Poésies allemandes/Texte entier

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Poésies allemandes, traduction Gérard de Nerval (Édition de 1877)



POÉSIES ALLEMANDES


NOTICE
SUR
LES POËTES ALLEMANDS


Ce serait une erreur de croire que la littérature allemande aujourd’hui si brillante, si riche en grands noms, remonte par une chaîne non interrompue à cette vieille poésie du Nord, dont elle porte le caractère. C’est après plusieurs siècles d’imitations étrangères ou d’inspirations nationales faibles et incolores, que la poésie allemande constitua cette belle école dont Klopstock fut le premier maître, et qui, bien que s’affaiblissant depuis Gœthe et Schiller, n’a point encore cessé de produire. La véritable gloire littéraire de l’Allemagne ne date donc que de la dernière moitié du XVIIIe siècle. En remontant plus haut, on ne trouve guère qu’un seul ouvrage, le poëme des Niebelungen, qui soit digne d’exciter vivement l’intérêt.

Avant l’apparition de cette immense épopée, qui parut vers le temps de Frédéric Ier, surnommé Barberousse, on ne peut recueillir que des notions incertaines sur les premiers poëtes germains. Les ouvrages les plus anciens et les plus remarquables dont on se souvienne sont écrits en gothique ; mais cette langue cessa bientôt d’être en usage, et fut remplacée par la langue franque que parlaient les Francs qui envahirent la Gaule sous les Mérovingiens. Cette dernière fut parlée aussi en France jusqu’à Charlemagne, qui tenta de la relever de la désuétude où elle commençait à tomber, en Allemagne surtout. Il fit même faire un recueil des légendes et chants nationaux composés dans cette langue ; mais elle ne fut plus d’un usage général, et, comme le latin, ne sortit plus de l’enceinte des cours et des couvents. Le saxon ou bas germain plaisait davantage au peuple, et c’est en saxon que furent composées les premières poésies vraiment nationales de l’Allemagne.

Leur succès était tel, que Charlemagne s’en effraya. Ces chants, tout empreints du patriotisme et de la mythologie des vieux peuples du Nord, apportaient un grand obstacle aux progrès de sa domination et de la religion chrétienne qu’il voulait leur imposer. Aussi furent-ils sévèrement défendus après la conquête, et ceux particulièrement que ces peuples avaient l’usage d’entonner sur la tombe de leurs parents.

Cette proscription dura encore même après la chute de l’empire de Charlemagne, parce que les ecclésiastiques craignaient aussi l’influence des idées superstitieuses qui régnaient dans ces chants, qu’ils nommaient « poésies diaboliques » (carmina diabolica). Pendant plusieurs siècles, les vers latins furent donc seuls permis et encouragés ; de sorte que les peuples ne participaient plus aux grandes inspirations de la poésie.

Ce fut à l’époque des croisades que le vers reparut dans la langue vulgaire. On retrouve là une période analogue à celle de nos troubadours, et ces poëmes composés pour les cours et pour les châteaux n’arrivaient guère non plus jusqu’à la foule, qui commença dès lors à avoir ses poëtes et ses narrateurs grossiers, parmi lesquels Hans Sachs, le cordonnier, a seul laissé un nom célèbre.

On ne sait trop comment classer le poëme des Niebelungen (Livre des héros), dont on ignore les auteurs, mais qui, versifié vers le xive siècle, doit remonter beaucoup plus haut comme invention. Il en est de même pour nous des romans de chevalerie du cycle d’Artus et du cycle de Charlemagne, qui furent refaits et retraduits de siècle en siècle, sans qu’on puisse davantage indiquer clairement la source et l’époque de leur composition.

Le poëme des Niebelungen se rapporte aussi aux premiers temps semi-fabuleux de la chevalerie. Le sujet n’en est pas moins grand que celui de l’Iliade, auquel on l’a si souvent comparé. La peinture et la sculpture allemandes tirent encore aujourd’hui des récits de ce poëme leurs plus belles inspirations, et le sentiment de l’unité nationale s’y retrempe toujours avec orgueil.

Les minnesinger ou maîtres chanteurs perfectionnèrent la poésie chevaleresque, et parvinrent même à la populariser autant que possible, par les ressources et les efforts de leur institution semi-religieuse, semi-féodale. Ces compagnons, la plupart pauvres, mais d’illustre naissance, ainsi que nos trouvères, parcouraient les châteaux et les villes, et luttaient devant tous dans les fêtes publiques, comme les poëtes de l’antiquité.

C’est le dialecte souabe qui prédomine dans leurs ouvrages ; langue molle et doucereuse, parfaitement adaptée à leurs sujets chevaleresques, galants et parfois satiriques. On ne peut donner au juste la date de la décadence de cette poésie, qui n’a fait briller aucun nom, et n’a laissé aucun monument digne de souvenir.

À partir de la Réforme, l’imagination des Allemands se tourna trop complètement vers les idées théologiques et philosophiques pour que la poésie prît une grande place. Luther ne la trouva bonne qu’à rimer des cantiques sacrés. D’ailleurs, le dialecte souabe allait mourir sous sa traduction de la Bible. Luther créa le nouvel allemand, celui de nos jours ; le Nord triompha du Midi, et, les anciennes cordes se refusant à vibrer, il fallut en attacher de nouvelles.

Peu à peu la poésie lyrique se releva sous une autre forme, mais elle ne fut longtemps qu’un pâle écho des autres littératures. Mathisson, Ramler, Blumaüer et Rabener le satiriste entonnèrent tour à tour des chants épiques, lyriques et didactiques ; Gleim composait des fables ; Opitz, Gottehed et Bodmer brillèrent aussi dans cette école semi-française du xviiie siècle.

Klopstock commence une ère nouvelle, et entame, ainsi, que nous l’avons dit, la série des poëtes modernes. Comme versificateur, il tenta de créer une nouvelle lyrique à la manière des Grecs, sans rime, mais avec le rhythme ancien ; il ne se contenta pas de l’invention de l’hexamètre, il alla plus loin et composa dans cette forme un grand nombre de poésies ; mais cette réforme fut peu goûtée. Plus heureux dans ses pensées que dans sa forme, il donna à la poésie moderne une inspiration à la fois religieuse et nationale, « la faisant toucher, suivant l’expression de Schlegel, d’une main au christianisme, et de l’autre à la mythologie du Nord, comme aux deux éléments principaux de toute culture intellectuelle et de toute poésie européenne moderne. » Aussi la sensation que produisit en Allemagne l’apparition de la Messiade fut-elle prodigieuse : l’histoire littéraire de tous les peuples offre peu d’exemples d’un succès aussi éclatant ; c’était un de ces ouvrages que chacun regarde comme la réalisation de tous ses vœux, de toutes ses espérances en littérature, et qui remettent à l’école tous les écrivains d’un siècle. De sorte que rien ne manqua au triomphateur, pas même les insultes des esclaves : toutes les coteries, toutes les écoles littéraires, dont ce succès ruinait totalement les principes et la poétique, fondirent avec fureur sur le jeune étudiant qui se trouvait être soudain le premier et même le seul poëte de l’Allemagne. Mais, au sein de toute cette gloire, Klopstock avait à peine de quoi vivre, et se voyait forcé d’accepter l’offre d’un de ses parents, nommé Weiss, qui lui proposait de faire l’éducation de ses enfants. Il se rendit chez lui à Langensalza, et là, se prit d’une passion malheureuse pour la sœur de son ami Schmied. Cette jeune fille, qu’il appelle Fanny dans ses poésies, honorait le poëte presque comme un dieu, mais le refusa constamment pour époux. Il tomba alors dans une mélancolie qui dura longtemps ; cependant, ses études littéraires et ses voyages finirent par l’en guérir si bien, qu’il épousa, en 1754, Marguerite Moller, une de ses admiratrices les plus passionnées.

Or, ce fut là la plus belle époque de sa vie, il terminait les dix premiers chants de la Messiade, et composait ses plus belles odes ; mais, depuis la mort de sa femme, arrivée en 1758, et à laquelle il fut extrêmement sensible, il ne retrouva plus les inspirations de sa jeunesse ; seulement, il s’enthousiasma plus tard pour les premiers temps de notre révolution, et composa un assez grand nombre d’odes politiques, qui lui valurent le titre de citoyen français.

Cependant le règne de la Terreur fut bientôt l’objet de toute son indignation, comme on le verra dans l’ode sur Charlotte Corday : le vieux poëte pleurait alors amèrement les dernières illusions pour lesquelles son âme s’était réveillée, et que le couteau de Robespierre avait aussi frappées de mort.

Klopstock était né, en 1724, dans l’abbaye de Quedlimbourg ; il mourut à Hambourg en 1803, après avoir été témoin de la plupart des triomphes de Goethe et de Schiller, dans cette littérature qu’il avait relevée et comme préparée à un essor plus sublime. Il était, ainsi que Vieland et Gœthe, membre de l’Institut national de France.

Vieland, Herder, Lessing, Hœlty, suivirent plus ou moins Klopstock dans la voie qu’il avait ouverte. Herder a composé un Cid épique et lyrique, Vieland créa son Obéron dans le goût des poëmes italiens du moyen âge. Mais tous ces auteurs refusèrent d’adopter la versification de Klopstock ; la rime triompha de tous côtés ; Stolberg, le traducteur d’Homère et le créateur d’un nouveau style dans le genre ïambique, précéda Burger, duquel date la phase la plus importante de la nouvelle poésie lyrique. Il porta surtout l’analyse intime dans la poésie, et sa vie était bien faite pour l’inspirer dignement. Rompant tout à fait avec le genre didactique, admiratif, et d’imitation grecque ou latine, il osa chanter ses propres sentiments, ses impressions, sa vie, ses amours. Ceux-ci lui ont fourni un continuel aliment et des contrastes sans nombre. Après avoir mené une jeunesse assez dissipée, Burger, déjà célèbre, songea à se marier ; il fit une proposition de mariage à une jeune fille qu’il croyait aimer ; mais, le jour même du mariage, il vit pour la première fois sa belle-sœur Molly, âgée alors de dix-sept ans, et involontairement il s’écria : — Ah ! malheureux, je me suis trompé !

Tous ses chants sont donc adressés à Molly, qui elle-même était éperdument amoureuse de Burger marié.

La morale n’eut cependant rien à redire à cette sympathie, car Molly était vertueuse ; mais il arriva que la femme du poëte mourut, et, si l’on en croit quelques suppositions, d’une mort volontaire, pour céder le cœur de Burger à Molly, sa sœur.

Ils s’épousèrent et vécurent heureux, quoiqu’ils fussent bien pauvres, et de là datent les chants de la liberté, de la joie de Burger. Mais, hélas ! Molly mourut dans ses premières couches, et notre poëte fut au désespoir. Il errait donc d’un lieu à l’autre, traînant avec lui une maladie de poitrine, lorsqu’une veuve de Francfort, se disant amoureuse de ses poésies, lui fit des propositions de mariage par écrit. Comme elle avait de la fortune, il accepta ; mais, un an après son troisième mariage, il divorça, et s’en alla seul chercher la mort et une place à côté de sa chère Molly. Tel fut Burger, qui, il est vrai, avait déjà un modèle en Hœtly, professeur de différentes langues, et qui le premier sut trouver le ton naturel des chants populaires. Burger, mort, en 1794, a laissé des chansons, des ballades, des contes, des épigrammes, et surtout sa célèbre ballade de Léonore, qui parut en 1772, deux ans avant son premier mariage.

Schiller marche encore l’un des premiers de cette famille de poëtes créateurs. Célèbre en France par ses pièces de théâtre surtout, il nous est moins connu comme poëte lyrique ; mais, en Allemagne, sa poésie est populaire.

Jean-Frédéric Schiller naquit en 1759 à Marbach, petite ville de Souabe ; son père, qui était jardinier du duc de Wurtemberg, lui fit faire quelques études, jusqu’au temps où le duc de Wurtemberg le prit sous sa protection, et, lui ayant fait apprendre un peu de médecine, le nomma à vingt ans, par grâce singulière, chirurgien de son régiment de grenadiers. Mais le jeune Schiller, qui avait peu de goût pour cette carrière, en avait pris beaucoup, au contraire, pour le théâtre, et composa vers ce temps son premier ouvrage, les Brigands, qui fut représenté à Mannheim avec un grand succès. Son protecteur cependant ne s’en émerveilla pas, et lui ordonna d’en finir avec le théâtre sous peine de perdre sa protection. Sa sévérité s’étendit jusqu’à le priver quelque temps de sa liberté. L’homme qui avait écrit les Brigands devait souffrir plus que tout autre d’une telle punition ; aussi saisit-il avec empressement la première occasion de s’échapper, et dès ce moment la littérature fut sa seule ressource. Il se fixa à Mannheim, et y composa plusieurs pièces de théâtre, qui, à l’âge de vingt-quatre ans, le placèrent au premier rang des écrivains de sa patrie. C’est de cette époque (1783) que datent ses premières poésies, qui furent universellement admirées, et lui valurent une belle place auprès de Gœthe, que dans ce genre pourtant il n’effaça pas. C’est ce que ne peuvent se figurer ceux qui les lisent dans les traductions ; car, là, Schiller est plus brillant, et il reste plus de lui ; mais la grâce, la naïveté, le charme de la versification, voilà ce que les traductions ne peuvent rendre, et les imitations encore moins.

Schiller fit paraître, en 1790, son Histoire de la guerre de Trente ans, qui est un des plus beaux monuments historiques que les Allemands aient produits. En 1792, sa réputation était déjà européenne, et l’Assemblée nationale lui déféra le titre de citoyen français ; récompense alors banale, mais qui eut une heureuse influence, s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il composa sa tragédie de Jeanne d’Arc comme tribut de reconnaissance envers cette nouvelle patrie. Vers les derniers temps de sa vie, il publia un grand nombre de traductions, à l’exemple de Gœthe, et mourut en terminant une version littérale de Phèdre.

Il était âgé de quarante-cinq ans, et succomba à une fièvre catarrhale que ses travaux continuels avaient aggravée. On lui demanda, quelques instants avant sa mort, comment il se trouvait, il répondit :

— Toujours plus tranquille.

Et il expira.

C’était le 9 mai 1805. Sa mort causa un deuil universel, d’autant plus profond qu’elle était moins attendue, et que le souvenir de ses sublimes travaux était encore une espérance. Ses restes ont été transférés depuis dans le tombeau des rois : une telle distinction n’ajoutera rien à sa gloire ; mais elle honore le pays et le prince qui l’ont décernée.

Schiller est certes l’auteur dont les poésies, tant lyriques que dramatiques, furent les plus répandues en Allemagne. Cependant, Schiller est toujours dramatique, même dans ses poésies les plus lyriques, et, comme Kant a eu une grande influence sur la poésie de Schiller, il composa plusieurs poëmes philosophiques et didactiques, tels que la Résignation, etc. Il est, en outre, descriptif et toujours grand orateur. La rhétorique joue, en effet, un grand rôle dans ses poésies comme dans ses drames. Les poésies de Schiller furent populaires avant celles de Gœthe ; car le sentiment de la liberté et du progrès politiques accompagne Schiller jusque dans ses chants d’amour, jusque dans ses ballades et ses odes. Gœthe vint et forma avec Schiller le plus grand contraste littéraire qui ait jamais existé entre deux poëtes. Gœthe se sert pleinement des formes grecques pour l’expression, et n’admet qu’une charpente plastique pour le chant lyrique. Ses poésies diverses sont autant de statuettes, des arabesques, des portraits, des bas-reliefs, existant en eux-mêmes, dans une forme absolue tout à fait séparée du poëte. C’est un artiste qui crée, et non une mère ; l’œuvre ne ressemble aucunement à son maître, car le maître veut rester indifférent à tout, et ne veut que peindre. Donnez-lui une légende, un amour, un ange, un diable, un enfant, une fleur, il le rendra par sa forme plastique, par son expression pure et grecque, d’une manière admirable ; mais lui-même n’y est plus pour rien : sa personnalité n’existe que dans le roman ; mais dès qu’il se met à faire des vers, il revêt son habit d’architecte, de peintre et de statuaire, et fait son travail à son aise, sans se donner beaucoup de peine et sans s’abandonner comme Schiller, qui, à chaque ligne, à ce qu’il prétend, perdait une goutte de sang. Gœthe cependant, par cette forme artistique, plut à l’aristocratie de l’Allemagne, et, par là, provoqua une réaction qui plus tard le détrôna même dans l’opinion publique. Le fait est qu’il y a bon nombre d’Allemands qui ne connaissent pas un chant de Goethe, tandis qu’ils apprennent tout Schiller par cœur.

La vie de Goethe, qu’il a écrite lui-même sous le titre Poésie et Vérité, ne présente qu’un petit nombre de faits. Ses Mémoires ne sont guère qu’un récit de ses impressions à propos de tous les événements politiques et littéraires qui remuèrent l’Allemagne autour de lui. La longue série de ses amourettes vient seule varier ce tissu léger de rêves et d’appréciations. Marguerite, Claire, Frédérica, lui fournirent, dit-il, les types féminins de ses premières créations ; mais on voit que ces amours laissèrent peu de traces dans une imagination si personnelle et si artiste, et que ces gracieuses images ne repassent plus devant ses yeux qu’à l’état d’éléments poétiques.

Le long séjour de Goethe à Strasbourg et son étude continuelle de la littérature française semblent lui avoir donné cette belle clarté, ce mouvement pur de style et cette méthode de progression, si rares parmi ses compatriotes, et dont les principes remontent surtout à nos grands poètes du xviie siècle.

Le père de Goethe, jurisconsulte distingué, l’avait d’abord destiné à la jurisprudence ; mais Goethe put à peine prendre ses degrés dans la science du droit ; épris du génie et de la gloire de Klopstock, il se jugea digne de marcher derrière lui à la régénération de la littérature allemande.

Dès lors, toutes les forces de son âme se tournèrent vers la littérature ; et nulle époque n’était plus favorable pour l’apparition d’un homme de génie, car Klopstock, qui avait commencé une révolution si brillante, était loin de l’avoir terminée ; il avait éveillé partout une soif de poésie, un désir de bons ouvrages qui risquait de s’éteindre faute d’aliments ; en vain tout l’essaim des poètes en sous-ordre aspirait à continuer le grand homme : sa puissante voix, qui avait remué l’Allemagne, ne trouvait plus que de faibles échos et pas une voix digne de répondre à son appel.

Le génie n’aperçoit pas un chaos sans qu’il lui prenne envie d’en faire un monde ; ainsi Gœthe s’élança avec délices au milieu de toute cette confusion, et son premier ouvrage, Goëtz de Berlichingen, fixa tous les regards sur lui. C’était en 1773 ; il avait alors vingt-quatre ans. Ce drame national, qui ouvrait à la scène allemande une nouvelle carrière, valut à son auteur d’universels applaudissements ; mais, comme il n’avait pu trouver de libraire pour le publier et qu’il l’avait fait imprimer lui-même, il fut embarrassé pour en payer les frais, à cause d’une contrefaçon qui lui ravit son bénéfice. Werther parut un an après, et chacun sait quel bruit fit ce roman dans toute l’Europe. « Ce petit livre, dit Gœthe lui-même, fit une impression prodigieuse, et la raison en est simple : il parut à point nommé ; une mine fortement chargée, la plus légère étincelle suffit à l’embraser ; Werther fut cette étincelle. Les prétentions exagérées, les passions mécontentes, les souffrances imaginaires, tourmentaient tous les esprits. Werther était l’expression fidèle du malaise général ; l’explosion fut donc rapide et terrible. On se laissa même entraîner par le sujet ; et son effet redoubla sous l’empire de ce préjugé absurde qui suppose toujours à un auteur dans l’intérêt de sa dignité l’intention d’instruire. On oubliait que celui qui se borne à raconter n’approuve ni ne blâme, mais qu’il tâche à développer simplement la succession des sentiments et des faits. C’est par là qu’il éclaire, et c’est au lecteur à réfléchir et à juger. »

De ce moment commença cette sorte de fanatisme de toute l’Allemagne pour Gœthe, qui faisait dire à madame de Staël, « que les Allemands chercheraient de l’esprit dans l’adresse d’une lettre écrite de sa main. » Les ouvrages qu’il fit paraître successivement vers cette époque peuvent, il est vrai, nous le faire comprendre, et sont maintenant assez connus en France pour que nous nous dispensions d’en faire l’éloge ; il suffit de nommer Faust, Egmont, le Tasse, etc., pour trouver des oreilles attentives. En rendre compte n’entre pas dans notre plan ; et cependant nous n’aurions pas autre chose à faire si nous voulions donner ici la vie de Gœthe ; car elle ne se compose que d’événements très-simples, et qui dépendent tous de la publication de ses ouvrages. En 1775, les premiers lui avaient concilié l’amitié du duc de Saxe-Veimar ; aussitôt après son avènement, ce prince l’appela auprès de lui, et en fit son premier ministre. Depuis cette époque, Gœthe demeura toujours à Veimar, partageant son temps entre les affaires publiques et ses travaux littéraires, et fit de cette petite ville l’Athènes de l’Allemagne. Là se réunirent Schiller, Herder, les deux Schlegel, Stolberg, Bardt, Bœttiger ; glorieux rivaux, poétique cénacle où descendait le souffle divin, où s’élaborait pour l’Allemagne un siècle de grandeur et de lumières.

Gœthe, né à Francfort-sur-le-Mein, en 1749, est mort en 1833, un an après la mort de son fils, et en laissant plusieurs volumes d’œuvres posthumes. La seconde partie de Faust est le dernier ouvrage auquel il travailla. Il s’éteignit comme son héros, en rêvant encore des prodiges de travail et d’action.

Si nous voulons maintenant apprécier le mouvement littéraire de son époque, il nous faut remonter au moment où son école et celle de Schiller partageaient la littérature en deux camps égaux. Uhland fut le premier qui essaya de se frayer encore une nouvelle voie. Né en Souabe, il chercha à réveiller l’antique écho de la poésie des trouvères de Souabe, et, parti de l’imitation de Gœthe, il étendit loin le nouveau domaine. Un chevalier amoureux, un cloître, un tintement de cloche, un roi aveugle et vaillant, le troubadour lui-même : voilà ses héros. De temps à autre, il prend un thème moderne, et le revêt de la forme romanesque du moyen âge, comme dans Marie la Faucheuse ; mais même ses chants joyeux, ses chants de table et de joie, sentent le moyen âge. Il n’y a rien de moderne en lui que ses poésies politiques, en sa qualité de député de Wurtemberg, et celles-ci sont, de l’avis de tout le monde, plus que médiocres. Cependant Uhland eut un succès inattendu ; car, dans ce temps-là même, les Schlegel s’appliquèrent à décrier la forme subjective de Schiller ; ils déclarèrent Gœthe le dieu du Parnasse, sauf à le détrôner plus tard, lorsque celui-ci se tourna contre eux. De plus encore, les chants héroïques de Kœrner, disciple de Schiller, commencèrent à perdre beaucoup de leur vogue, dans un moment où l’Allemagne crut voir qu’elle avait versé son sang en pure perte ; Uhland lui-même le démontra dans plusieurs de ses chants et Kœrner fut déclaré un pauvre poëte, pâle imitateur de Schiller. On était ivre de plastique, et, pour se consoler du présent, on recula au moyen âge, et on chanta de nouveau les prouesses des chevaliers et l’amour des princesses, sauf à y ajouter, par-ci par-là, un poëme graveleux qui ressortait encore du domaine des minnesinger du moyen âge. Cette manie cependant toucha bientôt à son terme, et Heine fut, pour ainsi dire, le précurseur lyrique de notre révolution de Juillet, qui, en Allemagne, produisit tant de résultats littéraires.

En effet, ce fut Heine qui, se séparant entièrement de la forme purement objective de Gœthe et d’Uhland sans adopter la manière opposée, de Schiller, sut rendre, par des procédés d’art inconnus jusqu’à lui, ses sentiments personnels pleins de poésie, de mélancolie, et même d’ironie, sous une forme neuve, révolutionnaire même, qui ne cessa pas pour cela d’être très-populaire. Heine fit école ; un essaim considérable de jeunes poètes lyriques tâchèrent de l’imiter ; mais aucun d’eux n’eut ni son génie, ni même sa manière de faire le vers, qui n’est qu’à lui. Ce qu’il y a d’extraordinaire en Heine, c’est qu’il a exclu entièrement la politique de ses chants, bien que la forme de ces mêmes chants dénote un esprit révolutionnaire et absolu. Abstraction faite de l’ironie lyrique de Heine, de cet esprit railleur dont il sait affubler une phrase sérieuse, Heine a composé des chants vraiment classiques, des chants populaires, que tous les jeunes gens en Allemagne savent par cœur.

