité de vénération qui s’attache encore aux hommes méritans de ces contrées, et qui lie les générations les unes aux autres, s’y peint avec de bien profondes et pures couleurs. En lisant ces pages véridiques et me souvenant des objets, je comparais involontairement avec nous. Cela, me disais-je, ne peut se passer, se maintenir de la sorte que dans un ordre de société où cette rapidité dévorante ou futile, cette banalité qu’on appelle la mode ou la gloire, n’a pas flétri et usé les vertus. Ici, aussitôt parvenu à de certaines positions, on fait trop vite le tour de l’espèce ; on la connaît trop par tous ses vilains côtés ; on ne croit plus en elle, à moins d’avoir un fonds incurable d’illusion ou une intrépidité voulue d’optimisme. La plupart des hommes célèbres en France, s’ils n’y prennent garde, meurent, au moral, dans un véritable état de dilapidation, j’allais dire pis. Là-bas, les choses ont gardé leur proportion encore ; les bons côtés ne sont pas trop entamés ; la discrétion, le respect de soi-même et des autres, une certaine lenteur à vivre, subsistent et conservent. On peut s’y croire à l’étroit par momens, et trouver que le théâtre ne suffit pas ; mais combien cette impression de gêne et à la fois de ressort est préférable à la lassitude des ames qui sentent qu’elles ne suffisent pas elles-mêmes à leur théâtre et qu’elles s’y dissipent à tous les vents !

J’avais pensé à détacher et à citer encore, pour finir, deux lettres du Presbytère, à mon gré délicieuses (VIII et IX), l’une de Charles, l’autre de Louise. Ils se racontent leurs impressions, chacun de leur côté, durant un orage. Que fait Louise à la cure dans ce moment même et sous ces nuages de grêle qui s’amassent ? se demandait Charles, une après-midi, accoudé à la fenêtre ; et il s’amuse à le supposer et à le décrire. Louise, en réponse, lui raconte ce qu’elle faisait réellement, et où l’orage les a surpris. Différence et concordance gracieuse ! Charles, en devinant, s’est trompé, mais de peu ; il s’est trompé sur les incidens, non pas sur les sentimens. Puis l’impression de sourire tourne bientôt au sérieux, lorsque, dans une prochaine lettre du chantre, on voit que cet orage, qui n’a servi qu’à nourrir la rêverie des amans, a haché les grains, foudroyé un clocher, tué peut-être un sonneur ; on est ramené au côté prosaïque de la vie. Mais je ne fais qu’indiquer ces passages, tout charmans qu’ils soient, pour ne pas tomber moi-même dans l’inconvénient de prolonger. Je renvoie aussi au livre pour le dénouement final de l’histoire, lequel est trop triste et, à partir d’un certain moment, trop prévu.

En achevant cette lecture d’un auteur chez qui la littérature est née tout entière des habitudes morales et du foyer de la vie, est-ce une conclusion purement critique que je suis tenté d’y rattacher ? Irai-je représenter à M. Töpffer qu’ayant une fois atteint à l’art, il lui faut tâcher désormais de s’y tenir ; que l’inconvénient et la pente pour tout artiste, en avançant, est de se lâcher, surtout quand on manque d’une scène, d’un public sans cesse éveillé et jaloux ; qu’il n’est déjà plus dans ce cas lui-même, et que, sans trop retrancher à ses plaisirs, il doit songer pourtant qu’il a contribué aux nôtres, et que l’œil est sur lui ? Oh ! non pas ; je laisse au bourgeon, comme il l’appelle, le soin de lui dire toutes ces choses, de lui en suggérer beaucoup d’autres ; et bien plutôt, pour mon propre compte, je revois en idée les lieux, les doux coins de terre tranquilles qui se peignent dans ses écrits ; il reste, à qui une fois les a bien connus, un regret de n’y pas toujours vivre. On se demande ce qui y manquerait en effet, à portée de l’amitié discrète, au sein de l’étude suivie, en face de la nature variée et permanente. Il y manquerait bien sans doute de certains petits coins de faubourg, qu’on peut croire, sans flatterie, les plus polis et les mieux éclairés du monde. Mais quoi ? dans cette vie, y aurait-il lieu vraiment à la moindre rouille pour l’esprit, pour le goût ? Serait-ce jamais le cas au mot de Cicéron du fond de sa Cilicie : Urbem, urbem, mi Rufe, cole, et in istâ luce vive ? Un peu d’accent peut-être, à la longue, à la fin, marquerait la parole, — un peu d’accent tout au plus, et que nul n’apercevrait. Et qu’importe, si on avait le fond, si on était heureux et sage, si les dissipations de l’ame s’amortissaient ? Et je me rappelais ces vers sentis qu’une muse du Léman adressait au noble poète Mickiewicz, lorsqu’hier la France le disputait à l’humble canton qui n’avait pas désespéré de le garder :