Heine est, parmi les nouveaux poëtes lyriques, le dernier du temps ancien et le premier de notre ère moderne, et il a éclipsé bien des réputations à demi évanouies. À côté de lui, le professeur Ruckert, à Halle, s’est fait une réputation fondée sur ses chants orientaux, sur ses traductions classiques des chants arabes et sur sa nouvelle forme empruntée à l’Orient. Ruckert penche pour l’école de Schiller ; il est réflectif, didactique même. Uhland, il est vrai, avait raillé dans un poëme cette forme surannée ; mais Ruckert n’en tint pas compte. Seulement, il se plaît trop dans les comparaisons orientales, et finit par cacher sa pensée sous un bouquet de roses et de lis cueillis dans l’Orient. Il a traduit la célèbre épopée Nal et Damayanti, chef-d’œuvre indou, et a successivement publié Roses et Fleurs de l’Orient, les proverbes de sagesse des brames et quelques recueils de sonnets de lui. Ruckert est original, mais nullement populaire. Chamisso, le Français, sut encore prendre une petite place dans le Parnasse lyrique de l’Allemagne. Chamisso a fait quelques chansons qui se distinguent par la finesse de l’observation et du sentiment, et par cet excès d’ironie qui lui est particulier. Il est beaucoup plus allemand dans ses poésies que dans sa prose. Tous ces poëtes existaient avant Heine, qui tout d’un coup apparut comme le représentant de vœux nouveaux. Bientôt la lyrique changea de forme ; car, tandis que l’école de Souabe imitait Uhland par de petites compositions sans couleur et sans caractère (et il faut nommer ici Gustave Schwab, les frères Stœber, etc.), du bout de l’Allemagne commencèrent à retentir des chants de liberté et même de critique philosophique. Nous ne voulons pas désigner Berlin, car jamais Berlin n’a produit un poëte. Mais c’est l’Autriche qui donna le mouvement pour quelque temps ; l’Autriche, dis-je, et bien malgré elle. C’est ainsi que le comte Auersberg composa ses Promenades de Vienne, qui ne sont rien que des chants de liberté, et ce fut ce petit livre qui fonda sa réputation. Il a écrit sous le nom d’Anastasius Grün ; son talent est plutôt épique que lyrique ; mais il a de l’énergie dans l’expression et dans la pensée. À côté de lui vient Lenau, également comte ; mais celui-ci ne brille que dans le second rang. De nos jours, Carl Beck, né à Pesth, a fait une grande sensation en Allemagne, par ses Chansons cuirassées, et sa Bible. Freilligrath de Detmold a su encore se faire un nom par sa forme hugoïenne, c’est ainsi qu’on l’appelle, et par ses portraits orientaux. Freilligrath est commis dans une épicerie, tout en composant des poésies lyriques qui ont eu quelque réputation. Dingelstaed, à Gassel, entra en même temps en lice par ses sonnets. Creuzenach, à Francfort, s’est fait remarquer par sa forme classique ; Saphir, à Vienne, par son esprit voltairien, et Zedlitz, par une seule pièce de vers, que le nom magique de Napoléon a fait voler d’un bout de l’Europe à l’autre. Nous ne devons même pas oublier dans cette énumération le roi Louis de Bavière, qui, sans être devenu positivement le roi des poëtes allemands, a cependant su conquérir une place distinguée. Il faut accorder plus d’éloges encore à la pensée qu’il a eue de faire construire, sur le rivage du Danube, un magnifique temple de marbre dédié à tous les génies et à toutes les gloires de l’Allemagne, et portant le nom de Wahlalla. Les images des grands poëtes ont pris place dans ce monument parmi celles des artistes et des guerriers ; Klopstock, Schiller, Gœthe, Jean-Paul, etc., y attendent leurs successeurs poétiques. C’est là assurément une noble idée et un magnifique poëme de marbre et de bronze qui garantit l’immortalité de son poëte et fondateur.

La décentralisation en Allemagne produit des résultats littéraires tout à fait différents de ceux qu’on voit en France, et il est rare qu’un nom puisse primer comme ceux de Schiller et de Gœthe. La plupart des poëtes lyriques sont encore vivants. Uhland cependant, ayant épuisé le moyen âge, se tait ; Heine et Ruckert peuvent être regardés comme complets dans leur carrière de poëtes lyriques. Il n’y a plus que les Almanachs des Muses qui nous révèlent encore des noms inconnus. Cependant, jamais l’Allemagne n’a produit plus de vers, et même de vers remarquables ; elle est arrivée, comme nous, à ce point où les pensées de détail et les procédés de versification se sont tellement vulgarisés et mis à la portée de tous, que, selon l’expression du célèbre critique Menzel, « il paraît beaucoup de bonnes poésies et pas un bon poëte. »



GŒTHE





MA DÉESSE


Laquelle doit-on désirer le plus entre toutes les filles du ciel ? Je laisse à chacun son opinion ; mais je préférerai, moi, cette fille chérie de Dieu, éternellement mobile et toujours nouvelle, l’Imagination.

Car il l’a douée de tous les caprices joyeux qu’il s’était réservés à lui seul, et la folle déesse fait aussi ses délices.

Soit qu’elle aille, couronnée de roses, un sceptre de lis à la main, errer dans les plaines fleuries, commander aux papillons, et, comme l’abeille, s’abreuver de rosée dans le calice des fleurs ;

Soit qu’elle aille, tout échevelée et le regard sombre, s’agiter dans les vents à l’entour des rochers, puis se montrer aux hommes teinte des couleurs du matin et du soir, changeante comme les regards de la lune ;

Remercions tous notre père du ciel, qui nous donna pour compagne, à nous pauvres humains, cette belle, cette impérissable amie !

Car il l’a unie à nous seuls par des nœuds divins, et lui a ordonné d’être notre épouse fidèle dans la joie comme dans la peine, et de ne nous quitter jamais.

Toutes les autres misérables espèces qui habitent cette terre vivante et féconde errent au hasard, cherchant leur nourriture au travers des plaisirs grossiers et des douleurs amères d’une existence bornée, et courbée sans cesse sous le joug du besoin.

Mais, nous, il nous a accordé sa fille bien-aimée ; réjouissons-nous ! et traitons-la comme une maîtresse chérie ; qu’elle occupe la place de la dame de la maison.

Et que la sagesse, cette vieille marâtre, se garde bien de l’offenser.

Je connais sa sœur aussi : moins jeune, plus posée, elle est ma paisible amie. Oh ! puisse-t-elle ne jamais me quitter avant que ma vie s’éteigne, celle qui fit si longtemps mon bonheur et ma consolation : l’Espérance !



LA NOBLE FEMME D’AZAN-AGA

Complainte imitée du morlaque.


Qu’aperçoit-on de blanc, là-bas, dans la verte forêt ?… de la neige ou des cygnes ? Si c’était de la neige, elle serait fondue ; des cygnes, ils s’envoleraient. Ce n’est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c’est l’éclat des tentes d’Azan-Aga. C’est là qu’il est couché, souffrant de ses blessures ; sa mère et sa sœur sont venues le visiter ; une excessive timidité relient sa femme de se montrer à lui.

Mais ses blessures vont beaucoup mieux, et il envoie dire ceci à son épouse fidèle : « Ne m’attends plus à ma cour, tu ne m’y verras plus, ni parmi les miens. »

Lorsque l’épouse eut reçu ces dures paroles, elle resta interdite et profondément affligée : voilà qu’elle entendit les pas d’un cheval devant la porte ; elle crut que c’était son époux Azan qui venait, et monta dans sa tour pour s’en précipiter à sa vue. Mais ses deux filles s’élancèrent effrayées sur ses pas en versant des larmes amères : « Ce n’est point le cheval de notre père Azan, c’est ton frère Pintorovitch qui vient. »

Et l’épouse d’Azan court au-devant de son frère, l’entoure de ses bras en gémissant : « Vois la honte, mon frère, où ta sœur est réduite… Il m’a abandonnée !… la mère de cinq enfants ! »

Le frère se tait : il tire de sa poche la lettre de séparation, enveloppée de soie rouge, qui renvoie l’épouse à sa mère, et la laisse libre de se donner à un autre.

L’épouse, après avoir connu ce triste message, baise au front ses deux fils, ses deux filles aux joues ; mais, hélas ! au moment de quitter son dernier enfant encore à la mamelle, sa douleur redouble et elle ne peut faire un pas.

Le frère, impatient, l’enlève, la met en croupe sur son cheval, et se hâte, avec cette femme éplorée, vers la demeure de ses pères.

Peu de temps s’était écoulé, pas encore sept jours, mais c’était bien assez, que déjà plusieurs nobles s’étaient présentés pour consoler notre veuve et la demander en mariage.

Et même le puissant cadi d’Imoski ; et la femme fit en pleurant cette prière à son frère : « Je t’en conjure par ta vie, ne me donne pas à un autre époux, de peur qu’ensuite la vue de mes pauvres enfants ne me brise le cœur. »

Le frère ne s’émut point de ces paroles, décidé à la donner au cadi d’Imoski ; mais la vertueuse femme le supplia enfin pour toute grâce d’envoyer au cadi un billet qui contenait ces mots : « La jeune veuve te salue amicalement, et, par la présente lettre, te supplie avec respect que, lorsque tu viendras accompagné de tes esclaves, tu lui apportes un long voile, afin qu’elle s’en enveloppe en passant devant la maison d’Azan, et qu’elle ne puisse pas y voir ses enfants chéris. »

À peine le cadi eut-il lu cet écrit, qu’il assembla tous ses esclaves, et se prépara à aller au-devant de la veuve avec le voile qu’elle demandait.

Il arriva heureusement à la demeure de la princesse, elle en ressortit heureusement avec lui. Mais, lorsqu’elle passa devant la maison d’Azan, les enfants reconnurent leur mère, et l’appelèrent ainsi : « Reviens, reviens dans ta maison ! viens manger le pain du soir avec tes enfants ! » L’épouse d’Azan fut tout émue de ces paroles, elle se tourna vers le prince : « Permets que les esclaves et les chevaux s’arrêtent devant cette porte chérie, afin que je fasse encore quelques dons à mes petits enfants. »

Et ils s’arrêtèrent devant cette porte chérie ; et elle fit des dons à ses pauvres enfants ; elle donna aux garçons des bottines brodées en or, aux filles de riches habits, et au plus petit, qui s’agitait dans son berceau, une robe qu’il mettrait quand il serait plus grand.

Azan-Aga était caché et voyait tout cela, et rappela ses enfants d’une voix émue : « Revenez à moi, mes pauvres petits ! le cœur de votre mère est glacé, il s’est tout à fait fermé et ne sait plus compatir à nos peines. »

L’épouse d’Azan entendit cela, elle se précipita à terre toute blême, et la vie abandonna son cœur déchiré, lorsqu’elle vit ses enfants fuir devant elle.



L’AIGLE ET LA COLOMBE


Un jeune aigle avait pris son vol pour chercher sa proie ; la flèche d’un chasseur l’atteint et lui coupe le tendon de l’aile droite. Il tombe dans un bois de myrtes, où, pendant trois jours, il dévore sa douleur ; où, pendant trois longues nuits, il s’abandonne à la souffrance. Enfin, le baume universel le soulage, le baume de la bienfaisante nature : il se glisse hors du bois, et agite ses ailes… Hélas ! c’en est fait ! le tendon est coupé ! à peine peut-il raser la surface de la terre pour chasser une vile proie ; profondément affligé, il va se poser sur une humble pierre, au bord d’un ruisseau ; il lève ses regards vers le chêne, vers le ciel, et puis une larme a mouillé son œil superbe.

Voilà que deux colombes qui folâtraient parmi les myrtes viennent s’abattre près de lui ; elles errent en sautillant sur le sable doré, traversent côte à côte le ruisseau, et leur œil rouge, qui se promène au hasard autour d’elles se fixe enfin sur l’oiseau affligé. Le mâle, à qui cette vue inspire un intérêt mêlé de curiosité, presse son essor vers le bosquet le plus voisin, et regarde l’aigle avec un air de complaisance et d’amitié :

« Tu es triste ! ami, reprends courage : n’as-tu pas autour de toi tout ce qu’il faut pour un bonheur tranquille ? Des rameaux d’or te protégent contre les feux du jour ; tu peux, sur la tendre mousse qui borde le ruisseau, exposer ta poitrine aux rayons du couchant. Tu promèneras tes pas parmi les fleurs couvertes d’une fraîche rosée ; ce bois t’offrira une nourriture délicate et abondante, ce ruisseau pur apaisera ta soif… Ô mon ami ! le vrai bonheur est dans la modération, et la modération trouve partout ce qu’il lui faut. — Ô sage ! s’écria l’aigle en retombant sur lui-même avec une douleur plus sombre ; ô sagesse ! tu parles bien comme une colombe ! »



LE CHERCHEUR DE TRÉSORS


Pauvre d’argent, malade de cœur, je traîne ici des jours bien longs ; la misère est le plus grand des maux, la richesse le premier des biens ! Il faut que je mette fin à mes peines, que je découvre un trésor… dussé-je pour cela sacrifier mon âme et signer ma perte avec mon sang !

Et je me mis à tracer des cercles et des cercles encore : une flamme magique les parcourut bientôt ; alors, je mêlai ensemble des herbes et des ossements, et le mystère fut accompli. Je creusai la terre à la place indiquée par les flammes, sûr d’y rencontrer un vieux trésor… La nuit autour de moi était noire et orageuse.

Et je vis une lumière de loin ; c’était comme une étoile qui s’avançait du bout de l’horizon : minuit sonna, elle se rapprocha de plus en plus, et je distinguai bientôt que cette clarté éblouissante était produite par une coupe enchantée que portait un bel enfant.

Des yeux d’une douceur infinie étincelaient sous sa couronne de fleurs ; il entra dans mon cercle magique, tout resplendissant de l’éclat du vase divin qu’il portait, et m’invita gracieusement à y boire, et je me dis : « Cet enfant, avec sa boisson merveilleuse, ne peut être l’esprit malin.

— Bois, me dit-il, bois le désir d’une vie plus pure, et tu comprendras mes avis : ne reviens plus en ces lieux, tourmenté d’une fatale avidité, n’y creuse plus la terre dans une espérance coupable ; travaille le jour, réjouis-toi le soir ; passe les semaines dans l’activité, les fêtes dans la joie, et des changements magiques s’opéreront dans ton existence. »



CONSOLATION DANS LES LARMES


« Comment es-tu si triste au milieu de la commune joie ? On voit à tes yeux que sûrement tu as pleuré.

— Si j’ai pleuré, solitaire, c’est d’une douleur qui n’afflige que moi ; et les larmes que je verse sont si douces, qu’elles me soulagent le cœur.

— Viens ! de joyeux amis t’invitent, viens reposer sur notre sein, et, quelque objet que tu aies perdu, daigne nous confier ta perte.

— Parmi tout votre bruit, tout votre tumulte, vous ne pouvez comprendre ce qui fait mon tourment… Eh bien, non, je n’ai rien perdu, quel que soit ce qui me manque !

— Alors, relève-toi, jeune homme ! à ton âge, on a des forces et du courage pour acquérir.

— Oh ! non, je ne puis l’acquérir ! ce qui me manque est trop loin de moi… C’est quelque chose d’aussi élevé, d’aussi beau que les étoiles du ciel !

— Les étoiles, on ne peut pas les désirer ; on jouit de leur éclat, on les contemple avec ravissement, lorsque la nuit est claire.

— Oui, je contemple le ciel avec ravissement, pendant des jours entiers : oh ! laissez-moi pleurer la nuit, aussi longtemps que je pourrai pleurer ! »



LE ROI DES AULNES


Qui voyage si tard par la nuit et le vent ? C’est le père et son fils, petit enfant qu’il serre dans ses bras pour le garantir de l’humidité et le tenir bien chaudement.

« Mon enfant, qu’as-tu à cacher ton visage avec tant d’inquiétude ? — Papa, ne vois-tu pas le roi des Aulnes ?… le roi des Aulnes, avec sa couronne et sa queue ? — Rien, mon fils, qu’une ligne de brouillard. »

— « Viens, charmant enfant, viens avec moi… À quels beaux jeux nous jouerons ensemble ; il y a de bien jolies fleurs sur les bords du ruisseau, et, chez ma mère, des habits tout brodés d’or ! » —

« Mon père, mon père, entends-tu ce que le roi des Aulnes me promet tout bas ? — Sois tranquille, enfant, sois tranquille ; c’est le vent qui murmure parmi les feuilles séchées. »

— « Beau petit, viens avec moi ! mes filles t’attendent déjà : elles dansent la nuit, mes filles ; elles te caresseront, joueront et chanteront avec toi. » —

« Mon père, mon père, ne vois-tu pas les filles du roi des Aulnes, là-bas où il fait sombre ? — Mon fils, je vois ce que tu veux dire… Je vois les vieux saules, qui sont tout gris ! »

— « Je t’aime, petit enfant ; ta figure me charme ; viens avec moi de bonne volonté, ou de force je t’entraîne. » —

« Mon père ! mon père ! il me saisit, il m’a blessé, le roi des Aulnes ! »

Le père frissonne, il précipite sa marche, serre contre lui son fils, qui respire péniblement, atteint enfin sa demeure… L’enfant était mort dans ses bras.




L’ÉLÈVE SORCIER


Le vieux maître est enfin sorti, et je prétends que ses génies fassent aussi ma volonté. J’ai bien remarqué les signes et les paroles qu’il emploie, et j’aurai bien la hardiesse de faire comme lui des miracles.

« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords !

« Approche donc, vieux balai : prends-moi ces haillons ; depuis longtemps, tu es fait au service, et tu te soumettras aisément à devenir mon valet. Tiens-toi debout sur deux jambes, lève la tête, et va vite, va donc ! me chercher de l’eau dans ce vase.

« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »

Tiens ! le voilà qui court au rivage !… Vraiment, il est au bord de l’eau !… Et puis il revient accomplir mon ordre avec la vitesse de l’éclair !… Une seconde fois ! Comme le bassin se remplit ! comme les vases vont et viennent bien sans répandre !

« Attends donc ! attends donc ! ta tâche est accomplie ! » Hélas ! mon Dieu ! mon Dieu !… j’ai oublié les paroles magiques !

Ah ! ce mot, il était à la fin, je crois ; mais quel était-il ? Le voilà qui revient de nouveau ! « Cesseras-tu, vieux balai ?… » Toujours de nouvelle eau qu’il apporte plus vite encore !… Hélas ! quelle inondation me menace !

Non, je ne puis plus y tenir… Il faut que je l’arrête… Ah ! l’effroi me gagne !… Mais quel geste, quel regard me faut-il employer ?

« Envoyé de l’enfer, veux-tu donc noyer toute la maison ? Ne vois-tu pas que l’eau se répand partout à grands flots ? » Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! « Mais, bâton que tu es, demeure donc en repos !

« Tu ne veux pas t’arrêter, à la fin !… Je vais, pour t’apprendre, saisir une hache, et te fendre en deux ! »

Voyez-vous qu’il y revient encore ! « Comme je vais me jeter sur toi, et te faire tenir tranquille !… » Oh ! oh ! ce vieux bâton se fend en craquant !… C’est vraiment bien fait : le voici en deux, et, maintenant, je puis espérer qu’il me laissera tranquille.

Mon Dieu ! mon Dieu ! les deux morceaux se transforment en valets droits et agiles !… Au secours, puissance divine !

Comme ils courent ! Salle, escaliers, tout est submergé ! Quelle inondation !… Ô mon seigneur et maître, venez donc à mon aide !… Ah ! le voilà qui vient ! « Maître, sauvez-moi du danger : j’ai osé évoquer vos esprits, et je ne puis plus les retenir.

— Balai ! balai ! à ton coin ! et vous, esprits, n’obéissez désormais qu’au maître habile, qui vous fait servir à ses vastes desseins. »



LE DIEU ET LA BAYADÈRE.

Nouvelle indienne.


Mahadoeh, le maître de la terre, y descendait pour la sixième fois, afin de s’y faire notre semblable, et d’y éprouver nos douleurs et nos joies. Habitant parmi les mortels, il s’était résigné au même sort ; il voulait observer les hommes, en homme, pour récompenser ou punir. Et, quand il avait, dans son voyage, traversé une ville, humilié quelques grands, élevé quelques petits, le dieu s’en éloignait le soir, et poursuivait sa route.

Un jour qu’il sortait ainsi d’une ville, il aperçut une jeune et jolie fille aux joues toutes roses, dans l’une des dernières maisons. « Bonjour, ma jeune enfant. — Grand merci, seigneur ; veuillez m’attendre, je viens à votre rencontre. — Qui donc es-tu ? — Une bayadère ; et c’est ici ma maison. » Elle s’approche en faisant retentir les joyeuses cymbales, figure autour de lui mille danses variées ; puis se prosterne et lui offre des fleurs.

Elle l’attire enfin gracieusement chez elle : « Bel étranger, ma demeure va s’éclairer pour toi de lumière brillante. Es-tu fatigué, tu pourras t’y reposer ; je panserai tes pieds blessés par le voyage ; tout ce que tu peux désirer, repos, joie et plaisir, viendra s’offrir à toi. » Et elle cherche à adoucir les feintes souffrances du dieu qui lui sourit : il démêle avec joie un cœur sensible parmi tant de corruption.

Et il exige d’elle un service d’esclave ; mais la jeune fille s’en acquittait avec un zèle toujours nouveau, et ce qu’elle faisait d’abord par complaisance, elle sembla bientôt le faire par besoin ; car, de même que la fleur se remplace bientôt par le fruit, l’amour insensiblement conduit à la soumission. Mais, pour l’éprouver mieux, le dieu la fait passer successivement des brûlants transports du plaisir aux angoisses et à la douleur.

Et, dès qu’il lui donne un baiser, elle ressent en elle toutes les peines de l’amour, elle comprend son esclavage, et pleure pour la première fois. Elle se jette aux pieds du dieu ; non qu’elle en espère quelque intérêt ou quelque retour, mais parce que ses membres refusent de la soutenir. Bientôt cependant la nuit étendra ses voiles sur les instants de bonheur qui récompenseront son amour.

Après un court sommeil, elle se réveille et trouve son aimable hôte mort à ses côtés : en vain le presse-t-elle dans ses bras en jetant de grands cris… Il ne se réveillera plus ! Et la flamme va dévorer bientôt sa froide dépouille ; les brames ont déjà entonné l’hymne des morts… Elle l’entend à peine, qu’elle s’élance, se jette à travers la foule… « Qui es-tu ? de quel droit t’approches-tu de ce bûcher funèbre ? »

Mais elle se précipite tout éplorée sur le cadavre. « C’est mon bien-aimé que je veux, et je viens le chercher sur son bûcher ; je viens mêler ma cendre à la sienne ! Il était à moi, à moi tout entier… Encore un doux sommeil entre ses bras ! » Et les prêtres chantaient : « Nous conduisons au tombeau le vieillard glacé par de longues souffrances, et le jeune homme aussi qui n’en a jamais éprouvé.

— Écoute les paroles des prêtres : celui-ci n’était point ton époux ; tu es une bayadère, et n’as point de devoirs à remplir. L’ombre seule accompagne le corps au dernier séjour ; l’épouse seule y suit l’époux ; c’est à la fois son devoir et sa gloire. Sonnez, trompettes, accompagnez le chant sacré. — Recevez, ô dieux, l’ornement de la terre, et que les flammes s’élèvent jusqu’à vous ! »

Ainsi les prêtres demeurent sourds à ses prières ; mais, les bras étendus, elle se jette dans cette mort éclatante. Tout à coup le jeune dieu se relève du sein de la flamme, embrasse celle qui l’aimait si tendrement, et l’emporte au ciel avec lui. Ainsi les dieux se réjouissent du repentir, et accordent le bonheur éternel aux coupables que la douleur a purifiés.



LE VOYAGEUR


LE VOYAGEUR.

Dieu te bénisse, jeune femme, ainsi que l’enfant que nourrit ton sein ! Laisse-moi, sur ces rochers, à l’ombre de ces ormes, déposer mon fardeau, et me délasser près de toi.

LA FEMME.

Quel motif te fait, pendant la chaleur du jour, parcourir ce sentier poudreux ? Apportes-tu des marchandises de la ville pour les vendre dans ces contrées ? Tu souris, étranger, de cette question.

LE VOYAGEUR.

Je n’apporte point de marchandises de la ville. Mais le soir va bientôt répandre sa fraîcheur ; montre-moi, aimable jeune femme, la fontaine où tu te désaltères.

LA FEMME.

Voici un sentier dans les rochers… Monte devant ; ce chemin parmi les broussailles conduit à la chaumière que j’habite, à la fontaine où je me désaltère.

LE VOYAGEUR.

Des traces de la main industrieuse de l’homme au milieu de ces buissons ! Ce n’est pas toi qui as uni ces pierres, ô nature, si riche dans ton désordre !

LA FEMME.

Encore plus haut !

LE VOYAGEUR.

Une architrave couverte de mousse ! Je le reconnais, esprit créateur ! tu as imprimé ton cachet sur la pierre !

LA FEMME.

Monte toujours, étranger !

LE VOYAGEUR.

Voici que je marche sur une inscription… Et ne pouvoir la lire ! Vous n’êtes plus, ô paroles si profondément ciselées dans le marbre, et qui deviez rendre témoignage devant mille générations de la piété de votre auteur !

LA FEMME.

Tu t’étonnes, étranger, de voir ces pierres ; autour de ma chaumière, il y en a bien d’autres !

LE VOYAGEUR.

Là-haut ?

LA FEMME.

Sur la gauche ; en traversant les buissons…. Ici.

LE VOYAGEUR.

O muses ! ô grâces !

LA FEMME.

C’est ma chaumière.

LE VOYAGEUR.

Les débris d’un temple !

LA FEMME.

Et, plus bas, sur le côté, coule la source où je me désaltère.

LE VOYAGEUR.

Tu vis encore sur ta tombe, divin génie ! ton chef-d’œuvre s’est écroulé sur toi, ô immortel !

LA FEMME.

Attends, je vais te chercher un vase pour boire.

LE VOYAGEUR.

Le lierre revêt maintenant tes créations légères et divines. Comme tu t’élances du sein de ces décombres, couple gracieux de colonnes, et toi, leur sœur, là-bas solitaire !… La tête couverte de mousse, vous jetez sur vos compagnes, à vos pieds renversées, un regard triste mais majestueux ! La terre, les débris, nous les cachent ; des ronces et de hautes herbes les couvrent encore de leur ombre. Estimes-tu donc si peu, ô nature ! les chefs-d’œuvre de ton chef-d’œuvre ? Tu ruines sans pitié ton propre sanctuaire, et tu y sèmes le chardon !

LA FEMME.

Comme mon petit enfant dort bien ! Étranger, veux-tu te reposer dans la chaumière, ou si tu préfères rester ici à l’air ? Il fait frais. Prends le petit, que j’aille te chercher de l’eau. — Dors, mon enfant, dors !

LE VOYAGEUR.

Que son sommeil est doux ! comme il respire paisiblement et dans sa brillante santé !… Toi qui naquis sur ces restes saints du passé, puisse son génie venir reposer sur toi ! Celui que son souffle caresse saura, comme un dieu, jouir de tous les jours ! Tendre germe, fleuris, sois l’honneur du superbe printemps, brille devant tous tes frères, et, quand tes fleurs tomberont fanées, qu’un beau fruit s’élève de ton sein, pour mûrir aux feux du soleil !

LA FEMME.

Que Dieu te bénisse ! — Et il dort encore ? Mais je n’ai avec cette eau fraîche qu’un morceau de pain à t’offrir !

LE VOYAGEUR.

Je te remercie. — Comme tout fleurit autour de nous, et reverdit !

LA. FEMME.

Mon mari va bientôt revenir des champs : ô reste, étranger, reste pour manger avec nous le pain du soir !

LE VOYAGEUR.

C’est ici que vous habitez ?

LA FEMME.

Oui, là, parmi ces murs : mon père a bâti la chaumière avec des tuiles et des décombres, et nous y demeurons depuis. Il me donna à un laboureur, et mourut dans nos bras. — As-tu bien dormi, mon amour ? Comme il est gai, comme il veut jouer, le petit fripon !

LE VOYAGEUR.

Ô nature inépuisable ! tu as créé tous les êtres pour jouir de la vie ! tu as partagé ton héritage à tous tes enfants comme une bonne mère… À chacun une habitation. L’hirondelle bâtit son nid dans les donjons, et s’inquiète peu des ornements que cache son ouvrage. La chenille file autour de la branche dorée un asile d’hiver pour ses œufs : et toi, homme ! tu te bâtis une chaumière avec les débris sublimes du passé… Tu jouis sur des tombes ! — Adieu, heureuse femme !

LA FEMME.

Tu ne veux donc pas rester ?

LE VOYAGEUR.

Dieu vous garde ! Dieu bénisse votre enfant !

LA FEMME.

Je te souhaite un heureux voyage.

LE VOYAGEUR.

Où me conduira ce sentier que j’aperçois sur la montagne ?

LA FEMME.

À Cumes.

LE VOYAGEUR.

Y a-t-il encore loin ?

LA FEMME.

Trois bons milles.

LE VOYAGEUR.

Adieu. — Guide mes pas, nature, les pas d’un étranger sur ces tombeaux sacrés d’autrefois ; guide-moi vers une retraite qui me protège contre le vent du nord, où un bois de peupliers me garde des rayons brûlants du midi ; et, quand, le soir, je rentrerai dans ma chaumière, le visage doré des derniers feux du soleil, fais que j’y trouve une pareille femme avec un enfant dans ses bras.




LA PREMIÈRE NUIT DU SABBAT


Morceau lyrique.


UN DRUIDE.

Voici mai qui nous sourit ! la forêt s’est dégagée de ses glaçons et de ses frimas. La neige a disparu, et de joyeux chants retentissent parmi la verdure nouvelle. La blanche neige s’est retirée vers les hautes montagnes : il faut cependant que nous y montions, selon la coutume antique et sainte, pour célébrer les louanges du Père de toutes choses. Que la flamme s’élève à travers la fumée : c’est ainsi que les cœurs montent à lui !

DES DRUIDES.

Que la flamme s’élève à travers la fumée ! Suivons la coutume antique et sainte de célébrer les louanges du Père de toutes choses. Montons, montons encore !

UNE VOIX DANS LE PEUPLE.

Mais quelle audace vous transporte ! voulez-vous marcher à la mort ?… Ne savez-vous pas que nos ennemis victorieux sont de ce côté ? Leurs pièges sont tendus autour de ces retraites pour surprendre les païens, les pécheurs !… Hélas ! ils égorgeront dans nos cabanes et nos femmes et nos enfants, et nous marcherons tous vers une mort certaine !

CHŒUR DES FEMMES.

Dans l’asile de nos cabanes, ils égorgeront nos enfants, ces impitoyables vainqueurs ! et nous marcherons tous vers une mort certaine !

UN DRUIDE.

Celui vers qui vont s’élever nos sacrifices protégera ses adorateurs. La forêt est libre, le bois n’y manque pas, et nous en ferons d’énormes bûchers. Cependant, arrêtons-nous dans les broussailles voisines, et tenons-nous tranquilles tout le jour ; plaçons des guerriers pour veiller à notre défense ; mais, ce soir, il faut avec courage songer à remplir nos devoirs !

CHANT DES GUERRIERS QUI VEILLENT.

Veillez ici, braves guerriers, aux environs de la forêt, et veillez en silence, pendant qu’ils rempliront leur saint devoir.

UN GUERRIER.

Ces chrétiens insensés se laissent abuser par notre audace : si nous les effrayions nous-mêmes au moyen du diable, auquel ils croient ?… Venez ! il faut nous armer de cornes, de fourches et de brandons, faire grand bruit à travers les rochers. Chouettes et hibous, accompagner notre ronde et nos hurlements !

CHŒUR DES GUERRIERS QUI VEILLENT.

Armons-nous de fourches et de cornes, comme le diable auquel ils croient, et faisons grand bruit à travers les rochers. Chouettes et hibous, accompagnez notre ronde et nos hurlements !

UN DRUIDE.

Maintenant, au sein de la nuit, célébrons hautement les louanges du Père de toutes choses ! Le jour approche où il faudra lui porter un cœur purifié ! Il peut permettre à l’ennemi de triompher aujourd’hui et quelques jours encore ; mais la flamme s’élance de la fumée : ainsi s’épure notre culte ; on peut nous ravir nos vieux usages ; mais la lumière divine, qui nous la ravira ?

UN CHRÉTIEN.

À moi ! au secours, mes frères !… Ah ! voici l’enfer qui nous vient !… Voyez ces corps magiques tout en feu !… ces hommes-loups et ces femmes-dragons qui se pressent en foule immense ! Oh ! quel tumulte épouvantable ! Fuyons tous, fuyons bien loin !… Là-haut flambe et mugit le diable… et l’odeur infecte des sorciers se répand jusqu’à nous !

CHŒUR DES CHRÉTIENS.

Voyez, voyez, ces corps magiques ! hommes-loups et femmes-dragons… Oh ! quel tumulte épouvantable !… Là-haut flambe et mugit le diable… et l’odeur des sorciers se répand jusqu’à nous !

CHŒUR DES DRUIDES.

La flamme s’élance de la fumée : ainsi s’épure notre culte ! On peut nous ravir nos vieux usages ; mais la lumière divine, qui nous la ravira ?…




LÉGENDE


Au temps que Notre-Seigneur habitait ce monde, pauvre et inconnu, quelques jeunes gens s’attachèrent à lui, dont un petit nombre seulement comprenait ses leçons ; et il aimait surtout à tenir sa cour en plein air ; car, sous le regard des cieux, on parle mieux et plus librement. Alors, les plus sublimes instructions sortaient de sa bouche divine sous la forme de paraboles et d’exemples, et sa parole changeait ainsi en temple le plus vulgaire marché.

Un jour, qu’il se dirigeait en se promenant vers une petite ville avec un de ses disciples, il vit briller quelque chose sur le chemin : c’était un fragment de fer à cheval. Et il dit à saint Pierre : « Ramasse donc ce morceau de fer. » Saint Pierre avait bien autre chose en sa tête, et, tout en marchant, il roulait certaines pensées, touchant la manière de régir le monde, comme il arrive à chacun de nous d’en avoir quelquefois ; car qui peut borner le travail de l’esprit ? Mais ces sortes d’idées lui plaisaient fort ; aussi la trouvaille lui parut-elle chose de très-peu d’importance. Encore si c’eût été sceptre ou couronne… Mais, pour un demi-fer à cheval vaut-il la peine de se baisser ? Il continua donc sa marche, et fit comme s’il n’eût pas entendu.

Notre-Seigneur, avec sa patience ordinaire, ramassa le morceau de fer lui-même, et continua aussi sa route, comme si de rien n’était. Quand ils eurent atteint la ville, il s’arrêta devant la porte d’un forgeron, et le lui vendit trois liards ; puis, en traversant le marché, il aperçut de fort belles cerises ; il en acheta autant et aussi peu qu’on en peut donner pour ce prix ; et les mit dans sa manche sans plus d’explication.

Bientôt ils sortirent par une porte qui conduisait à des champs et des plaines où l’on ne découvrait ni arbres ni maisons ; le soleil était dans son plein et la chaleur était grande. En pareille circonstance, on donnerait beaucoup pour avoir un peu d’eau. Le Seigneur marchait devant, et, comme par mégarde, il laissa tomber une cerise : saint Pierre se hâta de la ramasser comme il eût fait d’une pomme d’or, et s’en humecta le palais. Notre-Seigneur, après un court espace, laissa rouler à terre une autre cerise. Saint Pierre se baissa vite pour la ramasser, et le Seigneur le fit recommencer ainsi plusieurs fois. Quand cela eut duré quelque temps, il lui dit avec un sourire : « Si tu avais su te baisser quand il le fallait, tu ne te donnerais pas à présent tant de peine : tel craint de se déranger pour un petit objet, qui s’agitera beaucoup pour de moindres encore. »




LE BARDE


« Q’entends-je là-bas, à la porte ? qui chante sur le pont-levis ? Il faut que ces chants se rapprochent de nous et résonnent dans cette salle. » Le roi dit, un page court ; le page revient et le roi crie : « Que l’on fasse entrer le vieillard !

— Salut, nobles seigneurs, salut aussi, belles dames : je vois ici le ciel ouvert, étoiles sur étoiles ! Qui pourrait en dire les noms ? Mais, dans cette salle, toute pleine de richesses et de grandeur, fermez-vous, mes yeux, ce n’est pas le moment d’admirer. »

Le barde ferme les yeux, et sa puissante voix résonne… Les chevaliers lèvent des yeux en feu ; les dames baissent leurs doux regards. Le roi, charmé, envoie chercher une chaîne d’or pour récompenser un si beau talent.

« Une chaîne à moi ! donnez-en à vos chevaliers, dont la valeur brise les lances ennemies ; donnez à votre chancelier ce fardeau précieux pour qu’il l’ajoute aux autres qu’il porte.

« Je chante, moi, comme l’oiseau chante dans le feuillage ; que des sons mélodieux s’échappent de mes lèvres, voilà ma récompense ; cependant, j’oserai vous faire une prière, une seule : qu’on me verse du vin dans la plus belle coupe, une coupe d’or pur. »

Il approche la coupe de ses lèvres, il boit : « liqueur douce et rafraîchissante ! heureuse la maison où un tel don est peu de chose ! Mais, dans le bonheur, songez à moi !… Vous remercierez Dieu d’aussi bon cœur que je vous remercie pour cette coupe de vin. »

LE ROI DE THULÉ


Ballade.


Il était un roi de Thulé qui fut fidèle jusqu’au tombeau, et à qui son amie mourante fit présent d’une coupe d’or.

Cette coupe ne le quitta plus ; il s’en servait à tous ses repas, et, chaque fois qu’il y buvait, ses yeux s’humectaient de larmes.

Et, lorsqu’il sentit son heure approcher, il compta ses villes, ses trésors, et les abandonna à ses héritiers, mais il garda sa coupe chérie.

Il s’assit à sa table royale, entouré de ses chevaliers, dans la salle antique d’un palais que baignait la mer.

Ensuite il se leva, vida le vase sacré pour la dernière fois, et puis le lança dans les ondes.

Il le vit tomber, s’emplir, disparaître, et ses yeux s’éteignirent soudain… Et, depuis, il ne but plus une goutte !




LES MYSTÈRES


Le Matin parut, et ses pas chassèrent le doux sommeil qui m’enveloppait mollement ; je me réveillai, et quittai ma paisible demeure ; je me dirigeai vers la montagne, le cœur tout rajeuni. À chaque pas, des fleurs brillantes, penchant la tête sous la rosée, venaient réjouir mes regards ; le jour nouveau s’emparait du monde avec transport, et tout se ranimait pour ranimer mon âme.

Et, comme je montais, un brouillard se détacha de la surface du fleuve, de la prairie, et s’y répandit en bandes grisâtres. Bientôt il s’éleva, s’épaissit, et voltigea autour de moi. Là disparut la belle perspective qui me ravissait : un voile sombre enveloppa la contrée, et j’étais comme enseveli dans les nuages, comme isolé dans le crépuscule.

Tout à coup, le soleil sembla percer la nue : un doux rayon la divisa et se répandit bientôt, victorieux, autour des bois et des collines. Avec quel plaisir je saluai le retour du soleil ; il me semblait plus beau après avoir été obscurci, et son triomphe n’était pas accompli encore, que déjà j’étais tout ébloui de sa gloire.

Une puissance secrète rendit la force à mon âme, et je rouvris les yeux ; mais ce ne put être qu’un regard furtif, car le monde ne me paraissait plus que flamme et qu’éclat ; puis une figure divine voltigeait devant moi parmi les nuages… Jamais je n’ai vu de traits plus gracieux. Elle me regarda et s’arrêta, mollement balancée par la brise.

« Ne me reconnais-tu pas ? dit-elle avec une voix pleine d’intérêt et de confiance ; ne me reconnaîs-tu pas, moi qui répandis tant de fois un baume céleste sur les blessures de ton âme ; moi qui me suis attaché ton cœur par d’éternels liens, que je resserrais toujours et toujours ? Ne t’ai-je pas vu répandre bien des larmes d’amour, lorsque, tout enfant encore, tu me poursuivais avec tant de zèle ?

— Oui, m’écriai-je tombant de joie à ses pieds, que de fois j’ai ressenti tes bienfaits ! Tu m’as accordé souvent la consolation et le repos, quand toutes les passions de la jeunesse se disputaient mon corps et ma vie ! Que de fois, dans cette saison dévorante, tu as rafraîchi mon front de ton souffle divin, tu m’as comblé des dons les plus précieux, et c’est de toi que j’attends encore tout mon bonheur.

« Je ne te nomme pas, car je t’entends nommer par bien d’autres qui te disent à eux ; tous les regards se dirigent vers toi, mais ton éclat fait baisser presque tous les yeux. Hélas ! quand je m’égarais aussi, j’avais bien des rivaux ; depuis que je te connais, je suis presque seul. Mais il faut que je me félicite en moi-même d’un tel bonheur, et que je renferme avec soin la lumière dont tu m’as éclairé. »

Elle sourit et dit : « Tu vois comme il est nécessaire que je ne me dévoile aux hommes qu’avec prudence ; toi-même, à peine es-tu capable d’échapper à la plus grossière illusion ; à peine deviens-tu maître de tes premières volontés, que tu te crois aussitôt plus qu’un mortel, et que tu te révoltes contre les devoirs d’homme ! Pourquoi donc te distingues-tu des autres ? Connais-toi ; et tu vivras en paix avec le monde.

— Pardonne, m’écriai-je, je reconnais ma faute. Pourquoi aurais-je en vain les yeux ouverts ? Une volonté franche anime tout mon être, je reconnais enfin tout le prix de tes dons ; désormais je veux être utile à mes semblables, en n’ensevelissant pas la source où j’ai puisé : pourquoi donc aurais-je frayé des sentiers nouveaux, si je ne devais pas les indiquer à mes frères ? »

Et je parlais encore, quand la déesse me jeta un regard de compassion ; je cherchais à y lire ce qu’il y avait eu dans mes paroles d’erreur ou de vanité : elle sourit, et je me rassurai ; un nouvel espoir monta vers mon cœur, et je pus m’approcher d’elle avec plus de confiance, afin de la contempler mieux.

Elle étendit la main à travers les nuages légers et la vapeur qui l’entouraient, et ce qui restait de brouillard acheva de se dissiper ; mes yeux purent de nouveau pénétrer dans la vallée, le ciel était pur… La divine apparition se balançait seule dans les airs, et son voile transparent s’y déroulait en mille plis.

« Je te connais, je connais tes faiblesses, je sais aussi tout ce qu’il y a de bon en toi. » Telles furent ses paroles, qu’il me semblera toujours entendre. « Écoute maintenant ce que j’ai à te dire ; il ne faut point t’enorgueillir de mes dons, mais les recevoir avec une âme calme : comme le soleil dissipe les brouillards du matin, ainsi la seule vérité peut arracher le voile qui couvre la beauté des muses.

« Et ne le jetez au vent, toi et tes amis, que pendant la chaleur du jour ; alors, la brise du soir vous apportera le frais et le parfum des fleurs, alors s’apaisera le vent des passions humaines ; des nuages légers rafraîchiront les airs, le jour sera doux, et la nuit sera pure. »

Venez vers moi, amis, quand le fardeau de la vie vous semblera trop lourd ; et la prospérité répandra sur vous ses fleurs brillantes et ses fruits d’or ; et nous marcherons réunis vers un nouveau jour ; ainsi le bonheur accompagnera notre vie et notre voyage, et, quand il nous faudra finir, nos derniers neveux, tout en pleurant notre perte, jouiront encore des fruits de notre amour.



SCHILLER

——


LA CHANSON DE LA CLOCHE


« Le moule d’argile s’est affermi dans la terre qui l’environne : aujourd’hui, la cloche doit naître. Compagnons, vite au travail ! Que la sueur baigne vos fronts brûlants !… L’œuvre honorera l’ouvrier, si la bénédiction d’en haut l’accompagne. »

Mêlons des discours sérieux au travail sérieux que nous entreprenons ; de sages paroles en adouciront la peine. Observons attentivement le noble résultat de nos faibles efforts : honte à l’être stupide qui ne peut pas comprendre l’ouvrage de ses mains ! C’est le raisonnement qui ennoblit l’homme, en lui dévoilant le motif et le but de ses travaux.

« Prenez du bois de sapin bien séché : la flamme en sera chassée dans les tubes avec plus de violence. Qu’un feu actif précipite l’alliage du cuivre et de l’étain, afin que le bronze fluide se répande ensuite dans le moule. »

Cette cloche, qu’à l’aide du feu nos mains auront formée dans le sein de la terre, témoignera souvent de nous dans sa haute demeure. Elle va durer bien des jours, ébranler bien des oreilles, soit qu’elle se lamente avec les affligés, soit qu’elle unisse ses accents à ceux de la prière : tout ce que l’inconstante destinée réserve aux mortels, elle le racontera de sa bouche d’airain.

« Des bulles d’air blanchissent la surface. Bien ! la masse devient mobile. Laissons-la se pénétrer du sel alcalin qui en doit faciliter la fusion : il faut que le mélange se purge de toute son écume, afin que la voix du métal retentisse pure et profonde. »

C’est la cloche qui salue de l’accent de la joie l’enfant chéri qui naît au jour encore plongé dans les bras du sommeil : noire ou blanche, sa destinée repose aussi dans l’avenir ; mais les soins de l’amour maternel veillent sur son matin doré. — Les ans fuient comme un trait. Jeune homme, il s’arrache aux jeux de ses sœurs et se précipite fièrement dans la vie… Il court le monde avec le bâton du voyage, puis revient, étranger, au foyer paternel. C’est alors que la jeune fille, noble image des cieux, lui apparaît dans tout l’éclat de sa beauté, avec ses joues toutes roses de modestie et de pudeur.

« Comme les tubes déjà brunissent ! Je vais plonger ce rameau dans le creuset ; s’il en sort couvert d’une couche vitrée, il sera temps de couler. Allons ! compagnons, éprouvez-moi le mélange, et voyez si l’union du métal dur au métal ductile s’est heureusement accomplie. »

Car de l’alliance de la force avec la douceur résulte une heureuse harmonie. Ceux qui s’unissent pour toujours doivent donc s’assurer que leurs cœurs se répondent. L’illusion est de peu de durée, le repentir éternel. — Avec quelle grâce la couronne virginale se joue sur le front de la jeune épouse, quand le son argentin des cloches l’appelle aux pompes de l’hymen ! Hélas ! la plus belle fête de la vie nous annonce aussi la fin de son printemps : avec la ceinture, avec le voile, combien d’illusions s’évanouissent ! — La passion fuit, que l’attachement lui succède ; la fleur se fane, que le fruit la remplace. — Il faut désormais que l’homme, dans sa lutte avec une vie hostile, emploie tour à tour l’activité, l’adresse, la force et l’audace pour atteindre le bonheur. D’abord l’abondance le comble de ses dons ; ses magasins regorgent de richesses, ses domaines s’étendent, sa maison s’agrandit. La mère de famille en gouverne sagement l’intérieur, elle instruit sa fille, tempère la fougue de son jeune fils, promène partout ses mains actives, et son esprit d’ordre ajoute aux biens déjà acquis ; elle remplit d’objets précieux ses armoires odorantes ; sans cesse le fil bourdonne autour de ses fuseaux ; la laine luisante, le lin d’un blanc de neige s’amassent dans ses coffres éblouissants de propreté, et, répandant partout l’éclat sur l’abondance, elle n’accorde rien au repos.

Le père cependant, du haut de sa maison, jette un regard satisfait sur sa fortune qui fleurit encore à l’entour ; il contemple ses arbres, ses enclos, ses greniers déjà pleins et ses champs ondoyants de moissons nouvelles, et soudain des paroles d’orgueil s’échappent de sa bouche : « Ma prospérité, solide comme les fondements de la terre, brave désormais l’infortune ! » Hélas ! qui peut faire un pacte éternel avec le sort ?… Le malheur arrive vite.

« Bien ! la fonte peut commencer : la cassure est déjà dentelée ; pourtant, avant de lui livrer passage, une prière ardente au Seigneur… Débouchez les conduits, et que Dieu protége le moule ! Oh ! comme les vagues de feu se précipitent dans l’espace qui leur est ouvert ! »

Le feu ! c’est une puissance bienfaisante, quand l’homme le maîtrise et le surveille ; c’est un don céleste qui facilite et accomplit bien des travaux. Mais qu’il est redoutable, ce fils de la nature, quand il surmonte les obstacles qui l’enchaînaient et reprend son indépendance. Malheur ! lorsque, abandonné à lui-même, il déroule sa marche triomphante au sein d’une cité populeuse ! car tous les éléments sont ennemis des créations humaines. — Du sein des nuages tombe la pluie bienfaisante aux moissons : du sein des nuages… la foudre !

Entendez-vous ce son qui gémit dans la tour ? C’est le tocsin ! Le ciel est d’un rouge de sang, et pourtant ce n’est pas l’aurore… Quel tumulte dans les rues ! que de fumée !… Le feu tantôt s’élève au ciel en colonnes flamboyantes, tantôt se précipite dans toute la longueur des rues, comme de la gueule d’un four. L’air est embrasé, les poutres craquent, les murs s’écroulent, les vitres pétillent, les enfants crient, les mères courent çà et là, les animaux hurlent parmi les débris… tout se presse, périt ou s’échappe… La nuit brille de tout l’éclat du jour. Enfin une longue chaîne s’établit autour de l’incendie, le seau vole de mains en mains, et partout l’eau des pompes s’élance en arcades… Mais voilà que l’aquilon vient en rugissant tourbillonner dans la fournaise… C’en est fait !… La flamme a gagné les greniers où s’entassent de riches moissons, s’attache aux bois desséchés ; puis, comme si elle voulait, dans sa fuite puissante, entraîner avec soi tout le poids de la terre, elle s’élance au ciel en forme gigantesque. — L’homme a perdu tout espoir ; il fléchit sous la main du sort, et désormais assiste à la destruction de ses œuvres, immobile et consterné.

Tout est vide et brûlé ! Maintenant, la tempête seule habitera ces ruines ceintes d’effroi, et qui ne verront plus passer que les nuages du ciel.

Un dernier regard vers le tombeau de sa fortune, et l’homme s’éloigne : il a repris le bâton du voyage… C’est tout ce que l’incendie lui a laissé. Mais une douce consolation l’attend au départ : il compte les têtes qui lui sont chères, et toutes ont survécu !

« La terre a reçu le métal, et le moule est heureusement rempli : mais verrons-nous enfin le succès couronner notre zèle et notre habileté ?… Si la fonte n’avait pas réussi ! si le moule se brisait ! Ah ! pendant que nous nous livrons à la joie, le mal peut-être est déjà consommé ! »

Nous confions l’œuvre de nos mains au sein ténébreux de la terre : le laboureur lui confie sa semence avec l’espoir que la bénédiction du ciel en fera jaillir des moissons. Ce que nous y déposons avec crainte est plus précieux encore ; puisse-t-il sortir aussi du tombeau pour un destin glorieux !

De son dôme élevé, la cloche retentit lourde et sombre aux pompes des funérailles ; ses accents solennels accompagnent l’homme à son dernier voyage. Ah ! c’est une fidèle épouse, c’est une tendre mère, que le prince des ombres arrache aux bras de son époux, aux enfants nombreux que, jeune encore, elle éleva sur son sein avec un amour inépuisable. Hélas ! ces liens de famille sont rompus, et pour toujours ; ses soins, sa douce autorité ne veilleront plus sur ses jeunes enfants, victimes désormais d’une marâtre insensible.

« Pendant que la cloche se refroidit, suspendons nos rudes travaux, et que chacun se divertisse comme l’oiseau sous le feuillage. Aux premières lueurs des étoiles, le serviteur, libre de tous soins, entend avec joie sonner l’heure du soir ; mais, pour le maître, il n’est point de repos. »

Le promeneur, qui s’est écarté bien loin dans les bois solitaires, précipite ses pas vers sa demeure chérie ; les brebis bêlantes, les bœufs au poil luisant, au large front, regagnent l’étable accoutumée ; le lourd chariot s’ébranle péniblement sous sa charge de moissons ; mais au-dessus des gerbes repose une couronne aux couleurs bigarrées, et la jeune troupe de moissonneurs s’envole à la danse.

Bientôt le silence se promène sur les places et le long des rues ; les habitants du même toit se réunissent autour du foyer commun, et les portes de la ville se ferment avec un long gémissement. La nuit s’épaissit encore, mais le citoyen paisible ne la redoute point ; si le méchant s’éveille avec l’ombre, l’œil de la loi est ouvert sur ses pas.

C’est l’ordre, fils bienfaisant du ciel, qui unit les hommes par des liens légers et aimables, qui affermit les fondements des villes, qui ravit à ses bois le sauvage indompté, s’assied dans les demeures des mortels, adoucit leurs mœurs, et donne naissance au plus saint des amours, celui de la patrie !