Dans nos vergers tout devient rêverie,
Vague bonheur que l’on garde à genoux,
Frais souvenir, souci de bergerie,
Clos d’une haie ainsi que la prairie ;
Plaisirs du cœur que le cœur seul varie ; …
Consolez-vous !

Il a été fort question d’idylle en tout ceci : nous ne pouvions mieux la clore.


Sainte-Beuve.
  1. Bibliothèque Charpentier, dans un volume intitulé Nouvelles genevoises.
  2. Dans le recueil des Deux Voix, par Juste et Caroline Olivier.
  3. Petit exemple, en passant, de cette pesanteur de diction dont il s’agit.
  4. Le Dictionnaire dans lequel Jules (Histoire de Jules, première partie) trouve l’histoire d’Héloïse, n’est autre que celui de Bayle.
  5. M. Aubert en a contrefait trois ici, à Paris, mais il n’en faudrait pas juger par-là.
  6. Autographiées chez Frutiger, à Genève.
  7. Chap. XIX, IVe livre du Traité du lavis à l’encre de Chine.
  8. Je trouve chez une humble et douce muse de l’Angleterre, chez mistriss Caroline Southey, femme du grand poète de ce nom et fille elle-même de l’aimable poète Bowles, une toute petite pièce qui me paraît compléter la pensée de M. Töpffer, et que je voudrais en passant cueillir comme une pervenche au bord du chemin.

    SONNET.

    Je n’ai jamais jeté la fleur
    Que l’amitié m’avait donnée,
    — Petite fleur, même fanée, —
    Sans que ce fût à contre-cœur.

    Je n’ai jamais contre un meilleur
    Changé le meuble de l’année,
    L’objet usé de la journée,
    Sans en avoir presque douleur.

    Je n’ai jamais qu’à faible haleine
    Et d’un accent serré de peine
    Laissé tomber le mot Adieu ;

    Malade du mal de la terre,
    Tout bas soupirant après l’ère
    Où ce mot doit mourir en Dieu.

  9. IIe livre du Traité du lavis à l’encre de Chine.
  10. Chap. VIII du IIIe livre du Traité.
  11. Quelques-uns ont été recueillis dans un volume de Nouvelles et Mélanges. (Genève, Cherbuliez, 1840.)
  12. Aujourd’hui le premier des cinq livres dont se compose ce roman. (Le Presbytère, 2 vol. in-8o, 1839.)
  13. Le tout recueilli dans le volume, déjà cité, de Nouvelles et Mélanges. (Genève, 1840).
  14. Le vieil et célèbre avocat Loisel, retiré à Chevilly, près Villejuif, tout à la fin de ses jours, et n’y ayant pour compagnie que son petit-fils, a fait ce distique charmant :

    Quis civilliacâ lateat si quæris eremo,
    Laertesque senex, Telemachusque puer
    .

  15. Un vol.  in-8o, Genève, 1838.
  16. Tressaut, comme on dit soubresaut, sursaut, mot excellent et de vieille souche que tressaillement ne supplée pas.
  17. Réguis, curé dans le diocèse d’Auxerre et ensuite dans celui de Gap, à une époque peu éloignée de la révolution française. Son nom manque dans toutes nos biographies ; il n’est connu que des protestans. Pour l’énergie et l’onction, il a des parties du grand orateur chrétien. On a réimprimé ses discours en deux volumes (in-8o, Genève, 1829), sous le titre de la Voix du Pasteur ; mais, pour les mieux accommoder à l’édification des fidèles réformés, on en a souvent modifié le texte.