Mille mains actives s’aident d’un mutuel secours, et pour le même but tous les efforts s’unissent : le maître et les compagnons travaillent également sous la protection de la sainte liberté ; chacun vit content de son sort et méprise l’oisiveté railleuse, car le travail fait la gloire du citoyen, et le bonheur sa récompense : il s’honore de ses ouvrages comme le roi de son éclat.

Aimable paix, douce union, fixez-vous à jamais dans notre ville ; qu’il ne se lève jamais pour vous, le jour où les bandes sanglantes de la guerre envahiraient cette vallée silencieuse, où le ciel, qui se teint de l’aimable rougeur du soir, ne réfléchirait plus que l’incendie épouvantable des villages et des cités !

« Maintenant, brisez-moi le moule : il a rempli sa destination ; que nos yeux et notre cœur se repaissent à la fois du doux spectacle qui va leur être offert : levez le marteau, frappez, frappez encore jusqu’à ce que l’enveloppe s’échappe en débris, si vous voulez que la cloche enfin naisse au jour. »

Le maître peut rompre le moule d’une main exercée, et dans un temps convenable ; mais malheur à lui quand la fonte ardente s’en échappe en torrents de flammes, qu’avec un bruit de tonnerre elle brise son étroite demeure et répand la ruine avec elle, pareille aux brasiers de l’enfer ! Où s’agitent des forces aveugles, nul effet bienfaisant ne peut se produire : ainsi, quand un peuple s’est affranchi de toute domination, il n’est plus pour lui de prospérité.

Oh ! malheur ! quand plane sur les villes la révolte aux ailes de feu ! quand un peuple, léger d’entraves, s’empare horriblement du soin de se défendre ; quand parmi les cordes de la cloche se suspend la Discorde aux cris de sang, et qu’elle convertit des sons pacifiques en signaux de carnage !

Liberté ! égalité !… Partout ces cris retentissent ! Le paisible bourgeois court aux armes ; les rues, les places s’encombrent de foule ; des bandes d’assassins les parcourent, suivies de femmes qui se font un jeu d’insulter les victimes et d’arracher le cœur à leurs ennemis mourants : plus de religion, plus de liens sociaux ; les bons cèdent la place aux méchants, et tous les crimes marchent le front levé.

Il est dangereux d’exciter le réveil du lion ; la colère du tigre est à redouter ; mais celle de l’homme est de toutes la plus horrible ! La lumière, bienfait du ciel, ne doit pas être confiée à l’aveugle, elle ne l’éclairerait point ; mais elle pourrait dans ses mains réduire en cendre les villes et les campagnes.

« Oh ! quelle joie Dieu m’a donnée ! Voyez comme le cintre métallique, dégagé de toute l’argile, luit aux yeux en étoile d’or ! comme, du sommet à la bordure, les armoiries ressortent bien aux rayons du soleil, et rendent témoignage au talent de l’ouvrier ! »

Accourez, compagnons, accourez autour de la cloche, et donnons-lui le baptême : il faut qu’on la nomme Concorde, qu’elle préside à la réconciliation, et qu’elle réunisse les hommes dans un accord sincère.

Et tel était le but du maître en la créant : que, maintenant, bien loin des futilités de la terre, elle s’élève au sein de l’azur du ciel, voisine du tonnerre et couronnée par les étoiles ! Que sa voix se mêle au concert des astres qui célèbrent leur Créateur et règlent le cours des saisons ; que sa bouche de métal ne retentisse que de sons graves et religieux ; que, toutes les heures, le temps la frappe de son aile rapide ; qu’elle-même, inanimée, elle proclame les arrêts du destin ; que ses mouvements nous instruisent des vicissitudes humaines, et, de même que ses sons viennent mourir dans notre oreille après l’avoir frappée d’un bruit majestueux, qu’elle nous apprenne qu’ici-bas rien n’est stable, et que tout passe comme un vain son.

« Maintenant, tirez les câbles pour que la cloche sorte de la fosse, et qu’elle s’élève dans l’air, cet empire du bruit. Tirez encore : elle s’ébranle… elle plane… elle annonce la joie à notre ville, et ses premiers accents vont proclamer la paix. »




LE PLONGEUR


« Qui donc, chevalier ou vassal, oserait plonger dans cet abîme ? J’y lance une coupe d’or ; le gouffre obscur l’a déjà dévorée ; mais celui qui me la rapportera l’aura pour récompense. »

Le roi dit, et, du haut d’un rocher rude et escarpé, suspendu sur la vaste mer, il a jeté sa coupe dans le gouffre de Charybde. « Est-il un homme de cœur qui veuille s’y précipiter ? »

Les chevaliers, les vassaux ont entendu ; mais ils se taisent, ils jettent les yeux sur la mer indomptée, et le prix ne tente personne. Le roi répète une troisième fois : « Qui de vous osera donc s’y plonger ? »

Tous encore gardent le silence ; mais voilà qu’un page à l’air doux et hardi sort du groupe tremblant des vassaux. Il jette sa ceinture, il ôte son manteau, et tous les hommes, toutes les femmes admirent son courage avec effroi.

Et, comme il s’avance sur la pointe du rocher en mesurant l’abîme, Charybde rejette l’onde, un instant dévorée, qui dégorge de sa gueule profonde, avec le fracas du tonnerre.

Les eaux bouillonnent, se gonflent, se brisent et grondent comme travaillées par le feu ; l’écume poudreuse rejaillit jusqu’au ciel, et les flots sur les flots s’entassent, comme si le gouffre ne pouvait s’épuiser, comme si la mer enfantait une mer nouvelle !

Mais enfin sa fureur s’apaise, et, parmi la blanche écume apparaît sa gueule noire et béante, ainsi qu’un soupirail de l’enfer ; de nouveau l’onde tourbillonne et s’y replonge en aboyant.

Vite, avant le retour des flots, le jeune homme se recommande à Dieu, et… l’écho répète un cri d’effroi ! les vagues l’ont entraîné, la gueule du monstre semble se refermer mystérieusement sur l’audacieux plongeur… Il ne reparaît pas !

L’abîme, calmé, ne rend plus qu’un faible murmure, et mille voix répètent en tremblant : « Adieu, jeune homme au noble cœur ! » Toujours plus sourd, le bruit s’éloigne, et l’on attend encore avec inquiétude, avec frayeur.

Quand tu y jetterais ta couronne, et quand tu dirais : « Qui me la rapportera l’aura pour récompense et sera roi… » un prix si glorieux ne me tenterait pas ! — Âme vivante n’a redit les secrets du gouffre aboyant !

Que de navires, entraînés par le tourbillon, se sont perdus dans ses profondeurs ; mais il n’a reparu que des mâts et des vergues brisés au-dessus de l’avide tombeau. — Et le bruit des vagues résonne plus distinctement, approche, approche, puis éclate.

Les voilà qui bouillonnent, se gonflent, se brisent, et grondent comme travaillées par le feu ; l’écume poudreuse rejaillit jusqu’au ciel, et les flots sur les flots s’entassent, puis, avec le fracas d’un tonnerre lointain, surmontent la gorge profonde.

Mais voyez : du sein des flots noirs s’élève comme un cygne éblouissant ; bientôt on distingue un bras nu, de blanches épaules qui nagent avec vigueur et persévérance… C’est lui ! de sa main gauche, il élève la coupe, en faisant des signes joyeux !

Et sa poitrine est haletante longtemps et longtemps encore ; enfin le page salue la lumière du ciel. Un doux murmure vole de bouche en bouche : « Il vit ! il nous est rendu ! le brave jeune homme a triomphé de l’abîme et du tombeau ! »

Et il s’approche, la foule joyeuse l’environne ; il tombe aux pieds du roi, et, en s’agenouillant, lui présente la coupe. Le roi fait venir son aimable fille, elle remplit le vase jusqu’aux bords d’un vin pétillant, et le page, ayant bu, s’écrie :

« Vive le roi longtemps ! — Heureux ceux qui respirent à la douce clarté du ciel !… le gouffre est un séjour terrible ; que l’homme ne tente plus les dieux, et ne cherche plus à voir ce que leur sagesse environna de ténèbres et d’effroi.

« J’étais entraîné d’abord par le courant avec la rapidité de l’éclair, lorsqu’un torrent impétueux, sorti du cœur du rocher, se précipita sur moi ; cette double puissance me fit longtemps tournoyer comme le buis d’un enfant, et elle était irrésistible.

« Dieu, que j’implorais dans ma détresse, me montra une pointe de rocher qui s’avançait dans l’abîme ; je m’y accrochai d’un mouvement convulsif, et j’échappai à la mort. La coupe était là, suspendue à des branches de corail, qui l’avaient empêchée de s’enfoncer à des profondeurs infinies.

« Car, au-dessous de moi, il y avait encore comme des cavernes sans fond, éclairées d’une sorte de lueur rougeâtre, et, quoique l’étourdissement eût fermé mon oreille à tous les sons, mon œil aperçut avec effroi une foule de salamandres, de reptiles et de dragons qui s’agitaient d’un mouvement infernal.

« C’était un mélange confus et dégoûtant de raies épineuses, de chiens marins, d’esturgeons monstrueux et d’effroyables requins, hyènes des mers, dont les grincements me glaçaient de crainte.

« Et j’étais là suspendu avec la triste certitude d’être éloigné de tout secours, seul être sensible parmi tant de monstres difformes, dans une solitude affreuse, où nulle voix humaine ne pouvait pénétrer, tout entouré de figures immondes.

« Et je frémis d’y penser… En les voyant tournoyer autour de moi, il me sembla qu’elles s’avançaient pour me dévorer… Dans mon effroi, j’abandonnai la branche de corail où j’étais suspendu : au même instant, le gouffre revomissait ses ondes mugissantes ; ce fut mon salut, elles me ramenèrent au jour. »

Le roi montra quelque surprise, et dit : « La coupe t’appartient, et j’y joindrai cette bague ornée d’un diamant précieux, si tu tentes encore l’abîme, et que tu me rapportes des nouvelles de ce qui se passe dans les profondeurs les plus reculées.

À ces mots, la fille du roi, tout émue, le supplie ainsi de sa bouche caressante : « Cessez, mon père ; cessez un jeu si cruel ; il a fait pour vous ce que nul autre n’eût osé faire. Si vous ne pouvez mettre un frein aux désirs de votre curiosité, que vos chevaliers surpassent en courage le jeune vassal. »

Le roi saisit vivement la coupe, et, la rejetant dans le gouffre : « Si tu me la rapportes encore, tu deviendras mon plus noble chevalier, et tu pourras aujourd’hui même donner le baiser de fiançailles à celle qui prie si vivement pour toi. »

Une ardeur divine s’empare de l’âme du page ; dans ses yeux l’audace étincelle : il voit la jeune princesse rougir, pâlir et tomber évanouie. Un si digne prix tente son courage, et il se précipite de la vie à la mort.

La vague rugit et s’enfonce… Bientôt elle remonte avec le fracas du tonnerre… Chacun se penche et y jette un regard plein d’intérêt : le gouffre engloutit encore et revomit les vagues, qui s’élèvent, retombent et rugissent toujours… mais sans ramener le plongeur.




LA PUISSANCE DU CHANT


Un torrent s’élance à travers les fentes des rochers et vient avec le fracas du tonnerre. Des montagnes en débris suivent son cours, et la violence de ses eaux déracine des chênes : le voyageur étonné entend ce bruit avec un frémissement qui n’est pas sans plaisir ; il écoute les flots mugir en tombant du rocher, mais il ignore d’où ils viennent. Ainsi l’harmonie se précipite à grands flots, sans qu’on puisse reconnaître les sources d’où elle découle.

Le poète est l’allié des êtres terribles qui tiennent en main les fils de notre vie : qui donc pourrait rompre ses nœuds magiques et résister à ses accents ? Il possède le sceptre de Mercure, et s’en sert pour guider les âmes : tantôt il les conduit dans le royaume des morts ; tantôt il les élève, étonnées, vers le ciel, et les suspend, entre la joie et la tristesse, sur l’échelle fragile des sensations.

Lorsqu’au milieu d’un cercle où règne la gaieté, s’avance tout à coup, et tel qu’un fantôme, l’impitoyable destin : alors tous les grands de la terre s’inclinent devant cet inconnu qui vient d’un autre monde ; tout le vain tumulte de la fête s’abat, les masques tombent, et les œuvres du mensonge s’évanouissent devant le triomphe de la vérité.

De même, quand le poëte prélude, chacun jette soudain le fardeau qu’il s’est imposé, l’homme s’élève au rang des esprits et se sent transporté jusqu’aux voûtes du ciel : alors il appartient tout à Dieu, rien de terrestre n’ose l’approcher, et toute autre puissance est contrainte à se taire. Le malheur n’a plus d’empire sur lui ; tant que dure la magique harmonie, son front cesse de porter les rides que la douleur y a creusées.

Et comme après de longs désirs inaccomplis, après une séparation longtemps mouillée de larmes, un fils se jette enfin dans le sein de sa mère, en le baignant des pleurs du repentir ; ainsi l’harmonie ramène toujours au toit de ses premiers jours, au bonheur pur de l’innocence, le fugitif qu’avaient égaré des illusions étrangères, elle le rend à la nature, qui lui tend les bras pour réchauffer son génie glacé par la contrainte des règles.




PÉGASE MIS AU JOUG


Dans un marché de chevaux (à Hay-Market, je crois), certain poëte affamé mit en vente Pégase, parmi beaucoup d’autres chevaux à vendre.

Le cheval ailé hennissait et se cabrait avec des mouvements majestueux. Tout le monde l’admirant, s’écriait : « Le noble animal ! quel dommage qu’une inutile paire d’ailes dépare sa taille élancée !… Il serait l’ornement du plus bel attelage. La race en est rare, car personne n’est tenté de voyager dans les airs. » Et chacun craignait d’exposer son argent à un pareil achat ; un fermier en eut envie : « Il est vrai, dit-il, que ses ailes ne peuvent servir à rien, mais en les attachant ou en les coupant, ce cheval sera toujours bon pour le tirage. J’y risquerais bien vingt livres. » Le poëte ravi lui frappe dans la main. « Un homme n’a qu’une parole ! » s’écrie-t-il, et maître Jean part gaiement avec son emplette.

Le noble cheval est attelé ; mais à peine sent-il une charge inconnue, qu’il s’élance indigné, et d’une secousse impétueuse jette le chariot dans un fossé : « Oh ! oh ! dit maître Jean, ce cheval est trop vif pour ne mener qu’une charrette. Expérience vaut science ; demain j’ai des voyageurs à conduire, je l’attellerai à la voiture ; il est assez fort pour me faire le service de deux autres chevaux, et sa fougue passera avec l’âge. »

D’abord tout alla bien ; le léger coursier communiquait son ardeur à l’indigne attelage dont il faisait partie, et la voiture volait comme un trait. Mais qu’en arriva-t-il ? Les yeux fixés au ciel, et peu accoutumé à cheminer d’un pas égal, il abandonne bientôt la route tracée, et, n’obéissant plus qu’à sa nature, il se précipite parmi les marais, les champs et les broussailles ; la même fureur s’empare des autres chevaux ; aucun cri, aucun frein ne peut les arrêter, jusqu’à ce que la voiture, après maintes culbutes, aille enfin, au grand effroi des voyageurs, s’arrêter toute brisée au sommet d’un mont escarpé.

« Je ne m’y suis pas bien pris, dit maître Jean un peu pensif, ce moyen-là ne réussira jamais ; il faut réduire cet animal furieux par la faim et par le travail. » Nouvel essai. Trois jours après déjà, le beau Pégase n’est plus qu’une ombre. « Je l’ai trouvé ! s’écrie notre homme ; allons ! qu’il tire la charrue avec le plus fort de mes bœufs. »

Aussitôt fait que dit ; la charrue offre aux yeux l’attelage risible d’un bœuf et d’un cheval ailé. Indigné, ce dernier fait d’impuissants efforts pour reprendre son vol superbe. Mais en vain ; son compagnon n’en va pas plus vite, et le divin coursier est obligé de se conformer à son pas, jusqu’à ce que, épuisé par une longue résistance, la force abandonne ses membres, et que, accablé de fatigue, il tombe et roule à terre.

« Méchant animal, crie maître Jean l’accablant d’injures et de coups, tu n’es pas même bon pour labourer mon champ ! Maudit soit le fripon qui t’a vendu à moi ! » Tandis que le fouet servait de conclusion à sa harangue, un jeune homme vif et de bonne humeur vient à passer sur la route ; une lyre résonne dans ses mains, et parmi ses cheveux blonds éclate une bandelette d’or. « Que veux-tu faire, dit-il, mon ami, d’un attelage aussi singulier ? Que signifie cette union bizarre d’un bœuf avec un oiseau ? Veux-tu me confier un instant ton cheval à l’essai, et tu verras un beau prodige. »

Le cheval est dételé, et le jeune homme saute sur sa croupe en souriant. À peine Pégase reconnaît-il la main du maître, qu’il mord fièrement son frein, prend son essor et lance des éclairs de ses yeux divins. Ce n’est plus un cheval, c’est un dieu qui s’élève au ciel avec majesté, et déployant ses ailes, se perd bientôt parmi les espaces azurés, où les yeux des humains ne peuvent plus le suivre.




À GŒTHE


Lorsqu’il traduisit pour le théâtre le Mahomet de Voltaire.

Et toi aussi, qui nous avais arrachés au joug des fausses règles pour nous ramener à la vérité et à la nature ; toi, Hercule au berceau, qui étouffas de tes mains d’enfant les serpents enlacés autour de notre génie, toi, depuis si longtemps, ministre d’un art tout divin, tu vas sacrifier sur les autels détruits d’une muse que nous n’adorons plus !

Ce théâtre n’est consacré qu’à la muse nationale, et nous n’y servirons plus des divinités étrangères ; nous pouvons maintenant montrer avec orgueil un laurier qui a fleuri de lui-même sur notre Parnasse. Le génie allemand a osé pénétrer dans le sanctuaire des arts, et, à l’exemple des Grecs et des Bretons, il a brigué des palmes incueillies.

N’essaye donc pas de nous rendre nos anciennes entraves par cette imitation d’un drame du temps passé ; ne nous rappelle pas les jours d’une minorité dégradante… Ce serait une tentative vaine et méprisable que de vouloir arrêter la roue du temps qu’entraînent les heures rapides ; le présent est à nous, le passé n’est plus.

Notre théâtre s’est élargi ; tout un monde s’agite à présent dans son enceinte : plus de conversations pompeuses et stériles ; une fidèle image de la nature, voilà ce qui a droit d’y plaire. L’exagération des mœurs dramatiques en a été bannie, le héros pense et agit comme un homme qu’il est ; la passion élève librement la voix, et le beau ne prend sa source que dans le vrai.

Cependant le chariot de Thespis est légèrement construit : il est comme la barque de l’Achéron qui ne pouvait porter que des ombres et de vaines images ; en vain la vie réelle se presse d’y monter, son poids ruinerait cette légère embarcation, qui n’est propre qu’à des esprits aériens ; jamais l’apparence n’atteindra entièrement la réalité : où la nature se montre il faut que l’art s’éloigne.

Ainsi, sur les planches de la scène, un monde idéal se déploiera toujours ; il n’y aura rien de réel que les larmes, et l’émotion n’y prendra point sa source dans l’erreur des sens. La vraie Melpomène est sincère ; elle ne nous promet rien qu’une fable, mais elle sait y attacher une vérité profonde ; la fausse nous promet la vérité, mais elle manque à sa parole.

L’art menaçait de disparaître du théâtre… L’imagination voulait seule y établir son empire, et bouleverser la scène comme le monde ; le sublime et le vulgaire étaient confondus… L’art n’avait plus d’asile que chez les Français : mais ils n’en atteindront jamais la perfection ; renfermés dans d’immuables limites, ils s’y maintiendront sans oser les franchir.

La scène est pour eux une enceinte consacrée : de ce magnifique séjour sont bannis les sons rudes et naïfs de la nature ; le langage s’y est élevé jusqu’au chant ; c’est un empire d’harmonie et de beauté : tout s’y réunit dans une noble symétrie pour former un temple majestueux, dans lequel on ne peut se permettre de mouvements qui ne soient réglés par les lois de la danse.

Ne prenons pas les Français pour modèles : chez eux l’art n’est point animé par la vie : la raison, amante du vrai, rejette leurs manières pompeuses, leur dignité affectée… Seulement ils nous auront guidé vers le mieux ; ils seront venus, comme un esprit qu’on aurait évoqué, purifier la scène si long-temps profanée, pour en faire le digne séjour de l’antique Melpomène.




LE PARTAGE DE LA TERRE


« Prenez le monde, dit un jour Jupiter aux hommes du haut de son trône ; qu’il soit à vous éternellement comme fief ou comme héritage ; mais faites-en le partage en frères. »

À ces mots, jeunes et vieux, tout s’apprête et se met en mouvement : le laboureur s’empare des produits de la terre ; le gentilhomme, du droit de chasser dans les bois.

Le marchand prend tout ce que ses magasins peuvent contenir ; l’abbé se choisit les vins les plus exquis ; le roi barricade les ponts et les routes et dit : « Le droit de péage est à moi. »

Le partage était fait depuis longtemps quand le poëte se présenta ; hélas ! il n’y avait plus rien à y voir, et tout avait son maître.

« Malheur à moi ! Le plus cher de tes enfants doit-il être oublié ?… » disait-il à Jupiter en se prosternant devant son trône.

« Si tu t’es trop longtemps arrêté au pays des chimères, répondit le dieu, qu’as-tu à me reprocher ?… Où donc étais-tu pendant le partage du monde ? — J’étais près de toi, dit le poëte.

« Mon œil contemplait ton visage, mon oreille écoutait ta céleste harmonie ; pardonne à mon esprit, qui, ébloui de ton éclat, s’est un instant détaché de la terre et m’en a fait perdre ma part.

— Que faire ? dit le dieu. Je n’ai rien à te donner : les champs, les bois, les villes, tout cela ne m’appartient plus ; veux-tu partager le ciel avec moi ? viens l’habiter, il te sera toujours ouvert. »




LE COMTE DE HABSBOURG


À Aix-la-Chapelle, au milieu de la salle antique du palais, le roi Rodolphe, dans tout l’éclat de la puissance impériale, était assis au splendide banquet de son couronnement. Le comte palatin du Rhin servait les mets sur la table ; celui de Bohême versait le vin pétillant, et les sept électeurs, tels que le chœur des étoiles qui tournent autour du soleil, s’empressaient de remplir les devoirs de leur charge auprès du maître de la terre.

Et la foule joyeuse du peuple encombrait les hautes galeries ; ses cris d’allégresse s’unissaient au bruit des clairons ; car l’interrègne avait été long et sanglant, et un juge venait d’être rendu au monde ; le fer ne frappait plus aveuglément, et le faible, ami de la paix, n’avait plus à craindre les vexations du puissant.

L’empereur saisit la coupe d’or, et, promenant autour de lui des regards satisfaits : « La fête est brillante, le festin splendide, tout ici charme le cœur de votre souverain ; cependant, je n’aperçois point de troubadour qui vienne émouvoir mon âme par des chants harmonieux et par les sublimes leçons de la poésie. Tel a été mon plus vif plaisir dès l’enfance, et l’empereur ne dédaigne point ce qui fit le bonheur du chevalier. »

Et voilà qu’un troubadour, traversant le cercle des princes, s’avance vêtu d’une robe traînante ; ses cheveux brillent, argentés par de longues années : « Dans les cordes dorées de la lyre sommeille une douce harmonie, le troubadour célèbre les aventures des amants, il chante tout ce qu’il y a de noble et de grand sur la terre ; ce que l’âme désire, ce que rêve le cœur ; mais quels chants seraient dignes d’un tel monarque, à sa fête la plus brillante ?

— Je ne prescris rien au troubadour, répond Rodolphe en souriant ; il appartient à un plus haut seigneur, il obéit à l’inspiration : tel que le vent de la tempête dont on ignore l’origine, tel que le torrent dont la source est cachée, le chant d’un poète jaillit des profondeurs de son âme, et réveille les nobles sentiments assoupis dans le fond des cœurs. »

Et le troubadour, saisissant sa lyre, prélude par des accords puissants. « Un noble chevalier chassait dans les bois le rapide chamois ; un écuyer le suivait, portant les armes de la chasse ; et, au moment que le chevalier, monté sur son fier coursier, allait entrer dans une prairie, il entend de loin tinter une clochette… C’était un prêtre précédé de son clerc, et portant le corps du Seigneur.

« Et le comte mit pied à terre, se découvrit humblement la tête, et adora avec une foi pieuse le Sauveur de tous les hommes. Mais un ruisseau qui traversait la prairie, grossi par les eaux d’un torrent, arrêta les pas du prêtre, qui déposa à terre l’hostie sainte et s’empressa d’ôter sa chaussure afin de traverser le ruisseau.

« Que faites-vous ? » s’écria le comte avec surprise. —
« Seigneur, je cours chez un homme mourant qui soupire
« après la céleste nourriture, et je viens de voir, à mon
« arrivée, la planche qui servait à passer le ruisseau céder
« à la violence des vagues. Mais il ne faut pas que le
« mourant perde l’espérance du salut, et je vais nu-pieds
« parcourir le courant. »

« — Alors, le puissant comte le fait monter sur son beau cheval, et lui présente la bride éclatante ; ainsi le prêtre pourra consoler le malade qui l’attend et ne manquera pas à son devoir sacré. Et le chevalier poursuit sa chasse monté sur le cheval de son écuyer, tandis que le ministre des autels achève son voyage : le lendemain matin, il ramène au comte son cheval, qu’il tient modestement en laisse, en lui exprimant sa reconnaissance. « Que Dieu me garde, » s’écrie le comte avec humilité,
« de reprendre jamais pour le combat ou pour la chasse
« un cheval qui a porté mon Créateur ! Si vous ne pouvez
« le garder pour vous-même, qu’il soit consacré au ser-
« vice divin ; car je l’ai donné à celui dont je tiens l’hon-
« neur, les biens, le corps, l’âme et la vie.

« — Eh bien, que puisse Dieu, le protecteur de tous,
« qui écoute les prières du faible, vous honorer dans ce
« monde et dans l’autre comme aujourd’hui vous l’honorez !
« Vous êtes un puissant comte, célèbre par vos exploits
« dans la Suisse ; six aimables filles fleurissent autour de
« vous : puissent-elles, ajouta-t-il avec inspiration, ap-
« porter six couronnes dans votre maison et perpétuer
« votre race éclatante ! »

Et l’empereur, assis, méditait dans son esprit et semblait se reporter à des temps déjà loin… Tout à coup il fixe ses yeux attentivement sur les traits du troubadour ; frappé du sens de ses paroles, il reconnaît en lui le prêtre, et cache avec son manteau de pourpre les larmes qui viennent baigner son visage. Tous les regards se portent alors sur le prince : ce qu’on vient d’entendre n’est plus un mystère, et chacun bénit les décrets de la Providence.




LE COMMENCEMENT DU XIXe SIÈCLE


À ***

Ô mon noble ami ! où se réfugieront désormais la paix et la liberté ? Un siècle vient de s’éteindre au sein d’une tempête, un siècle nouveau s’annonce par la guerre.

Tous liens sont rompus entre les nations, et toutes les vieilles institutions s’écroulent… Le vaste Océan n’arrête point les fureurs de la guerre ; le dieu du Nil et le vieux Rhin ne peuvent rien contre elles.

Deux puissantes nations combattent pour l’empire du monde ; et, pour anéantir les libertés des peuples, le trident et la foudre s’agitent dans leurs mains.

Chaque contrée leur doit de l’or : et comme Brennus, aux temps barbares, le Français jette son glaive d’airain dans la balance de la justice.

L’Anglais, tel que le polype aux cent bras, couvre la mer de ses flottes avides, et veut fermer, comme sa propre demeure, le royaume libre d’Amphitrite.

Les étoiles du sud, encore inaperçues, s’offrent à sa course infatigable ; il découvre les îles, les côtes les plus lointaines… mais le bonheur, jamais !

Hélas ! en vain chercherais-tu sur toute la surface de la terre un pays où la liberté fleurisse éternelle, où l’espèce humaine brille encore de tout l’éclat de la jeunesse.

Un monde sans fin s’ouvre à toi ; ton vaisseau peut à peine en mesurer l’espace ; et, dans toute cette étendue il n’y a point de place pour dix hommes heureux !

Il faut fuir le tumulte de la vie, et te recueillir dans ton cœur… La liberté n’habite plus que le pays des chimères ; le beau n’existe plus que dans la poésie.




LE DRAGON DE RHODES


Où court ce peuple ? qu’a-t-il à se précipiter en hurlant dans les rues ? Rhodes est-elle la proie des flammes ?… La foule semble encore s’accroître, et j’aperçois au milieu d’elle un guerrier à cheval. Derrière lui… ô surprise ! on traîne un animal dont le corps est d’un dragon et la gueule d’un crocodile, et tous les yeux se fixent avec étonnement, tantôt sur le monstre, tantôt sur le chevalier.

Et mille voix s’écrient : « Voilà le dragon !… venez le voir !… Voilà le héros qui en a triomphé ! Bien d’autres sont partis pour cette périlleuse entreprise, mais aucun n’en était revenu… Honneur au vaillant chevalier ! » Et la foule se dirige vers le couvent où les chevaliers de Saint-Jean se sont à la hâte rassemblés en conseil.

Et le jeune homme pénètre avec peine dans la salle à travers les flots du peuple qui l’obstruaient, s’avance d’un air modeste vers le grand maître, et prend ainsi la parole : « J’ai rempli mon devoir de chevalier ; le dragon qui dévastait le pays gît abattu par ma main ; les chemins n’offrent plus de dangers aux voyageurs ; le berger peut sans crainte faire paître ses troupeaux ; le pèlerin peut aller paisiblement dans les rochers visiter la sainte chapelle. »

Le grand maître lui lance un regard sévère. « Tu as agi comme un héros, lui dit-il ; la bravoure honore les chevaliers, et tu en as fait preuve… Dis-moi, cependant, quel est le premier devoir de celui qui combat pour le Christ et qui se pare d’une croix ? » Tous les assistants pâlissent ; mais le jeune homme s’incline en rougissant, et répond avec une noble contenance : « L’obéissance est son premier devoir, celui qui le rend digne d’une telle distinction. — Et ce devoir, mon fils, répond le grand maître, tu l’as violé, quand ta coupable audace attaqua le dragon, au mépris de mes ordres. — Seigneur, jugez-moi seulement d’après l’esprit de la loi, car j’ai cru l’accomplir ; je n’ai pas entrepris sans réfléchir une telle expédition, et j’ai plutôt employé la ruse que la force pour vaincre le dragon.

« Cinq chevaliers, l’honneur de notre ordre et de la religion, avaient déjà péri victimes de leur courage, lorsque vous nous défendîtes de tenter le même combat. Cependant, ce désir me rongeait le cœur et me remplissait de mélancolie. La nuit, des songes m’en retraçaient l’image, et, quand le jour venait éclairer de nouvelles dévastations, une ardeur sauvage s’emparait de moi, au point que je résolus enfin d’y hasarder ma vie.

« Et je me disais à moi-même : D’où naît la gloire, noble parure des hommes ? Qu’ont-ils fait, ces héros chantés des poëtes, et que l’antiquité élevait au rang des dieux ? Ils ont purgé la terre de monstres, combattu des lions, lutté avec des minotaures, pour délivrer de faibles victimes, et jamais ils n’ont plaint leur sang.

« Les chevaliers ne peuvent-ils donc combattre que des Sarrasins, ou détrôner que des faux dieux ? N’ont-ils « pas été envoyés à la terre comme libérateurs, pour l’affranchir de tous ses maux et de tous ses ennemis ? Cependant, la sagesse doit guider leur courage, et l’adresse suppléer à la force. » Ainsi me parlais-je souvent, et je cherchais seul à reconnaître les lieux habités par le monstre ; enfin mon esprit m’offrit un moyen de l’attaquer, et je m’écriai, plein de joie : « Je l’ai trouvé ! »

« Et, me présentant à vous, je vous témoignai le désir de revoir ma patrie ; vous accédâtes à ma prière ; je fis une heureuse traversée, et, de retour à peine dans mon pays, je fis exécuter par un habile ouvrier l’image fidèle du dragon. C’était bien lui : son long corps pesait sur des pieds courts et difformes ; son dos se recouvrait horriblement d’une cuirasse d’écailles.

« Son col était d’une longueur effrayante et sa gueule s’ouvrait pour saisir ses victimes, hideuse comme une porte de l’enfer, armée de dents qui éclataient blanches sur le gouffre sombre de son gosier et d’une langue aiguë comme la pointe d’une épée ; ses petits yeux lançaient d’affreux éclairs, et, au bout de cette masse gigantesque, s’agitait la longue queue en forme de serpent dont il entortille les chevaux et les hommes.

« Tout cela, exécuté en petit et peint d’une couleur sombre, figurait assez bien le monstre, moitié serpent, moitié dragon, au sein de son marais empoisonné ; et, quand tout fut terminé, je choisis deux dogues vigoureux, agiles, accoutumés à chasser les bêtes sauvages ; je les lançai contre le monstre, et ma voix les excitait à le mordre avec fureur de leurs dents acérées.

« Il est un endroit où la poitrine de l’animal dégarnie d’écailles ne se recouvre que d’un poil léger : c’est là surtout que je dirige leurs morsures ; moi-même, armé d’un trait, je monte mon coursier arabe et d’une noble origine, j’excite son ardeur en le pressant de mes éperons, et je jette ma lance à cette vaine image, comme si je voulais la percer.

« Mon cheval se cabre effrayé, hennit, blanchit son mors d’écume, et mes dogues hurlent de crainte à cette vue… Je ne prends point de repos qu’ils ne s’y soient accoutumés. Trois mois s’écoulent, et, lorsque je les vois bien dressés, je m’embarque avec eux sur un vaisseau rapide. Arrivé ici depuis trois jours, j’ai pris à peine le temps nécessaire pour reposer mes membres fatigués jusqu’au moment de l’entreprise.

« Mon cœur fut vivement touché des nouveaux désastres de ce pays, que j’appris à mon arrivée ; de la mort surtout de ces bergers qui s’étaient égarés dans la forêt et qu’on retrouva déchirés ; je ne pris plus dès lors conseil que de mon courage, et je résolus de ne pas différer plus longtemps. J’en instruisis soudain mes écuyers, je montai sur mon bon cheval, et, accompagné de mes chiens fidèles, je courus, par un chemin détourné et en évitant tous les yeux, à la rencontre de l’ennemi.

« Vous connaissez, seigneur, cette chapelle élevée par un de vos prédécesseurs sur le rocher d’où l’on découvre toute l’île : son extérieur est humide et misérable, et cependant elle renferme une merveille de l’art : la sainte Vierge et son fils, adoré par les trois rois. Le pèlerin, parvenu au faîte du rocher par trois fois trente marches, se repose enfin près de son Créateur, en contemplant avec satisfaction l’espace qu’il a parcouru.

« Il est au pied du rocher une grotte profonde, baignée des ilôts de la mer voisine, où jamais ne pénètre la lumière du ciel ; c’est là qu’habitait le reptile et qu’il était couché nuit et jour, attendant sa proie : ainsi veillait-il comme un dragon de l’enfer au pied de la maison de Dieu, et, si quelque pèlerin s’engageait dans ce chemin fatal, il se jetait sur lui et l’emportait dans son repaire.

« Avant de commencer l’effroyable combat, je gravis le rocher, je m’agenouille devant le Christ, et, ayant purifié mon cœur de toute souillure, je revêts dans le sanctuaire mes armes éclatantes : j’arme ma droite d’une lance, et je descends pour combattre. Puis, laissant en arrière mes écuyers, à qui je donne mes derniers ordres, je m’élance sur mon cheval en recommandant mon âme à Dieu.

« À peine suis-je en plaine, que mes chiens poussent des hurlements, et mon cheval commence à se cabrer d’effroi… C’est qu’ils ont vu tout près la forme gigantesque de l’ennemi, qui, ramassé en tas, se réchauffait à l’ardeur du soleil. Les dogues rapides fondent sur lui ; mais ils prennent bientôt la fuite, en le voyant ouvrir sa gueule haletante d’une vapeur empoisonnée, et pousser le cri du chacal.

« Cependant, je parviens à ranimer leur courage ; ils retournent au monstre avec une ardeur nouvelle, tandis que, d’une main hardie, je lui lance un trait dans le flanc. Mais, repoussée par les écailles, l’arme tombe à terre sans force, et j’allais redoubler, lorsque mon coursier, qu’épouvantait le regard de feu du reptile et son haleine empestée, se cabra de nouveau, et c’en était fait de moi…

« Si je ne me fusse jeté vite à bas de cheval. Mon épée est hors du fourreau ; mais tous mes coups sont impuissants contre le corselet d’acier du reptile. Un coup de queue m’a déjà jeté à terre, sa gueule s’ouvre pour me dévorer… quand mes chiens, s’élançant sur lui avec rage, le forcent à lâcher prise, et lui font pousser d’horribles hurlements, déchiré qu’il est par leurs morsures.

« Et, avant qu’il se soit débarrassé de leur attaque, je lui plonge dans la gorge mon glaive jusqu’à la poignée. Un fleuve de sang impur jaillit de sa plaie ; il tombe et m’entraîne avec lui, enveloppé dans les nœuds de son corps. — C’est alors que je perdis connaissance, et, lorsque je revins à la vie, mes écuyers m’entouraient, et le dragon gisait étendu dans son sang. »

À peine le chevalier eut-il achevé, que des cris d’admiration longtemps comprimés s’élancèrent de toutes les bouches, et que des applaudissements cent fois répétés éclatèrent longtemps sous les voûtes sonores : les guerriers de l’ordre demandèrent même à haute voix que l’on décernât une couronne au héros ; le peuple, reconnaissant, voulait le porter en triomphe… Mais le grand maître, sans dérider son front, commanda le silence.

« Tu as, dit-il, frappé d’une main courageuse le dragon qui dévastait ces campagnes ; tu es devenu un dieu pour le peuple… mais, pour notre ordre, un ennemi ! et tu as enfanté un monstre bien autrement fatal que n’était celui-ci…, un serpent qui souille le cœur, qui produit la discorde et la destruction, en un mot, la désobéissance ! Elle hait toute espèce de subordination, brise les liens sacrés de l’ordre, et fait le malheur de ce monde.

« Le Turc est brave comme nous… C’est l’obéissance qui doit nous distinguer de lui : c’est dans les mêmes lieux où le Seigneur est descendu de toute sa gloire à l’état abject d’un esclave, que les premiers de cet ordre l’ont fondé afin de perpétuer un tel exemple : l’abnégation de toutes nos volontés, devoir qui est le plus difficile de tous, a été la base de leur institution ! — Une vaine gloire t’a séduit… Ôte-toi de ma vue… Celui qui ne peut supporter le joug du Seigneur n’est pas digne de se parer de sa croix. »

La foule, à ces mots, s’agite en tumulte et remplit le palais d’impétueux murmures. Tous les chevaliers demandent en pleurant la grâce de leur frère… Mais celui-ci, les yeux baissés, dépouille en silence l’habit de l’ordre, baise la main sévère du grand maître, et s’éloigne. Le vieillard le suit quelque temps des yeux, puis, le rappelant du ton de l’amitié : « Embrasse-moi, mon fils ! tu viens de remporter un combat plus glorieux que le premier : prends cette croix ; elle est la récompense de cette humilité qui consiste à se vaincre soi-même. »




JEANNE D’ARC


Le démon de la raillerie t’a traînée dans la poussière pour souiller la plus noble image de l’humanité. L’esprit du monde est éternellement en guerre avec tout ce qu’il y a de beau et de grand : il ne croit ni à Dieu ni aux esprits célestes, il veut ravir au cœur tous ses trésors, il anéantit toutes les croyances en attaquant toutes les illusions.

Mais la poésie, d’humble naissance comme toi, est aussi une pieuse bergère ; elle te couvre de tous les privilèges de sa divinité, elle t’environne d’un cortège d’étoiles, et répand la gloire autour de toi… Ô toi que le cœur a faite ce que tu es, tu vivras immortelle !

Le monde aime à obscurcir tout ce qui brille, à couvrir de fange tout ce qui s’élève. Mais ne crains rien ! Il y a encore de bons cœurs qui tressaillent aux actions sublimes et généreuses ; Momus fait les délices de la multitude, un noble esprit ne chérit que les nobles choses.




LE GANT


Le roi de France assistait à un combat de bêtes féroces, entouré des grands de sa cour, et un cercle brillant de femmes décorait les hautes galeries.

Le prince fait un signe : une porte s’ouvre, un lion sort d’un pas majestueux. Muet, il promène ses regards autour de lui, ouvre une large gueule, secoue sa crinière, allonge ses membres, et se couche à terre.

Et le prince fait un nouveau signe : une seconde porte s’ouvre aussitôt ; un tigre en sort en bondissant ; à la vue du lion, il jette un cri sauvage, agite sa queue en formidables anneaux, décrit un cercle autour de son ennemi, et vient enfin, grondant de colère, se coucher en face de lui.

Le roi fait un signe encore : les deux portes se rouvrent et vomissent deux léopards. Enflammés de l’ardeur de combattre, ils se jettent sur le tigre, qui les saisit de ses griffes cruelles. Le lion lui-même se lève en rugissant, puis il se tait, et alors commence une lutte acharnée entre ces animaux avides de sang.

Tout à coup un gant tombe du haut des galeries, lancé par une belle main, entre le lion et le tigre, et la jeune Cunégonde, se tournant d’un air railleur vers le chevalier de Lorge : « Sire chevalier, prouvez-moi donc ce profond amour que vous me jurez à toute heure en m’allant relever ce gant. »

Et le chevalier se précipite dans la formidable arène, et d’une main hardie va ramasser le gant au milieu des combattants.

Tous les yeux se promènent de la dame au chevalier avec étonnement, avec effroi… Celui-ci revient paisiblement vers Cunégonde, et de toutes les bouches sort un murmure d’admiration. La dame le reçoit avec un doux sourire, présage d’un bonheur assuré… Mais le chevalier, lui jetant le gant avec dédain : « Point de remerciements, madame ! » Et il la quitte toute confuse d’une telle leçon.




L’IDÉAL


Tu veux donc, infidèle, te séparer de moi, avec tes douces illusions, tes peines et tes plaisirs ? Rien ne peut arrêter ta fuite, ô temps doré de ma jeunesse ! c’est en vain que je te rappelle… Tu cours précipiter tes ondes dans la mer de l’éternité !

Ils ont pâli, ces gais rayons qui jadis éclairaient mes pas ; ces brillantes chimères se sont évanouies, qui remplissaient le vide de mon âme : je ne crois plus aux songes que mon sommeil m’offrait si beaux et si divins, la froide réalité les a frappés de mort !

Comme Pygmalion, dans son ardeur brûlante, embrassait un marbre glacé, jusqu’à lui communiquer le sentiment et la vie, je pressais la nature avec tout le feu de la jeunesse, afin de l’animer de mon âme de poëte.

Et, partageant ma flamme, elle trouvait une voix pour me répondre, elle me rendait mes caresses, et comprenait les battements de mon cœur : l’arbre, la rose, tout pour moi naissait à la vie, le murmure des ruisseaux me flattait comme un chant, mon souffle avait donné l’existence aux êtres les plus insensibles.

Alors tout un monde se pressait dans ma poitrine, impatient de se produire au jour, par l’action, par la parole, par les images et les chants… Combien ce monde me parut grand tant qu’il resta caché comme la fleur dans son bouton. Mais que cette fleur s’est peu épanouie ! qu’elle m’a semblé depuis chétive et méprisable !

Comme il s’élançait, le jeune homme, insouciant et léger, dans la carrière de la vie ! Heureux de ses rêves superbes, libre encore d’inquiétudes, l’espérance l’emportait aux cieux ; il n’était pas de hauteur, pas de distance que ses ailes ne pussent franchir !

Rien n’apportait obstacle à cet heureux voyage, et quelle foule aimable se pressait autour de son char ! L’amour avec ses douces faveurs, le bonheur couronné d’or, la gloire le front ceint d’étoiles, et la vérité toute nue à l’éclat du jour.

Mais, hélas ! au milieu de la route, il perdit ces compagnons perfides ; et l’un après l’autre, ils s’étaient détournés de lui : le bonheur aux pieds légers avait disparu, la soif du savoir ne pouvait plus être apaisée, et les ténèbres du doute venaient ternir l’image de la vérité.

Je vis les palmes saintes de la gloire prodiguées à des fronts vulgaires ; l’amour s’envola avec le printemps ; le chemin que je suivais devint de jour en jour plus silencieux et plus désert ; à peine si l’espérance y jetait encore quelques vagues clartés.

De toute cette suite bruyante, quelles sont les deux divinités qui me demeurèrent fidèles, qui me prodiguent encore leurs consolations, et m’accompagneront jusqu’à ma dernière demeure ?… C’est toi, tendre amitié, dont la main guérit toutes les blessures, toi qui partages avec moi le fardeau de la vie, toi que j’ai cherchée de si bonne heure, et qu’enfin j’ai trouvée.

C’est toi aussi, bienfaisante étude, toi qui dissipes les orages de l’âme, qui crées difficilement, mais ne détruis jamais ; toi qui n’ajoutes à l’édifice éternel qu’un grain de sable sur un grain de sable, mais qui sais dérober au temps avare des minutes, des jours et des années !




LA BATAILLE


Telle qu’un nuage épais et qui porte une tempête, la marche des troupes retentit parmi les vastes campagnes ; une plaine immense s’offre à leurs yeux, c’est là qu’on va jeter les dés d’airain. Tous les regards sont baissés, le cœur des plus braves palpite, les visages sont pâles comme la mort ; voilà le colonel qui parcourt les rangs ; « Halte ! » Cet ordre brusque enchaîne le régiment, qui présente un front immobile et silencieux.

Mais qui brille là-bas sur la montagne aux rayons pourprés du matin ? « Voyez-vous les drapeaux ennemis ? — Nous les voyons ! que Dieu soit avec nos femmes et nos enfants, — Entendez-vous ces chants, ces roulements de tambours, et ces fifres joyeux ? Comme cette belle et sauvage harmonie pénètre tous nos membres et parcourt la moelle de nos os ! Frères, que Dieu nous protège… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

Déjà un éclair a lui le long de la ligne de bataille ; un tonnerre sourd l’accompagne, l’action commence, les balles sifflent, les signaux se succèdent… Ah ! l’on commence à respirer !

La mort plane, le sort se balance indécis… Les dés d’airain sont jetés au sein de la fumée ardente !

Voilà que les deux armées se rapprochent : « Garde à vous ! » crie-t-on de peloton en peloton. Le premier rang plie le genou et fait feu… il en est qui ne se relèveront pas. La mitraille trace de longs vides ; le second rang se trouve le premier… À droite, à gauche, partout la mort : que de légions elle couche à terre !

Le soleil s’éteint, mais la bataille est toute en feu ; la nuit sombre descend enfin sur les armées. « Frères, que Dieu nous protège !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

De toutes parts le sang jaillit ; les vivants sont couchés avec les morts ; le pied glisse sur les cadavres… « Et toi aussi, Franz ! — Mes adieux à ma Charlotte, ami ! (La bataille s’anime de plus en plus.) — Je lui porterai… Oh ! camarade, vois-tu derrière nous pétiller la mitraille ?… Je lui porterai tes adieux. Repose ici !… Je cours là-bas où il pleut des balles. »

Le sort de la journée est encore douteux ; mais la nuit s’épaissit toujours… « Frères, que Dieu nous protège !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

Écoutez ! les adjudants passent au galop… Les dragons s’élancent sur l’ennemi, et ses canons se taisent… « Victoire ! camarades ! la peur s’est emparée des lâches, et ils jettent leurs drapeaux ! »

La terrible bataille est enfin décidée : le jour triomphe aussi de la nuit ; tambours bruyants, fifres joyeux, célébrez tous notre victoire ! « Adieu, frères que nous laissons !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »




LA CAUTION


Méros cache un poignard sous son manteau, et se glisse chez Denys de Syracuse : les satellites l’arrêtent et le chargent de chaînes. « Qu’aurais-tu fait de ce poignard ? lui demande le prince en fureur. — J’aurais délivré la ville d’un tyran ! — Tu expieras ce désir sur la croix.

— Je suis prêt à mourir, et je ne demande point ma grâce ; mais daigne m’accorder une faveur : trois jours de délai pour unir ma sœur à son fiancé. Mon ami sera ma caution, et, si je manque à ma parole, tu pourras te venger sur lui. »

Le roi se mit à rire, et, après un instant de réflexion, répondit d’un ton moqueur : « Je t’accorde trois jours ; mais songe que si tu n’as pas reparu, ce délai expiré, ton ami prend ta place, et je te tiens quitte. »

Méros court chez son ami : « Le roi veut que j’expie sur la croix ma malheureuse tentative ; cependant, il m’accorde trois jours pour assister au mariage de ma sœur ; sois ma caution auprès de lui jusqu’à mon retour. »

Son ami l’embrasse en silence et va se livrer au tyran tandis que Méros s’éloigne. Avant la troisième aurore, il avait uni sa sœur à son fiancé, et il revenait déjà en grande hâte pour ne pas dépasser le délai fatal.

Mais une pluie continuelle entrave la rapidité de sa marche ; les sources des montagnes se changent en torrents, et des ruisseaux forment des fleuves. Appuyé sur son bâton de voyage, Méros arrive au bord d’une rivière, et voit soudain les grandes eaux rompre le pont qui joignait les deux rives et en ruiner les arches avec le fracas du tonnerre.

Désolé d’un tel obstacle, il s’agite en vain sur les bords, jette au loin d’impatients regards : point de barque qui se hasarde à quitter la rive pour le conduire où ses désirs l’appellent ; point de batelier qui se dirige vers lui, et le torrent s’enfle comme une mer.

Il tombe sur la rive et pleure en levant ses mains au ciel : « Jupiter, aplanis ces eaux mugissantes ! Le temps fuit, le soleil parvient à son midi, s’il va plus loin, j’arriverai trop tard pour délivrer mon ami ! »

La fureur des vagues ne fait que s’accroître, les eaux poussent les eaux, et les heures chassent les heures… Méros n’hésite plus ; il se jette au milieu du fleuve irrité, il lutte ardemment avec lui… Dieu lui accorde la victoire.

Il a gagné l’autre rive, il précipite sa marche en rendant grâce au ciel… quand tout à coup, du plus épais de la forêt, une bande de brigands se jette sur lui, avide de meurtre, et lui ferme le passage avec des massues menaçantes.

« Que me voulez-vous ? Je ne possède que ma vie, et je la dois au roi, à mon ami que je cours sauver !… » Il dit. saisit la massue du premier qui l’approche ; trois brigands tombent sous ses coups, et les autres prennent la fuite.

Le soleil est brûlant, Méros sent ses genoux se dérober sous lui, brisés par la fatigue. « Ô toi qui m’as sauvé de la main des brigands et de la fureur du fleuve, me laisseras-tu périr ici en trahissant celui qui m’aime ?

« Qu’entends-je ? serait-ce un ruisseau que m’annonce ce doux murmure ? » Il s’arrête, il écoute ; une source joyeuse et frétillante a jailli d’un rocher voisin : le voyageur se baisse, ivre de joie, et rafraîchit son corps brûlant.

Et déjà le soleil, en jetant ses regards à travers le feuillage, dessine le long du chemin les formes des arbres avec des ombres gigantesques : deux voyageurs passent, Méros les devance bientôt, mais les entend se dire entre eux : « À cette heure, on le met en croix ! »

Le désespoir lui donne des ailes, la crainte l’aiguillonne encore… Enfin les tours lointaines de Syracuse apparaissent aux rayons du soleil couchant ; il rencontre bientôt Philostrate, le fidèle gardien de sa maison, qui le reconnaît et frémit.

« Fuis donc ! il n’est plus temps de sauver ton ami ; sauve du moins ta propre vie… En ce moment, il expire : d’heure en heure, il t’attendait sans perdre l’espoir, et les railleries du tyran n’avaient pu ébranler sa confiance en toi.

— Eh bien, si je ne puis le sauver, je partagerai du moins son sort : que le sanguinaire tyran ne puisse pas dire qu’un ami a trahi son ami ; qu’il frappe deux victimes, et croie encore à la vertu ! »

Le soleil s’éteignait, quand Méros parvient aux portes de la ville ; il aperçoit l’échafaud et la foule qui l’environne ; on enlevait déjà son ami avec une corde pour le mettre en croix : « Arrête, bourreau ! me voici ! cet homme était ma caution ! »

Le peuple admire… Les deux amis s’embrassent en pleurant, moitié douleur et moitié joie ; nul ne peut être insensible à un tel spectacle ; le roi lui-même apprend avec émotion l’étonnante nouvelle, et les fait amener devant son trône.

Longtemps il les considère avec surprise. « Votre conduite a subjugué mon cœur… La foi n’est donc pas un vain mot… J’ai à mon tour une prière à vous adresser. Daignez m’admettre à votre union, et que nos trois cœurs n’en forment plus qu’un seul. »




DÉSIR


Ah ! s’il était une issue pour m’élancer hors de ce vallon où pèse un brouillard glacé, quelle serait ma joie !… Là-bas, j’aperçois de riantes collines, décorées d’une jeunesse et d’une verdure éternelles : oh ! si j’étais oiseau, si j’avais des ailes, je m’en irais là-bas sur ces collines !

D’étranges harmonies viennent parfois retentir à mon oreille, échappées des concerts de ce monde enchanté : les vents légers m’en apportent souvent de suaves parfums ; j’y vois briller des fruits d’or au travers de l’épais feuillage, et des plantes fleuries qui ne craignent rien des rigueurs de l’hiver.

Ah ! que la vie doit s’écouler heureuse sur ces collines dorées d’un soleil éternel ! que l’air y doit être doux à respirer ! mais les vagues furieuses d’un torrent m’en défendent l’accès et leur vue pénètre mon âme d’effroi.

Une barque cependant se balance près du bord : mais, hélas ! point de pilote pour la conduire ! — N’importe, entrons-y sans crainte, ses voiles sont déployées… il faut espérer, il faut oser ; car les dieux ne garantissent le succès d’aucune entreprise, et un prodige seul peut me faire arriver dans ce beau pays des prodiges.



COLOMB



Courage, brave navigateur ! La raillerie peut attaquer tes espérances, les bras de tes marins peuvent tomber de fatigue… Va toujours ! toujours au couchant ! Ce rivage que tu as deviné, il t’apparaîtra bientôt dans toute sa splendeur. Mets ta confiance dans le Dieu qui te guide, et avance sans crainte sur cette mer immense et silencieuse. — Si ce monde n’existe pas, il va jaillir des flots exprès pour toi, car il est un lien éternel entre la nature et le génie, qui fait que l’une tient toujours ce que l’autre promet.




LA GRANDEUR DU MONDE


Je veux parcourir avec l’aile des vents tout ce que l’Éternel a tiré du chaos ; jusqu’à ce que j’atteigne aux limites de cette mer immense et que je jette l’ancre là où l’on cesse de respirer, où Dieu a posé les bornes de la création !

Je vois déjà de près les étoiles dans tout l’éclat de leur jeunesse, je les vois poursuivre leur course millénaire à travers le firmament, pour atteindre au but qui leur est assigné ; je m’élance plus haut… Il n’y a plus d’étoiles !

Je me jette courageusement dans l’empire immense du vide, mon vol est rapide comme la lumière… Voici que m’apparaissent de nouveaux nuages, un nouvel univers et des terres et des fleuves…

Tout à coup, dans un chemin solitaire, un pèlerin vient à moi : « Arrête, voyageur, où vas-tu ? — Je marche aux limites du monde, là où l’on cesse de respirer, où Dieu a posé les bornes de la création !

— Arrête ! tu marcherais en vain : l’infini est devant toi. » Ô ma pensée ! replie donc tes ailes d’aigle ! Et toi, audacieuse imagination, c’est ici, hélas ! ici qu’il faut jeter l’ancre !



ADIEUX AU LECTEUR


Ma muse se tait, et sent la rougeur monter à ses joues virginales ; elle s’avance vers toi pour entendre ton jugement, qu’elle recevra avec respect, mais sans crainte. Elle désire obtenir les suffrages de l’homme vertueux, que la vérité touche, et non un vain éclat ; celui qui porte un cœur capable de comprendre les impressions d’une poésie élevée, celui-là seul est digne de la couronner.

Ces chants auront assez vécu, si leur harmonie peut réjouir une âme sensible, l’environner d’aimables illusions et lui inspirer de hautes pensées ; ils n’aspirent point aux âges futurs ; ils ne résonnent qu’une fois sans laisser d’échos dans le temps ; le plaisir du moment les fait naître, et les heures vont les emporter dans leur cercle léger.

Ainsi le printemps se réveille : dans tous les champs que le soleil échauffe, il répand une existence jeune et joyeuse ; l’aubépine livre aux vents ses parfums ; le brillant concert des oiseaux monte jusqu’au ciel ; tous les sens, tous les êtres partagent la commune ivresse… Mais dès que le printemps s’éloigne, les fleurs tombent à terre, fanées, et pas une ne demeure de toutes celles qu’il avait fait naître.


KLOPSTOCK

MA PATRIE


Comme un fils qui n’a vu s’écouler qu’un petit nombre de printemps, s’il veut fêter son père, vieillard à la chevelure argentée, et tout entouré des bonnes actions de sa vie, s’apprête à lui exprimer combien il l’aime avec un langage de feu ;

Il se lève précipitamment au milieu de la nuit ; son âme est brûlante : il vole sur les ailes du matin, arrive près du vieillard, et puis a perdu la parole !

C’est ce que j’ai éprouvé… J’allais te chanter, ô ma patrie ! et déjà j’obéissais au vol rapide de l’inspiration, déjà ma lyre avait résonné d’elle-même, lorsque la sévère discrétion m’a fait un signe avec son bras d’airain, et soudain mes doigts ont tremblé.

Mais je ne les retiens plus : il faut que je reprenne la lyre ; que je tente un essor plus audacieux, et que je cesse de taire les pensées qui consument mon âme.

Ô mon beau pays, ta tête se couronne d’une gloire de mille années ; tu marches du pas des immortels, et tu t’avances avec orgueil à la tête de plusieurs nations ! combien je t’aime, mon pays, mon beau pays !

Ah ! j’ai trop entrepris, je le sens ; et la lyre échappe à ma faible main… Que tu es belle, ma patrie ! De quel éclat brille ta couronne ! Comme tu t’avances du pas des immortels !

Mais tes traits s’animent d’un doux sourire qui réchauffe tout mon courage. Oh ! avec quelle joie, quelle reconnaissance, je vais chanter que tu m’as souri !

Je me suis de bonne heure consacré à toi. À peine mon cœur eut-il senti les premiers battements de l’ambition que j’entrepris de célébrer Henri, ton libérateur, au milieu des lances et des harnois guerriers.

Mais j’ai vu bientôt s’ouvrir à moi une plus haute carrière, et je m’y suis élancé, enflammé d’un autre désir que celui de la gloire… Elle conduit au ciel, patrie commune des mortels.

Je la poursuis toujours, et si je viens à y succomber sous le poids de la faiblesse humaine, je me détournerai, je prendrai la harpe des bardes, et j’oserai l’entretenir de ta gloire.

Tes nobles forêts bravent les coups du temps, et leur ombre protège une race nombreuse qui pense et qui agit.

Là se trouvent des hommes qui ont le coup d’œil du génie, qui font danser autour de toi des heures joyeuses, qui possèdent la baguette des fées, qui savent trouver de l’or pur et des pensées nouvelles.

Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetons nombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt aux bords de la Tamise, et partout on les a vus croître, partout s’entourer d’autres rejetons.

Et cependant ils sont sortis de toi : tu leur as envoyé des guerriers ; tes armes leur ont porté un glorieux appel, et tel a été le monument de ta victoire : Les Gaulois s’appellent Francs, et les Bretons Anglais[1] !

Tes triomphes ont encore brillé d’un plus grand éclat : l’orgueilleuse Rome avait puisé la soif des combats dans le sein d’une louve, sa mère ; depuis longtemps sa tyrannie pesait sur le monde ; mais tu la renversas, ô ma patrie, la grande Rome !… tu la renversas dans son sang !

Jamais aucun pays n’a été juste comme toi envers le mérite étranger… Ne sois pas trop juste envers eux, ô ma patrie ! ils ne sont pas capables de comprendre ce qu’il y a de grandeur dans un tel excès.

Tes mœurs sont simples et vertueuses ; ton esprit est sage et profond ; ta parole est puissante et ton glaive est tranchant. Cependant tu le remets volontiers dans le fourreau ; et, sois-en bénie, il ne dégoutte pas du sang des malheureux.

Mais la discrétion me fait encore signe avec son bras d’airain : je me tais jusqu’à ce qu’elle me permette de chanter de nouveau. Je vais donc me recueillir en moi-même, et méditer la grande, la terrible pensée d’être digne de toi, ô ma patrie !




LES CONSTELLATIONS


Tout chante ses louanges, les champs, les forêts, la vallée et les montagnes : le rivage en retentit ; la mer tonne sourdement le nom de l’éternel, et l’hymne reconnaissant de la nature peut à peine monter jusqu’à lui.

Et sans cesse elle chante celui qui l’a créée, et du ciel à la terre, partout sa voix résonne : parmi l’obscurité des nuages le compagnon de l’éclair glorifie le Seigneur sur la cime des arbres et sur la crête des montagnes.

Son nom est célébré par le bocage qui frémit, et par le ruisseau qui murmure, les vents l’emportent jusqu’à l’arc céleste, l’arc de grâce et de consolation que sa main tendit dans les nuages.

Et tu te tairas, toi que Dieu créa immortel ! et tu resterais muet dans ce concert de louanges et d’admiration ! Rends grâces au Dieu qui te fait partager son éternité !… quels que soient tes efforts, ils seront toujours indignes de lui.

Cependant chante encore, et glorifie ton bienfaiteur. Chœur éclatant qui m’entourez, je viens et je m’unis à vous, je veux partager votre ravissement et vos concerts !

Celui qui créa l’univers, qui créa là-haut le flambeau d’or qui nous éclaire, ici la poudre où s’agitent des millions de vers, quel est-il ? C’est Dieu ! c’est Dieu ! notre père ! nous l’appelons ainsi, et d’innombrables voix s’unissent à la nôtre.

Oui, il créa les mondes ; et là-bas, le lion, qui verse de son sein des torrents de lumière. Bélier, Capricorne, Pléiades, Scorpion, Cancer, vous êtes son ouvrage ; voyez la balance s’élever et descendre… le Sagittaire vise, un éclair part.

Il se tourne ; comme ses flèches et son carquois résonnent ! et vous, Gémeaux, de quelle pure lumière vous êtes enflammés ! vos pieds rayonnants se lèvent pour une marche triomphante. Le poisson joue et vomit des feux éclatants.

La rose jette un rayon de feu du centre de sa couronne ; l’aigle au regard flamboyant plane au milieu de ses compagnons soumis ; le cygne nage, orgueilleux, le col arrondi et les ailes au vent.

Qui t’a donné cette mélodie, ô lyre ? qui donc a tendu tes cordes dorées et sonores ? Tu te fais entendre, et les planètes s’arrêtent dans leur danse circulaire, viennent en roulant sur leurs orbites la continuer autour de toi.

Voici la Vierge ailée en robe de fête, les mains pleines d’épis et de pampres joyeux. Voici le Verseau d’où se précipitent des flots de lumière ; mais Orion contemple la ceinture et non le Verseau.

Ô ! si la main de Dieu te répandait sur l’autel, vase céleste ! toute la Création volerait en éclats, le cœur du Lion se briserait auprès de l’urne desséchée, la lyre ne rendrait plus que des accents de mort, et la couronne tomberait flétrie.

Dieu a créé des signes dans les cieux, il fit la lune plus près de notre poussière. Paisible compagne de la nuit, son doux éclat répand sur nous la sérénité ; elle revient veiller toujours sur le front de ceux qui sommeillent.

Je glorifie le Seigneur, celui qui ordonna à la nuit sainte du sommeil et de la mort d’avoir des voiles et des flambeaux. Terre, tombeau toujours ouvert pour nous, comme Dieu t’a parée de fleurs !

Lorsque Dieu se lèvera pour juger, il remuera le tombeau plein d’ossements et la terre pleine de semences ! Que tout ce qui dort se réveille ! La foudre environne le trône de Dieu ; l’heure du jugement sonne, et la mort a trouvé des oreilles pour l’entendre.




LES DEUX MUSES


J’ai vu… oh ! dis-moi, était-ce le présent que je voyais, ou l’avenir ?… J’ai vu dans la lice la Muse allemande avec la Muse anglaise s’élancer vers une couronne.

À peine distinguait-on deux buts à l’extrémité de la carrière ; des chênes ombrageaient l’un ; autour de l’autre des palmiers se dessinaient dans l’éclat du soir[2].

Accoutumée à de semblables luttes, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène, ainsi qu’elle y était venue ; elle y avait jadis concouru glorieusement avec le fils de Méon, le chantre du Capitole.

Elle jeta un coup d’œil à sa jeune rivale, tremblante, mais avec une sorte de noblesse, dont l’ardeur de la victoire enflammait les joues et qui abandonnait aux vents sa chevelure d’or.

Déjà elle retient à peine le souffle resserré dans sa poitrine ardente, et se penche avidement vers le but… La trompette déjà résonne à ses oreilles, et ses yeux dévorent l’espace.

Fière de sa rivale, plus fière d’elle-même, l’altière Bretonne mesure encore des yeux la fille de Thuiskon : « Je m’en souviens, dit-elle, je naquis avec toi chez les Bardes, dans la forêt sacrée ;

« Mais le bruit était venu jusqu’à moi que tu n’existais plus ; pardonne, ô Muse, si tu es immortelle, pardonne-moi de l’apprendre si tard ; mais au but j’en serai plus sûre. »

« Le voici là-bas !… Le vois-tu dans le lointain avec sa couronne ?… Oh ! ce courage contenu, cet orgueilleux silence, ce regard qui se fixe à terre tout en feu… Je le connais !

« Cependant réfléchis encore avant que retentisse la trompette du héraut… C’est moi, moi-même qui luttais naguère avec la muse des Thermopyles, avec celle des sept collines ! »

Elle dit ; le moment suprême est venu, et le héraut s’approche : « Muse bretonne, s’écrie, les yeux ardents, la fille de la Germanie, je t’aime, oh ! je t’aime en t’admirant…

« Mais moins que l’immortalité, moins que la palme de la victoire ! Saisis-la avant moi, si ton génie le veut, mais que je puisse la partager et porter aussi une couronne.

« Et… quel frémissement m’agite ! Dieux immortels !… Si j’y arrivais la première à ce but éclatant,… alors, je sentirais ton haleine agiter de bien près mes cheveux épars. »

Le héraut donna le signal… Elles s’envolèrent, aigles rapides, et la poussière, comme un nuage, les eut bientôt enveloppées… Près du but, elle s’épaissit encore, et je finis par les perdre de vue.




LES HEURES DE L’INSPIRATION


Je vous salue, heures silencieuses, que l’étoile du soir balance autour de mon front pour l’inspirer ! Oh ! ne fuyez point sans me bénir, sans me laisser quelques pensées divines !

À la porte du ciel, un esprit a parlé ainsi : «  Hâtez-vous, heures saintes, qui dépassez si rarement les portes dorées des cieux, allez vers ce jeune homme,

« Qui chante à ses frères le Messie ; protégez-le de l’ombre bienfaisante de vos ailes, afin que, solitaire, il rêve l’éternité.

« L’œuvre que vous lui allez inspirer traversera tous les âges ; les hommes de tous les siècles l’entendront ; il élèvera leurs cœurs jusqu’à Dieu et leur apprendra la vertu. »

Il dit : le retentissement de la voix de l’esprit a comme ébranlé tous mes os, et je me suis levé, comme si Dieu passait dans le tonnerre au-dessus de ma tête, et j’ai été saisi de surprise et de joie !

Que de ce lieu n’approche nul profane, nul chrétien même, s’il ne sent pas en lui le souffle prophétique ! Loin de moi, enfants de la poussière !

Pensées couronnées, qui trompez mille fous sans couronne, loin de moi : faites place à la vertu, noble, divine, à la meilleure amie des mortels !

Heures saintes, enveloppez des ombres de la nuit ma demeure silencieuse ; qu’elle soit impénétrable pour tous les hommes ; et, si mes amis les plus chers s’en approchaient, faites-leur signe doucement de s’éloigner.

Seulement, si Schmied, le favori des muses de Sion, vient pour me voir, qu’il entre… Mais, ô Schmied, ne m’entretiens que du jugement dernier, ou de ton auguste sœur.

Elle est capable de nous comprendre et de nous juger : que tout ce qui dans nos chants n’a pas ému son cœur ne soit plus !… que ce qui l’a ému vive éternel !

Cela seul est digne d’attendrir les cœurs des chrétiens, et de fixer l’attention des anges qui viennent parfois visiter la terre.


À SCHMIED


Ode écrite pendant une maladie dangereuse[3].


Mon ami Schmied, je vais mourir ; je vais rejoindre ces âmes sublimes, Pope, Adissons, le chantre d’Adam, réuni à celui qu’il a célébré, et couronné par la mère des hommes.

Je vais revoir notre chère Radikine, qui fut pieuse dans ses chants comme dans son cœur, et mon frère, dont la mort prématurée fit couler mes premières larmes et nous apprit qu’il y avait des douleurs sur terre…

Je m’approcherai du cercle des saints anges, de ce chœur céleste où retentit sans fin l’Hosanna !

Ô bienfaisant espoir ! comme il me saisit, comme il agite violemment mon cœur dans ma poitrine !… Ami, mets-y ta main… J’ai vécu… et j’ai vécu, je ne le regrette point, pour toi, pour ceux qui nous sont chers, pour celui qui va me juger.

Oh ! j’entends déjà la voix du Dieu juste, le son de sa redoutable balance… Si mes bonnes actions pouvaient l’emporter sur mes fautes !

Il y a pourtant une noble pensée en qui je me confie davantage. J’ai chanté le Messie, et j’espère trouver pour moi, devant le trône de Dieu, une coupe d’or toute pleine de larmes chrétiennes !

Ah ! le beau temps de mes travaux poétiques ! les beaux jours que j’ai passés près de toi !… Les premiers, inépuisables de joie, de paix et de liberté ; les derniers, empreints d’une mélancolie qui eut bien aussi ses charmes.

Mais dans tous les temps je t’ai chéri plus que ma voix, que mon regard ne peuvent te l’exprimer… Sèche tes pleurs, laisse-moi mon courage ; sois un homme, et reste dans le monde pour aimer nos amis.

Reste pour entretenir ta sœur, après ma mort, du tendre amour qui eût fait mon bonheur ici-bas, si mes vœux eussent pu s’accomplir.

Ne l’attriste pas cependant du récit de ces peines inconsolées qui ont troublé mes derniers jours, et qui les ont fait écouler comme un nuage obscur et rapide.

Ne lui dis point combien j’ai pleuré dans ton sein… et grâces te soient rendues d’avoir eu pitié de ma tristesse et d’avoir gémi de mes chagrins !

Aborde-la avec un visage calme, comme le mien l’est à l’instant suprême. Dis-leur que ma mort a été douce, et que je m’entretenais d’elle, que tu as entendu de ma bouche et lu dans mes yeux presque éteints ces dernières pensées de mon cœur :

« Adieu, sœur d’un frère chéri ; fille céleste, adieu ! Combien je t’aime ! comme ma vie s’est écoulée dans la retraite, loin du vulgaire et toute pleine de toi !

« Ton ami mourant te bénit ; nulle bénédiction ne s’élèvera pour toi d’un cœur aussi sincère !

« Puisse celui qui récompense, répandre autour de toi la paix de la vertu et le bonheur de l’innocence.

« Que rien ne manque à l’heureuse destinée qu’annonçait ton visage riant en sortant des mains du Créateur, qui t’était encore inconnu, lorsqu’il nous réservait à tous deux un avenir si différent… À toi les plaisirs de la vie, et à moi les larmes.

« Mais, au milieu de toutes tes joies, compatis aux douleurs des autres et ne désapprends pas de pleurer ;

« Daigne accorder un souvenir à cet homme qui avait une âme élevée, et qui, si souvent, par une douleur silencieuse, osa t’avertir humblement que le ciel t’avait faite pour lui.

« Bientôt emporté au pied du trône de Dieu, et tout ébloui de sa gloire, j’étendrai mes bras suppliants, en lui adressant des vœux pour toi.

« Et alors un pressentiment de la vie future, un souffle de l’esprit divin descendra sur toi, et t’inondera de délices.

« Tu lèveras la tête avec surprise, et tes yeux souriants se fixeront au ciel… Oh ! viens… viens m’y joindre, revêtue du voile blanc des vierges, et couronnée de rayons divins ! »



PSAUME


Les lunes roulent autour des terres, les terres autour des soleils, et des milliers de soleils autour du plus grand de tous : Notre Père qui êtes aux cieux !

Tous ces mondes, qui reçoivent et donnent la lumière, sont peuplés d’esprits plus ou moins forts, plus ou moins grands ; mais tous croient en Dieu, tous mettent en lui leur espérance : Que votre nom soit sanctifié !

C’est lui ! c’est l’Éternel, seul capable de se comprendre tout entier et de se complaire en lui-même, c’est lui qui plaça au fond du cœur de toutes ses créatures le germe du bonheur éternel : Que votre règne arrive !

Heureuses créatures : lui seul s’est chargé d’ordonner leur présent et leur avenir ; qu’elles sont heureuses ! que nous le sommes tous ! Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

Il fait croître et grandir la tige de l’épi, il dore la pomme et le raisin avec les rayons du soleil ; il nourrit l’agneau sur la colline et dans la forêt le chevreuil : mais il tient aussi le tonnerre, et la grêle n’épargne ni la tige ni la branche, ni l’animal de la colline, ni celui de la forêt : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien !

Au-dessus du tonnerre et de la tempête, y a-t-il aussi des pécheurs et des mortels ?… Là-haut aussi, l’ami devient-il ennemi, la mort sépare-t-elle ceux qui s’aiment ? Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés !

On ne monte au ciel, but sublime, que par des chemins difficiles : quelques-uns serpentent dans d’affreux déserts ; mais, là aussi, de temps en temps, le plaisir a semé quelques fruits pour rafraîchir le voyageur… Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal !

Adorons Dieu ! adorons celui qui fait rouler autour du soleil d’autres soleils, des terres et des lunes ; qui a créé les esprits et préparé leur bonheur ; qui sème l’épi, commande à la mort et soulage le voyageur du désert tout en le conduisant au but sublime. Oui, seigneur, nous vous adorons, car à vous est l’empire, la puissance et la gloire. Amen.



MON ERREUR


J’ai voulu longtemps les juger sur des faits et non sur des paroles, et, feuilletant les pages de l’histoire, j’y suivais attentivement les Français.

Ô toi qui venges l’humanité des peuples et des rois qui l’outragent, véridique histoire, tu m’avais fait quelquefois de ce peuple une peinture bien effrayante.

Cependant je croyais, et cette pensée m’était douce comme ces rêves dorés que l’on fait par une belle matinée, comme une espérance d’amour et de délices ;

Je croyais, ô liberté ! mère de tous les biens, que tu serais pour ce peuple une nouvelle providence, et que tu étais envoyée vers lui pour le régénérer.

N’es-tu plus une puissance créatrice ? ou si c’est que tu n’as pu parvenir à changer ces hommes ? leur cœur est-il de pierre et leurs yeux sont-ils assez aveuglés pour te méconnaître ?

Ton âme, c’est l’ordre ; mais eux dont le cœur est de feu s’animent et se précipitent au premier signe de la licence.

Oh ! ils ne connaissent qu’elle, ils la chérissent… et pourtant ils ne parlent que de toi, quand leur fer tombe sur la tête des innocents : oh ! ton nom alors est dans toutes les bouches.

Liberté, mère de tous les biens ! n’est-ce pas encore en ton nom qu’ils ont rompu de saints traités en commençant la guerre des conquêtes.

Hélas ! beau rêve doré du matin, ton éclat ne m’éblouit plus ; il ne m’a laissé qu’une douleur, une douleur comme celle de l’amour trompé.

Mais quelquefois, dans un désert aride, il se présente tout à coup un doux ombrage où se délasse le voyageur : telle a été pour moi Corday l’héroïne, la femme-homme.

Des juges infâmes avaient absous le monstre ; elle a cassé leur jugement ; elle a fait ce qu’aimeront à raconter nos neveux, le visage enflammé et baigné de larmes d’admiration.


HERMANN ET TRUSNELDA


TRUSNELDA.


Ah ! le voici qui revient tout couvert de sueur, du sang des Romains et de la poussière du combat ! Jamais Hermann ne m’a paru si beau, jamais tant de flamme n’a jailli de ses yeux !

Viens ! je frémis de plaisir ; donne-moi cette aigle et cette épée victorieuse ! Viens, respire plus doucement et repose-toi dans mes bras du tumulte de la bataille !

Viens ! que j’essuie ton front couvert de sueur, et tes joues toutes sanglantes ! Comme elles brillent tes joues ! Hermann ! Hermann ! jamais Trusnelda n’eut tant d’amour pour toi !

Non, pas même le jour que, dans ta demeure sauvage, tu me serras pour la première fois de tes bras indomptés ; je t’appartins désormais, et je pressentis dès lors que tu serais immortel un jour.

Tu l’es maintenant : qu’Auguste, dans son palais superbe, embrasse en vain l’autel de ses dieux !… Hermann, mon Hermann est immortel !

HERMANN.

Pourquoi tresses-tu mes cheveux ? Notre père est étendu mort, là, près de nous ; ah ! si Auguste ne se dérobait à notre vengeance, il serait déjà tombé, plus sanglant encore !

TRUSNELDA.

Laisse-moi, mon Hermann, laisse-moi tresser ta flottante chevelure, et la réunir en anneaux sous ta couronne… Siegmar est maintenant chez les dieux ; il ne faut point le pleurer, il faut l’y suivre !


HERMANN CHANTÉ PAR LES BARDES


WERDOMAR, KERDING ET DARMONT


WERDOMAR.

Asseyons-nous, ô Bardes, sur ce rocher couvert de mousse antique, et célébrons Hermann : qu’aucun ne s’approche d’ici et ne regarde sous ce feuillage, qui ne recouvre le plus noble fils de la patrie.

Car il gît là dans son sang, lui, l’effroi secret de Rome, alors même qu’elle entraînait sa Trusnelda captive, avec des danses guerrières et des concerts victorieux !

Non, ne le regardez pas, vous pleureriez de le voir étendu dans son sang ; et la lyre ne doit point résonner plaintive, mais chanter la gloire de l’immortel.

KERDING.

Ma jeune chevelure est blonde encore : ce n’est que de ce jour que je porte l’épée, de ce jour que j’ai saisi la lyre et la lance… et il faut que je chante Hermann !

Ô pères, n’exigez pas trop d’un jeune homme : je veux essuyer mes joues humides avec ma blonde chevelure, avant d’oser chanter le plus noble des fils de Mana.

DARMONT.

Oh ! je verse des pleurs de rage ; et je ne les essuierai pas : coulez, inondez mes joues, larmes de la colère.

Vous n’êtes pas muettes ; amis, écoutez leur langage : « Malédiction sur les Romains ! » Écoute, Héla[4] : Que nul des traîtres qui l’ont égorgé ne périsse dans les combats !

WERDOMAR.

Voyez-vous le torrent sauvage se précipiter sur les rochers ? il roule parmi ses eaux des pins déracinés et les apporte au bûcher du héros.

Bientôt Hermann ne sera que poussière, il reposera dans un tombeau d’argile, et à sa cendre nous joindrons l’épée sur laquelle il jura la perte du conquérant.

Arrête, esprit du mort, toi qui vas rejoindre Siegmar, et vois comme le cœur de ton peuple n’est rempli que de toi.

KERDING.

Oh ! que Trusnelda ignore que son Hermann est étendu là dans son sang ! Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère infortunée que le père de son Trumeliko n’est plus.

Celui qui l’apprendrait à cette femme, qui marcha un jour enchaînée devant le char de triomphe du vainqueur, celui-là aurait un cœur de Romain !

DARMONT.

Et quel père t’a engendrée, malheureuse fille ? Un Segestes, qui aiguisait dans l’ombre le glaive de la trahison. Ne le maudissez pas… Héla déjà l’a condamné.

WERDOMAR.

Segestes est un nom qui doit être banni de vos chants ; que l’oubli descende sur lui : qu’il reploie ses lourdes ailes et sommeille sur sa poussière !

Les cordes qui frémissent du nom d’Hermann seraient souillées si elles répétaient le nom du traître, même pour l’accuser.

Hermann ! Hermann ! Les bardes font retentir de ton nom l’écho des forêts mystérieuses ; toi, si cher à tous les nobles cœurs ! toi, le chef des braves, le libérateur de la patrie !

Ô bataille de Winsfeld, sœur de la bataille de Cannes, je t’ai vue les cheveux épars et sanglants, le feu de la vengeance dans les yeux, apparaître parmi les harpes du Valhalla !

Le fils de Drusus voulait en vain effacer les traces de ton passage en cachant dans la vallée de la mort les blancs ossements des vaincus…

Nous ne l’avons pas voulu, et nous avons bouleversé leurs sépulcres, afin que ces débris témoignent d’un si grand jour et qu’aux fêtes du printemps ils entendent nos chants de victoire !

Il voulait, notre héros, donner encore des sœurs à Cannes, à Varus des compagnons de mort ! sans les princes et leur lenteur jalouse, Cœcina eût déjà rejoint son chef Varus.

Il y avait dans l’âme d’Hermann une pensée plus grande encore… Près de l’autel de Thor, à minuit, environné de chants de guerre, il se recueillit dans son âme et résolut de l’accomplir.

Et il y pensait parmi vos divertissements, pendant cette danse hardie des épées dont notre jeunesse se fait un jeu.

Le rocher vainqueur des tempêtes raconte qu’il est une montagne dans l’Océan du Nord qui annonce longtemps, par des tourbillons de fumée, qu’elle vomira de hautes flammes et d’immenses rochers ! …

Ainsi Hermann préludait par ses premiers combats à franchir les Alpes neigeuses, et à s’en aller descendre dans les plaines de Rome ;

Pour mourir là !… ou pour monter à cet orgueilleux capitole, jusqu’au tribunal de Jupiter, et demander compte à Tibère et aux ombres de ses ancêtres de l’injustice de leurs guerres !

Mais pour accomplir tout cela, il fallait qu’il portât l’épée de commandement à la tête des princes ses rivaux… C’est pourquoi ils ont conspiré sa perte… Et le voici étendu dans son sang, celui dont le cœur renfermait une pensée si patriotique !

DARMONT.

As-tu compris, Héla ! mes pleurs de rage ? As-tu écouté leurs prières, Héla ! vengeresse Héla ?

KERDING.

Dans les campagnes dorées du Walhalla, Siegmar rajeuni recevra son jeune Hermann, une palme à la main, et accompagné de Thuiskon et de Mana…

WERDOMAR.

Siegmar accueillera son fils avec tristesse ; car Hermann ne pourra plus aller au tribunal de Jupiter accuser Tibère et les ombres de ses ancêtres !



BURGER

——


LÉNORE


Lénore se lève au point du jour, elle échappe à de tristes rêves : « Wilhelm, mon époux ! es-tu mort ? es-tu parjure ? Tarderas-tu longtemps encore ? » Le soir même de ses noces, il était parti pour la bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avait depuis donné aucune nouvelle de sa santé.

Mais le roi et l’impératrice, las de leurs querelles sanglantes, s’apaisant peu à peu, conclurent enfin la paix ; et cling ! et clang ! au son des fanfares et des cymbales, chaque armée, se couronnant de joyeux feuillages, retourna dans ses foyers.

Et partout et sans cesse, sur les chemins, sur les ponts, jeunes et vieux, fourmillaient à leur rencontre. « Dieu soit loué ! » s’écriait maint enfant, mainte épouse. « Sois le bienvenu ! » s’écriait mainte fiancée. Mais, hélas ! Lénore seule attendait en vain le baiser du retour.

Elle parcourt les rangs dans tous les sens ; partout elle interroge. De tous ceux qui sont revenus, aucun ne peut lui donner de nouvelles de son époux bien-aimé. Les voilà déjà loin : alors, arrachant ses cheveux, elle se jette à terre et s’y roule avec délire.

Sa mère accourt : « Ah ! Dieu t’assiste ! Qu’est-ce donc, ma pauvre enfant ? » Et elle la serre dans ses bras. « Oh ! ma mère, ma mère, il est mort ! mort ! que périsse le monde et tout ! Dieu n’a point de pitié ! Malheur ! malheur à moi !

— Dieu nous aide et nous fasse grâce ! Ma fille, implore notre père : ce qu’il fait est bien fait, et jamais il ne nous refuse son secours. — Oh ! ma mère, ma mère ! vous vous trompez… Dieu m’a abandonnée : à quoi m’ont servi mes prières ? à quoi me serviront-elles ?

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous ! Celui qui connaît le père sait bien qu’il n’abandonne pas ses enfants : le très-saint sacrement calmera toutes tes peines ! — Oh ! ma mère, ma mère !… aucun sacrement ne peut rendre la vie aux morts !…

— Écoute, mon enfant, qui sait si le perfide n’a point formé d’autres nœuds avec une fille étrangère ?… Oublie-le, va ! Il ne fera pas une bonne fin, et les flammes d’enfer l’attendront à sa mort.

— Oh ! ma mère, ma mère ! les morts sont morts ; ce qui est perdu est perdu, et le trépas est ma seule ressource. Oh ! que ne suis-je jamais née ! Flambeau de ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres ! Dieu n’a point de pitié… Oh ! malheureuse que je suis !

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous. N’entrez point en jugement avec ma pauvre enfant ; elle ne sait pas la valeur de ses paroles ; ne les lui comptez pas pour des péchés ! Ma fille, oublie les chagrins de la terre ; pense à Dieu et au bonheur céleste ; car il te reste un époux dans le ciel !

— Oh ! ma mère, qu’est-ce que le bonheur ? Ma mère, qu’est-ce que l’enfer ?… Le bonheur est avec Wilhelm, et l’enfer sans lui ! Éteins-toi, flambeau de ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres ! Dieu n’a point de pitié… Oh ! malheureuse que je suis ! »

Ainsi le fougueux désespoir déchirait son cœur et son âme, et lui faisait insulter à la providence de Dieu. Elle se meurtrit le sein, elle se tordit les bras jusqu’au coucher du soleil, jusqu’à l’heure où les étoiles dorées glissent sur la voûte des cieux.

Mais au dehors quel bruit se fait entendre ? Trap ! trap ! trap !… C’est comme le pas d’un cheval. Et puis il semble qu’un cavalier en descende avec un cliquetis d’armures ; il monte les degrés… Écoutez ! écoutez !… La sonnette a tinté doucement… Klinglingling ! et, à travers la porte, une douce voix parle ainsi :

« Holà ! holà ! ouvre-moi, mon enfant ! Veilles-tu ? ou dors-tu ? Es-tu dans la joie ou dans les pleurs ? — Ah ! Wilhelm ! c’est donc toi ! si tard dans la nuit !… Je veillais et je pleurais… Hélas ! j’ai cruellement souffert… D’où viens-tu donc sur ton cheval ?

— Nous ne montons à cheval qu’à minuit ; et j’arrive du fond de la Bohême : c’est pourquoi je suis venu tard, pour te remmener avec moi. — Ah ! Wilhelm, entre ici d’abord ; car j’entends le vent siffler dans la forêt…

— Laisse le vent siffler dans la forêt, enfant ; qu’importe que le vent siffle. Le cheval gratte la terre, les éperons résonnent ; je ne puis pas rester ici. Viens, Lénore, chausse-toi, saute en croupe sur mon cheval ; car nous avons cent lieues à faire pour atteindre à notre demeure.

— Hélas ! comment veux-tu que nous fassions aujourd’hui cent lieues, pour atteindre à notre demeure ? Écoute ! la cloche de minuit vibre encore. — Tiens ! tiens ! comme la lune est claire !… Nous et les morts, nous allons vite ; je gage que je t’y conduirai aujourd’hui même.

— Dis-moi donc où est ta demeure ?, et comment est ton lit de noce. — Loin, bien loin d’ici… silencieux, humide et étroit, six planches et deux planchettes. Y a-t-il place pour moi ? — Pour nous deux. Viens, Lénore, saute en croupe : le banquet de noces est préparé, et les conviés nous attendent. »

La jeune fille se chausse, s’élance, saute en croupe sur le cheval ; elle enlace ses mains de lis autour du cavalier qu’elle aime ; et puis en avant ; hop ! hop ! hop ! Ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine ; et, sous leurs pas, les cailloux étincelaient.

Oh ! comme à droite, à gauche, s’envolaient à leur passage, les prés, les bois et les campagnes ; comme sous eux les ponts retentissaient ! « A-t-elle peur, ma mie ? La lune est claire… Hourra ! les morts vont vite. A-t-elle peur des morts ? — Non… Mais laisse les morts en paix !

« Qu’est-ce donc là-bas que ce bruit et ces chants ? Où volent ces nuées de corbeaux ? Écoute… c’est le bruit d’une cloche ; ce sont les chants des funérailles : « Nous avons un mort à ensevelir. » Et le convoi s’approche accompagné de chants qui semblent les rauques accents des hôtes des marécages.

― Après minuit vous ensevelirez ce corps avec tout votre concert de plaintes et de chants sinistres : moi, je conduis mon épousée, et je vous invite au banquet de mes noces. Viens, chantre, avance avec le chœur, et nous entonne l’hymne du mariage. Viens, prêtre, tu nous béniras.

Plaintes et chants, tout a cessé… la bière a disparu… Obéissant à son invitation, voilà le convoi qui les suit… Hourra ! hourra ! Il serre le cheval de près, et puis en avant ! hop ! hop ! hop ! ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine, et sous leurs pas les cailloux étincelaient.

Oh ! comme à droite, à gauche s’envolaient à leur passage les prés, les bois et les campagnes ! et comme à gauche, à droite, s’envolaient les villages, les bourgs et les villes. « A-t-elle peur, ma mie ? La lune est claire… Hourra ! les morts vont vite… A-t-elle peur des morts ? — Ah ! laisse donc les morts en paix.

― Tiens ! tiens ! vois-tu s’agiter, auprès de ces potences, des fantômes aériens, que la lune argente et rend visibles ? Ils dansent autour de la roue. Çà ! coquins, approchez ; qu’on me suive et qu’on danse le bal des noces… ! Nous allons au banquet joyeux. »

Husch ! husch ! husch ! toute la bande s’élance après eux, avec le bruit du vent, parmi les feuilles desséchées : et puis en avant ! hop ! hop ! hop ! ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine ; et, sous leurs pas les cailloux étincelaient.

Oh ! comme s’envolait, comme s’envolait au loin tout ce que la lune éclairait autour d’eux !… Comme le ciel et les étoiles fuyaient au-dessus de leurs têtes ! « A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille… Hourra ! les morts vont vite… — Oh mon Dieu ! laisse en paix les morts !

— Courage, mon cheval noir. Je crois que le coq chante : le sablier bientôt sera tout écoulé… Je sens l’air du matin… Mon cheval, hâte-toi… Finie, finie est notre course ! Le lit nuptial va s’ouvrir… Les morts vont vite… Nous voici ! »

Il s’élance à bride abattue contre une grille en fer, la frappe légèrement d’un coup de cravache… Les verroux se brisent, les deux battants se retirent en gémissant. L’élan du cheval l’emporte parmi des tombes qui, à l’éclat de la lune, apparaissent de tous côtés.

Ah ! voyez !… au même instant s’opère un effrayant prodige : hou ! hou ! le manteau du cavalier tombe pièce à pièce comme de l’amadou brûlée ; sa tête n’est plus qu’une tête de mort décharnée, et son corps devient un squelette qui tient une faux et un sablier.

Le cheval noir se cabre furieux, vomit des étincelles, et soudain… hui ! s’abîme et disparaît dans les profondeurs de la terre : des hurlements, des hurlements descendent des espaces de l’air, des gémissements s’élèvent des tombes souterraines… Et le cœur de Lénore palpitait de la vie à la mort.

Et les esprits, à la clarté de la lune, se formèrent en rond autour d’elle, et dansèrent chantant ainsi : « Patience ! patience ! quand la peine brise ton cœur, ne blasphème jamais le Dieu du ciel ! Voici ton corps délivré… que Dieu fasse grâce à ton âme ! »


LA MERVEILLE DES FLEURS


Dans une vallée silencieuse brille une belle petite fleur ; sa vue flatte l’œil et le cœur, comme les feux du soleil couchant ; elle a bien plus de prix que l’or, que les perles et les diamants, et c’est à juste titre qu’on l’appelle la merveille des fleurs.

Il faudrait chanter bien longtemps pour célébrer toute la vertu de ma petite fleur et les miracles qu’elle opère sur le corps et sur l’esprit ; car il n’est pas d’élixir qui puisse égaler les effets qu’elle produit, et rien qu’à la voir on ne le croirait pas.

Celui qui porte cette merveille dans son cœur devient aussi beau que les anges ; c’est ce que j’ai remarqué avec une profonde émotion dans les hommes comme dans les femmes : aux vieux et aux jeunes, elle attire les hommages des plus belles âmes, telle qu’un talisman irrésistible.

Non, il n’est rien de beau dans une tête orgueilleuse, fixe sur un cou tendu, qui croit dominer tout ce qui l’entoure ; si l’orgueil du rang ou de l’or t’a raidi le cou, ma fleur merveilleuse te le rendra flexible, et te contraindra à baisser la tête.

Elle répandra sur ton visage l’aimable couleur de la rose, elle adoucira le feu de tes yeux en abaissant leurs paupières ; si ta voix est rude et criarde, elle lui donnera le doux son de la flûte, si ta marche est lourde et arrogante, elle la rendra légère comme le zéphyr.

Le cœur de l’homme est comme un luth fait pour le chant et l’harmonie, mais souvent le plaisir et la peine en tirent des sons aigus et discordants : la peine, quand les honneurs, le pouvoir et la richesse échappent à ses vœux ; le plaisir, lorsque ornés de couronnes victorieuses, ils viennent se mettre à ces ordres.

Oh ! comme la fleur merveilleuse remplit alors les cœurs d’une ravissante harmonie ! comme elle entoure d’un prestige enchanteur la gravité et la plaisanterie ! Rien dans les actions alors, rien dans les paroles qui puisse blesser personne au monde ; point d’orgueil, point d’arrogance, point de prétentions !

Oh ! que la vie est alors douce et paisible ! Quel bienfaisant sommeil plane autour du lit où l’on repose ! La merveilleuse fleur préserve de toute morsure, de tout poison ; le serpent aurait beau vouloir te piquer, il ne le pourrait pas !

Mais, croyez-moi, ce que je chante n’est pas une fiction, quelque peine qu’on puisse avoir à supposer de tels prodiges. Mes chants ne sont qu’un reflet de cette grâce céleste que la merveille des fleurs répand sur les actions et la vie des petits et des grands.

Oh ! si vous aviez connu celle qui fit jadis toute ma joie ! la mort l’arracha de mes bras sur l’autel même de l’hymen ; vous auriez aisément compris ce que peut la divine fleur, et la vérité vous serait apparue comme dans le jour le plus pur.

Que de fois je lui dus la conservation de cette merveille ! elle la remettait doucement sur mon sein quand je l’avais perdue ; maintenant, un esprit d’impatience l’en arrache souvent, et, toutes les fois que le sort m’en punit, je regrette amèrement ma perte.

Oh ! toutes les perfections que la fleur avait répandues sur le corps et dans l’esprit de mon épouse chérie, les chants les plus longs ne pourraient les énumérer ; et comme elle ajoute plus de charmes à la beauté que la soie, les perles et l’or, je la nomme la merveille des fleurs ; d’autres l’appellent la modestie.



SONNET.


Mes amis, il vous est arrivé peut-être de fixer sur le soleil un regard, soudain abaissé ; mais il restait dans votre œil comme une tache livide, qui longtemps vous suivait partout.

C’est ce que j’ai éprouvé : j’ai vu briller la gloire, et je l’ai contemplée d’un regard trop avide… Une tache noire m’est restée depuis dans les yeux.

Et elle ne me quitte plus, et, sur quelque objet que je fixe ma vue, je la vois s’y poser soudain, comme un oiseau de deuil.

Elle voltigera donc sans cesse entre le bonheur et moi ?… — Ô mes amis, c’est qu’il faut être un aigle pour contempler impunément le soleil et la gloire !




SONNET
Composé par Burger après la mort de sa seconde femme.


Ma tendresse, comme la colombe longtemps poursuivie par le faucon, se vantait d’avoir enfin trouvé un asile dans le silence d’un bois sacré.

Pauvre colombe ! que ta confiance est trompée ! Sort fatal et inattendu ! Sa retraite, que l’œil ne pouvait pénétrer, est incendiée soudain par la foudre !

Hélas ! et la voici encore errante ! La malheureuse est réduite à voltiger du ciel à la terre, sans but, sans espoir de reposer jamais son aile fatiguée.

Car où trouver un cœur qui prenne pitié du sien, près de qui elle puisse encore se réchauffer comme autrefois ?… Un tel cœur ne bat plus pour elle sur la terre !




LA CHANSON DU BRAVE HOMME


Que la chanson du brave homme retentisse au loin comme le son des orgues et le bruit des cloches ! L’or n’a pu payer son courage, qu’une chanson en soit la récompense. Je remercie Dieu de m’avoir accordé le don de louer et de chanter, pour chanter et louer le brave homme.

Un vent impétueux vint un jour de la mer et tourbillonna dans nos plaines : les nuages fuyaient devant lui, comme devant le loup les troupeaux ; il balayait les champs, couchait les forêts à terre, et chassait de leur lit les fleuves et les lacs.

Il fondit les neiges des montagnes et les précipita en torrents dans les plaines ; les rivières s’enflèrent encore, et bientôt tout le plat pays n’offrit plus que l’aspect d’une mer, dont les vagues effrayantes roulaient des rocs déracinés.

Il y avait dans la vallée un pont jeté entre deux rochers, soutenu sur d’immenses arcades, et au milieu une petite maison que le gardien habitait avec sa femme et ses enfants. Gardien du pont, sauve-toi vite !

L’inondation menaçante monte toujours ; l’ouragan et les vagues hurlaient déjà plus fort autour de la maison ; le gardien monta sur le toit, jeta en bas un regard de désespoir : « Dieu de miséricorde ! au secours ! nous sommes perdus !… au secours ! »

Les glaçons roulaient les uns sur les autres, les vagues jetaient sur les rives des piliers arrachés au pont, dont elles ruinaient à grand bruit les arches de pierre ; mais le gardien tremblant, avec ses enfants et sa femme, criait plus haut que les vagues et l’ouragan.

Les glaçons roulaient les uns sur les autres, çà et là vers les rives, et aussi les débris du pont ruiné par les vagues, et dont la destruction totale s’approchait : « Ciel miséricordieux, au secours ! »

Le rivage éloigné était couvert d’une foule de spectateurs grands et petits ; et chacun criait et tendait les mains, mais personne ne voulait se dévouer pour secourir ces malheureux ; et le gardien tremblant, avec ses enfants et sa femme, criait plus haut que les vagues et l’ouragan.

Quand donc retentiras-tu, chanson du brave homme, aussi haut que le son des orgues et le bruit des cloches ? Dis enfin son nom, répète-le, ô le plus beau de tous mes chants !… La destruction totale du pont s’approche… Brave homme, brave homme, montre-toi !

Voici un comte qui vient au galop, un noble comte sur son grand cheval : qu’élève-t-il avec la main ? Une bourse bien pleine et bien ronde : « Deux cents pistoles sont promises à qui sauvera ces malheureux ! »

Qui est le brave homme ? est-ce le comte ? Dis-le, mon noble chant, dis-le. Le comte, pardieu ! était brave ; mais j’en sais un plus brave que lui. O brave homme, brave homme, montre-toi ! De plus en plus la mort menace !

Et l’inondation croissait toujours, et l’ouragan sifflait plus fort, et le dernier rayon d’espoir s’éteignait. Sauveur ! sauveur ! montre-toi ! L’eau entraîne toujours des piliers du pont, et entraîne les arches à grand bruit.

« Halloh ! halloh ! vite au secours I » Et le comte montre de nouveau la récompense ; chacun entend, chacun a peur, et nul ne sort de l’immense foule ; en vain le gardien du pont, avec ses enfants et sa femme, criait plus haut que les vagues et l’ouragan.

Tout à coup passe un paysan, portant le bâton du voyage, couvert d’un habit grossier, mais d’une taille et d’un aspect imposants ; il entend le comte, voit ce dont il s’agit, et comprend l’imminence du danger.

Invoquant le secours du ciel, il se jette dans la plus proche nacelle, brave les tourbillons, l’orage et le choc des vagues, et parvient heureusement auprès de ceux qu’il veut sauver ! Mais, hélas ! l’embarcation est trop petite pour les recevoir tous.

Trois fois il fit le trajet malgré les tourbillons, l’orage et le choc des vagues, et trois fois il ramena au bord sa nacelle jusqu’à ce qu’il les eût sauvés tous ; à peine les derniers y arrivaient-ils, que les restes du pont achevèrent de s’écrouler.

Quel est donc, quel est ce brave homme ? Dis-le, mon noble chant, dis-le !… Mais peut-être est-ce au son de l’or qu’il vient de hasarder sa vie ; car il était sûr que le comte tiendrait sa promesse, et il n’était pas sûr que ce paysan perdît la vie.

« Viens ici, s’écria le comte, viens ici, mon brave ami ! Voici la récompense promise ; viens, et reçois-la ! » Dites que le comte n’était pas un brave homme ! — Pardieu ! c’était un noble cœur ! — Mais, certes, un cœur plus noble encore et plus brave battait sous l’habit grossier du paysan !

« Ma vie n’est pas à vendre pour de l’or ; je suis pauvre, mais je puis vivre ; donnez votre or au gardien du pont, car il a tout perdu. » Il dit ces mots d’un ton franc et modeste à la fois, ramassa son bâton, et s’en alla.

Retentis, chanson du brave homme, retentis au loin, plus haut que le son des orgues et le bruit des cloches. L’or n’a pu payer un tel courage ; qu’une chanson en soit la récompense ! Je remercie Dieu de m’avoir accordé le don de louer et de chanter, pour célébrer à jamais le brave homme !




LE FÉROCE CHASSEUR

Le comte a donné le signal avec son cor de chasse : « Halloh ! halloh ! dit-il ; à pied et à cheval ! » Son coursier s’élance en hennissant ; derrière lui se précipitent et les piqueurs ardents, et les chiens qui aboient, détachés de leur laisse, parmi les ronces et les buissons, les champs et les prairies.

Le beau soleil du dimanche dorait déjà le haut clocher, tandis que les cloches annonçaient leur réveil avec des sons harmonieux, et que les chants pieux des fidèles retentissaient au loin dans la campagne.

Le comte traversait des chemins en croix, et les cris des chasseurs redoublaient plus gais et plus bruyants… Tout à coup un cavalier accourt se placer à sa droite et un autre à sa gauche. Le cheval du premier était blanc comme de l’argent, celui du second était de couleur de feu.

Quels étaient ces cavaliers venus à sa droite et à sa gauche ? Je le soupçonne bien, mais je ne l’affirmerais pas ! Le premier, beau comme le printemps, brillait de tout l’éclat du jour ; le second, d’une pâleur effrayante, lançait des éclairs de ses yeux comme un nuage qui porte la tempête.

« Vous voici à propos, cavaliers ; soyez les bienvenus à cette noble chasse. Il n’est point de plus doux plaisir sur la terre comme dans les cieux. » Ainsi parlait le comte, se frappant gaiement sur les hanches et lançant en l’air son chapeau.

« — Le son du cor, dit avec douceur le cavalier de droite, s’accorde mal avec les cloches et les chants des fidèles ; retourne chez toi ; ta chasse ne peut être heureuse aujourd’hui ; écoute la voix de ton bon ange, et ne te laisse point guider par le mauvais.

— En avant ! en avant ! mon noble seigneur, s’écria aussitôt le cavalier de gauche ; que vient-on nous parler de cloches et de chants d’église ? La chasse est plus divertissante ; laissez-moi vous conseiller ce qui convient à un prince, et n’écoutez point ce trouble-fête.

— Ah ! bien parlé ! mon compagnon de gauche ; tu es un homme selon mon cœur. Ceux qui n’aiment pas courir le cerf peuvent s’en aller dire leurs patenôtres ; pour toi, mon dévot compagnon, agis à ta fantaisie, et laisse-moi faire de même. »

Harry ! hourra ! Le comte s’élance à travers champs, à travers monts… Les deux cavaliers de droite et de gauche le serrent toujours de près… Tout à coup un cerf dix cors tout blanc vient à se montrer dans le lointain.

Le comte donne du cor ; piétons et cavaliers se précipitent sur ses pas. Oh ! oh ! en voilà qui tombent et qui sont tués dans cette course rapide : « Laissez-les, laissez-les rouler jusqu’à l’enfer ! cela ne doit point interrompre les plaisirs du prince. »

Le cerf se cache dans un champ cultivé, et s’y croit bien en sûreté ; soudain un vieux laboureur se jette aux pieds du comte en le suppliant : « Miséricorde ! bon seigneur, miséricorde ! ne détruisez point le fruit des sueurs du pauvre ! »

Le cavalier de droite se rapproche et fait avec douceur quelques représentations au comte ; mais celui de gauche l’excite, au contraire, à s’inquiéter peu du dommage, pourvu qu’il satisfasse ses plaisirs. Le comte, méprisant les avis du premier, s’abandonne à ceux du second.

« Arrière, chien que tu es ! crie le comte furieux au pauvre laboureur, ou je te vais aussi donner la chasse, par le diable ! En avant, compagnons ! et, pour appuyer mes paroles, faites claquer vos fouets aux oreilles de ce misérable ! »

Aussitôt fait que dit ; il franchit le premier les barrières, et sur ses pas, hommes, chiens et chevaux, menant grand bruit, bouleversent tout le champ et foulent aux pieds la moisson.

Le cerf, effrayé, reprend sa course à travers champs et bois, et, toujours poursuivi sans jamais être atteint, il parvient dans une vaste plaine, où il se mêle, pour échapper à la mort, à un troupeau qui paissait tranquillement.

Cependant, de toutes parts, à travers bois et champs, la meute ardente se précipite sur ses traces, qu’elle reconnaît. Le berger, qui craint pour son troupeau, va se jeter aux pieds du comte :

« Miséricorde ! seigneur ! miséricorde ! Faites grâce à mon pauvre troupeau ; songez, digne seigneur, qu’il y a là telle vache qui fait l’unique richesse de quelque pauvre veuve. Ne détruisez pas le bien du pauvre… Miséricorde ! seigneur ! miséricorde ! »

Le cavalier de droite se rapproche encore et fait avec douceur quelques représentations au comte ; mais celui de gauche l’excite, au contraire, à s’inquiéter peu du dommage, pourvu qu’il satisfasse ses plaisirs. Le comte, méprisant les avis du premier, s’abandonne à ceux du second.

« Vil animal ! oses-tu m’arrêter ? Je voudrais le voir changer aussi en bœuf, toi et tes sorcières de veuves : je vous chasserais jusqu’aux nuages du ciel !

« Halloh ! en avant, compagnons, doho ! hussassah !… » Et la meute ardente chasse tout devant elle… Le berger tombe à terre déchiré, et tout son troupeau est mis en pièces.

Le cerf s’échappe encore dans la bagarre ; mais déjà sa vigueur est affaiblie : tout couvert d’écume et de sang, il s’enfonce dans la forêt sombre, et va se cacher dans la chapelle d’un ermite.

La troupe ardente des chasseurs se précipite sur ses traces avec un grand bruit de fouets, de cris et de cors. Le saint ermite sort aussitôt de sa chapelle, et parle au comte avec douceur.

« Abandonne ta poursuite, et respecte l’asile de Dieu ! les angoisses d’une pauvre créature t’accusent déjà devant sa justice. Pour la dernière fois, suis mon conseil, ou tu cours à ta perte. »

Le cavalier de droite s’approche de nouveau, et fait avec douceur des représentations au comte ; mais celui de gauche l’excite, au contraire, à s’inquiéter peu du dommage, pourvu qu’il satisfasse ses plaisirs. Le comte, méprisant les avis du premier, s’abandonne à ceux du second.

« Toutes ces menaces, dit-il, me causent peu d’effroi. Le cerf s’enlevât-il au troisième ciel, je ne lui ferais pas encore grâce ; que cela déplaise à Dieu ou à toi, vieux fou, peu m’importe, et j’en passerai mon envie. »

Il fait retentir son fouet, et souffle dans son cor de chasse. « En avant, compagnons, en avant !… » L’ermite et la chapelle s’évanouissent devant lui… et, derrière, hommes et chevaux ont disparu… Tout l’appareil, tout le fracas de la chasse, s’est enseveli dans l’éternel silence.

Le comte, épouvanté, regarde autour de lui… il embouche son cor, et aucun son n’en peut sortir… Il appelle et n’entend plus sa propre voix ;… son fouet, qu’il agite, est muet ;… son cheval, qu’il excite, ne bouge pas.

Et autour de lui tout est sombre tout est sombre comme un tombeau !… Un bruit sourd se rapproche, tel que la voix d’une mer agitée, puis gronde sur sa tête avec le fracas de la tempête, et prononce cette effroyable sentence :

« Monstre produit par l’enfer ! loi qui n’épargnes ni l’homme, ni l’animal, ni Dieu même, le cri de tes victimes t’accuse devant ce tribunal, où brûle le flambeau de la vengeance !

« Fuis, monstre ! fuis ! car de cet instant le démon et sa meute infernale te poursuivront dans l’éternité : ton exemple sera l’effroi des princes qui, pour satisfaire un plaisir cruel, ne ménagent ni Dieu ni les hommes. »

La forêt s’éclaire soudain d’une lueur pâle et blafarde…

Le comte frissonne… l’horreur parcourt tous ses membres, et une tempête glacée tourbillonne autour de lui.

Pendant l’affreux orage, une main noire sort de terre, s’élève, s’appuie sur sa tête, se referme, et lui tourne le visage sur le dos.

Une flamme bleue, verte et rouge éclate et tournoie autour de lui… Il est dans un océan de feu ; il voit se dessiner à travers la vapeur tous les hôtes du sombre abîme ;… des milliers de figures effrayantes s’en élèvent et se mettent à sa poursuite.

À travers bois, à travers champs, il fuit, jetant des cris douloureux ; mais la meute infernale le poursuit sans relâche, le jour dans le sein de la terre, la nuit dans l’espace des airs.

Son visage demeure tourné vers son dos ; ainsi il voit toujours dans sa fuite les monstres que l’esprit du mal ameute contre lui ; il les voit grincer des dents et s’élancer prêts à l’atteindre.

C’est la grande chasse infernale qui durera jusqu’au dernier jour, et qui souvent cause tant d’effroi au voyageur de nuit. Maint chasseur pourrait en faire de terribles récits, s’il osait ouvrir la bouche sur de pareils mystères.





MORCEAUX CHOISIS

DE DIVERS POËTES ALLEMANDS



LA MORT DU JUIF ERRANT

Rapsodie lyrique de Schubart.


Ahasver se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel.. Il y a bientôt deux mille ans qu’il erre sans repos de pays en pays, Le jour que Jésus portait le fardeau de la croix, il voulut se reposer un moment devant la porte d’Ahasver… Hélas ! celui-ci s’y opposa, et chassa durement le Messie. Jésus chancelle et tombe sous le faix ; mais il ne se plaint pas.

Alors, l’ange de la mort entra chez Ahasver, et lui dit d’un ton courroucé : « Tu as refusé le repos au Fils de l’Homme ; … eh bien, monstre, plus de repos pour toi jusqu’au jour où le Christ reviendra ! »

Un noir démon s’échappa soudain de l’abîme et se mit à te poursuivre, Ahasver, de pays en pays… Les douceurs de la mort, le repos de la tombe, tout cela depuis t’est refusé !

Ahasver se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel… Il secoue la poussière de sa barbe, saisit un des crânes entassés là, et le lance du haut de la montagne ; le crâne saute, rebondit, et se brise en éclats… « C’était mon père ! s’écria le Juif. Encore un !… Ah ! … six encore s’en vont bondir de roche en roche… et ceux-ci… et ceux-ci ! rugit-il, les yeux ardents de rage ; ceux-ci ! ce sont mes femmes. Ah ! les crânes roulent toujours… Ceux-ci, et ceux-ci, ce sont les crânes de mes enfants. Hélas ! ils ont pu mourir ! mais, moi, maudit, je ne le peux pas ! l’effroyable sentence pèse sur moi pour l’éternité !

« Jérusalem tomba… J’écrasai l’enfant à la mamelle ; je me jetai parmi les flammes ; je maudis le Romain dans sa victoire… Hélas ! hélas ! l’infatigable malédiction me protégea toujours… et je ne mourus pas ! — Rome, la géante, s’écroulait en ruines ; j’allai me placer sous elle ; elle tomba… sans m’écraser ! Sur ces débris, des nations s’élevèrent et puis finirent à mes yeux… moi, je restai, et je ne puis finir !

« Du haut d’un rocher qui régnait parmi les nuages, je me précipitai dans l’abîme des mers ; mais bientôt les vagues frémissantes me roulèrent au bord, et le trait de feu de l’existence me perça de nouveau. Je mesurai des yeux le sombre cratère de l’Etna, et je m’y jetai avec fureur !… Là, je hurlai dix mois parmi les géants, et mes soupirs fatiguèrent le gouffre sulfureux… hélas ! dix mois entiers ! Cependant, l’Etna fermenta, et puis me revomit parmi des flots de lave ; je palpitai sous la cendre, et je me mis à vivre.

« Une forêt était en feu ; je m’y élançai bien vite… toute sa chevelure dégoutta sur moi en flammèches, mais l’incendie effleura mon corps et ne put pas le consumer. Alors, je me mêlai aux destructeurs d’hommes, je me précipitai dans la tempête des combats… Je défiai le Gaulois, le Germain… mais ma chair émoussait les lances et les dards ; le glaive d’un Sarrasin se brisa en éclats sur ma tête : je vis longtemps les balles pleuvoir sur mes vêtements comme des pois lancés contre une cuirasse d’airain. Les tonnerres guerriers serpentèrent sans force autour de mes reins, comme autour du roc crénelé qui s’élève au-dessus des nuages.

« En vain l’éléphant me foula sous lui, en vain le cheval de guerre irrité m’assaillit de ses pieds armés de fer !… Une mine chargée de poudre éclata et me lança dans les nues : je retombai tout étourdi et à demi brûlé, et je me relevai parmi le sang, la cervelle et les membres mutilés de mes compagnons d’armes.

« La masse d’acier d’un géant se brisa sur moi, le poing du bourreau se paralysa en voulant me saisir, le tigre émoussa ses dents sur ma chair ; jamais lion affamé ne put me déchirer dans le cirque. Je me couchai sur des serpents venimeux, je tirai le dragon par sa crinière sanglante… le serpent me piqua, et je ne mourus pas ! le dragon s’enlaça autour de moi, et je ne mourus pas !

« J’ai bravé les tyrans sur leurs trônes ; j’ai dit à Néron : « Tu es un chien ivre de sang ! » à Christiern : « Tu es un chien ivre de sang ! » à Mulei-Ismaël : « Tu es un chien ivre de sang ! » Les tyrans ont inventé les plus horribles supplices, tout fut impuissant contre moi.

« Hélas ! ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir !… ne pouvoir reposer ce corps épuisé de fatigues ! traîner sans fin cet amas de poussière, avec sa couleur de cadavre et son odeur de pourriture ! contempler des milliers d’années l’uniformité, ce monstre à la gueule béante, le Temps fécond et affamé, qui produit sans cesse et sans cesse dévore ses créatures !

« Hélas ! ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir !… Ô colère de Dieu ! pouvais-tu prononcer un plus effroyable anathème ? Eh bien, tombe enfin sur moi comme la foudre, précipite-moi des rochers du Carmel, que je roule à ses pieds, que je m’agite convulsivement, et que je meure ! » Et Ahasver tomba. Les oreilles lui tintèrent, et la nuit descendit sur ses yeux aux cils hérissés. Un ange le reporta dans la caverne. Dors maintenant, Ahasver, dors d’un paisible sommeil ; la colère de Dieu n’est pas éternelle ! À ton réveil, il sera là, celui dont à Golgotha tu vis couler le sang, et dont la miséricorde s’étend sur toi comme sur tous les hommes.



LA PIPE

Chanson de Pfeffel.


« Bonjour, mon vieux ! Eh bien, comment trouvez-vous la pipe ? — Montrez donc : un pot de fleurs, en terre rouge, avec des cercles d’or !… Que voulez-vous pour cette tête de pipe ?

— Oh ! monsieur, je ne puis m’en défaire ; elle me vient du plus brave des hommes, qui, Dieu le sait, la conquit sur un Bassa à Belgrade.

« C’est là, monsieur, que nous fîmes un riche butin !.., Vive le prince Eugène ! On vit nos gens faucher les membres des Turcs comme du regain.

— Nous reviendrons sur ce chapitre une autre fois, mon vieux camarade : maintenant, soyez raisonnable. Voici un double ducat pour votre tête de pipe.

— Je suis un pauvre diable, et je vis de ma solde de retraite ; mais, monsieur, je ne donnerais pas cette tête de pipe pour tout l’or de la terre.

« Écoutez seulement : Un jour, nous autres hussards, nous chassions l’ennemi à cœur joie ; voilà qu’un chien de janissaire atteint le capitaine à la poitrine.

« Je mis le capitaine sur mon cheval… Il en eût fait autant pour moi, et je l’amenai doucement loin de la mêlée chez un gentilhomme.

« Je pris soin de sa blessure ; mais, quand il se vit près de sa fin, il me donna tout son argent, avec cette tête de pipe ; il me serra la main, et mourut comme un brave.

« — Il faut, pensai-je, que tu donnes cet argent à l’hôte, qui a trois fois souffert le pillage ; — mais je gardai cette pipe en souvenir du capitaine.

« Dans toutes mes campagnes, je la portai sur moi comme une relique : nous fûmes tantôt vaincus, tantôt vainqueurs ! je la conservai toujours dans ma botte.

« Devant Prague, un coup de feu me cassa la jambe : je portai la main à ma pipe et ensuite à mon pied. — Je me suis ému en vous écoutant, bon vieillard, ému jusqu’aux larmes. Oh ! dites-moi comment s’appelait votre capitaine, afin que je l’honore, moi aussi, et que j’envie sa destinée.

— On l’appelait le brave Walter ; son bien est là-bas, près du Rhin.

— C’était mon aïeul, et ce bien est à moi. Venez, mon ami, vous vivrez désormais dans ma maison ! Oubliez votre indigence ! venez boire avec moi le vin de Walter, et manger le pain de Walter avec moi.

— Bien, monsieur, vous êtes son digne héritier ! J’irai demain chez vous, et, en reconnaissance, vous aurez cette pipe après ma mort. »



CHANT DE L’ÉPÉE

Par Kœrner.


« Épée suspendue à ma gauche, pourquoi donc brilles-tu si belle ? Oh ! ta joie excite la mienne… Hourra !

— J’accompagne un brave guerrier, je défends un homme libre, et c’est ce qui fait ma joie… Hourra !

— Ma belle épée, je suis libre, et je t’aime… oh ! je l’aime comme une épouse… Hourra !

— À toi, ma brillante vie d’acier ; ah ! ah ! quand saisiras-tu ton épouse ?… Hourra !

— Déjà la trompette joyeuse annonce le matin vermeil… Lorsque tonnera le canon, je saisirai ma bien-aimée… Hourra !

— Oh ! douce étreinte, avec quel désir je t’implore ! oh ! prends-moi, cher époux, ma petite couronne t’appartient… Hourra !

— Comme tu t’agites dans ton fourreau, épée ! ta joie de sang est bien bruyante !… Hourra !

— Je m’agite impatiente du fourreau, parce que j’aime la bataille… Hourra ! — Reste encore dans la retraite, ma bien-aimée, reste ! bientôt je t’en ferai sortir… Hourra !

— Ne me faites pas longtemps languir… Oh ! que j’aime mon jardin d’amour, tout plein de beau sang rouge et de blessures épanouies !.. Hourra !

— Sors donc de ton fourreau, toi qui réjouis l’œil du brave ; sors, que je le conduise dans ton domaine… Hourra !

— Vive la liberté, au milieu de tout cet éclat !… l’épée brille aux feux du soleil, ainsi qu’une blanche épousée… Hourra !

— Braves cavaliers allemands, votre cœur ne se réchauffe-t-il pas ?… Saisissez votre bien-aimée… Hourra !

— Qu’à votre droite Dieu la bénisse, et malheur à qui l’abandonne !… Hourra !

— Que la joie de l’épousée éclate à tous les yeux, qu’elle resplendisse d’étincelles… Hourra ! »



APPEL

Par Kœrner (1813).


En avant, mon peuple ! la fumée annonce la flamme, la lumière de la liberté s’élance du nord vive et brûlante ; il faut tremper le fer avec le sang des ennemis : en avant, mon peuple ! la fumée annonce la flamme. La moisson est grande, que les faucheurs se préparent ! Dans l’épée seule est l’espoir du salut, le dernier espoir ! Jette-toi bravement dans les rangs ennemis, et fraye une route à la liberté ! Lave la terre avec ton sang ; c’est alors seulement qu’elle reprendra son innocence et sa splendeur.

Ce n’est point ici une guerre de rois et de couronnes ; c’est une croisade, c’est une guerre sacrée : droits, mœurs, vertu, foi, conscience, le tyran a tout arraché de ton cœur, le triomphe de la liberté te les rendra. La voix des vieux Allemands te crie : « Peuple, réveille-toi ! » Les ruines de tes chaumières maudissent les ravisseurs ; le déshonneur de tes filles crie vengeance ; le meurtre de tes fils demande du sang.

Brise les socs, jette à terre le burin, laisse dormir la harpe, reposer la navette agile ; abandonne tes cours et tes portiques !… Que tes étendards se déploient, et que la liberté trouve son peuple sous les armes ; car il faut élever un autel en l’honneur de son glorieux avénement : les pierres en seront taillées avec le glaive, et ses fondements s’appuieront sur la cendre des braves.

Filles, que pleurez-vous ? Qu’avez-vous à gémir, femmes, pour qui le Seigneur n’a point fait les épées ? Quand nous nous jetons bravement dans les rangs ennemis, pleurez-vous de ne pouvoir goûter aussi la volupté des combats ? Mais Dieu, dont vous embrassez les autels, vous donne le pouvoir d’adoucir par vos soins les maux et les blessures des guerriers, et souvent il accorde la plus pure des victoires à la faveur de vos prières.

Priez donc ! priez pour le réveil de l’antique vertu, priez que nous nous relevions un grand peuple comme autrefois ; évoquez les martyrs de notre sainte liberté ; évoquez-les comme les génies de la vengeance et les protecteurs d’une cause sacrée ! Louise, viens autour de nos drapeaux pour les bénir ; marche devant nous, esprit de notre Ferdinand ; et vous, ombres des vieux Germains, voltigez sur nos rangs comme des étendards !

À nous le ciel, l’enfer cédera ! En avant, peuple de braves !… en avant ! Ton cœur palpite et tes chênes grandissent. Qu’importe qu’il s’entasse des montagnes de tes morts !… il faut planter à leur sommet le drapeau de l’indépendance ! Mais, ô mon peuple ! quand la victoire t’aura rendu ta couronne des anciens jours, n’oublie pas que nous te sommes morts fidèles, et honore aussi nos urnes d’une couronne de chêne.



L’OMBRE DE KŒRNER

Par Uhland (1816).


Si tout à coup une ombre se levait, une ombre de poëte et de guerrier, l’ombre de celui qui succomba vainqueur dans la guerre de l’indépendance[5], alors retentirait en Allemagne un nouveau chant, franc et acéré comme l’épée… non pas tel que je le dis ici, mais fort comme le ciel et menaçant comme la foudre.

On parlait autrefois d’une fête délirante et d’un incendie vengeur… ici, c’est une fête : et nous, ombres vengeresses des héros, nous y descendrons, nous y étalerons nos plaies encore saignantes, afin que vous y mettiez le doigt !

Princes ! comparaissez les premiers. Avez-vous oublié déjà ce jour de bataille où vous vous traîniez à genoux devant un homme, pour lui faire hommage de vos trônes ?… Si les peuples ont lavé votre honte avec leur sang, pourquoi les bercer toujours d’un vain espoir, pourquoi dans le calme renier les serments de la terreur ? Et vous, peuples froissés tant de fois par la guerre, ces jours brûlants vous semblent-ils déjà assez vieux pour être oubliés ? Comment la conquête du bien le plus précieux ne vous a-t-elle produit nul avantage ? Vous avez repoussé l’étranger, et pourtant tout est resté chez vous désordre et pillage, et jamais vous n’y ramènerez la liberté, si vous n’y respectez la justice.

Sages politiques, qui prétendez tout savoir, faut-il vous répéter combien les innocents et les simples ont dépensé de sang pour des droits légitimes ? De l’incendie qui les dévore surgira-t-il un phénix dont vous aurez aidé la renaissance ?

Ministres et maréchaux, vous dont une étoile terne décore la poitrine glacée, ce retentissement de la bataille de Leipsick n’est-il pas venu jusqu’à vous ?… Eh bien, c’est là que Dieu a tenu son audience solennelle… Mais vous ne pouvez m’entendre, vous ne croyez pas à la voix des esprits.

J’ai parlé comme je l’ai dû, et je vais reprendre mon essor ; je vais dire au ciel ce qui a choqué mes regards ici-bas. Je ne puis ni louer ni punir, mais tout a un aspect déplorable… pourtant je vois ici bien des yeux qui s’allument, et j’entends bien des cœurs qui battent de colère.



LA NUIT DU NOUVEL AN D’UN MALHEUREUX

Par Jean-Paul Richter[6].


Un vieil homme était assis devant sa fenêtre à minuit ; le nouvel an commençait. D’un œil où se peignaient l’inquiétude et le désespoir, il contempla longtemps le ciel immuable, paré d’un éclat immortel, et aussi la terre, blanche, pure et tranquille ; et personne n’était autant que lui privé de joie et de sommeil, car son tombeau était là… non plus caché sous la verdure du jeune âge, mais nu et tout environné des neiges de la vieillesse. Il ne lui restait, au vieillard, de toute sa vie, riche et joyeuse, que des erreurs, des péchés et des maladies, un corps usé, une âme gâtée, et un vieux cœur empoisonné de repentirs.

Voici que les heureux jours de sa jeunesse repassèrent devant lui comme des fantômes, et lui rappelèrent l’éclatante matinée où son père l’avait conduit à l’embranchement de deux sentiers : à droite, le sentier glorieux de la vertu, large, clair, entouré de riantes contrées où voltigeaient des nuées d’anges ; à gauche, le chemin rapide du vice, et, au bout, une gueule béante qui dégouttait de poisons, qui fourmillait de serpents, demi-voilée d’une vapeur étouffante et noire.

Hélas ! maintenant, les reptiles se pendaient à son cou, le poison tombait goutte à goutte sur sa langue, et il voyait enfin où il en était venu.

Dans le transport d’une impérissable douleur, il s’écria ainsi vers le ciel : « Rends-moi ma jeunesse !… ô mon père, reconduis-moi à l’embranchement des deux sentiers, afin que je choisisse encore ! »

Mais son père était loin, et sa jeunesse aussi. Il vit des follets danser sur la surface d’un marais, puis aller s’éteindre dans un cimetière, et il dit : » Ce sont mes jours de folie ! » Il vit encore une étoile se détacher du ciel, tracer un sillon de feu, et s’évanouir dans la terre : « C’est moi ! » s’écria son cœur, qui saignait… Et le serpent du repentir se mit à le ronger plus profondément, et enfonça sa tête dans la plaie.

Son imagination délirante lui montre alors des somnambules voltigeant sur les toits, un moulin à vent qui veut l’écraser avec ses grands bras menaçants, et, dans le fond d’un cercueil, un spectre solitaire qui se revêt insensiblement de tous ses traits… Ô terreur ! mais voici que tout à coup le son des cloches qui célèbrent la nouvelle année parvient à ses oreilles comme l’écho d’un céleste cantique. Une douce émotion redescend en lui… ses yeux se reportent vers l’horizon et vers la surface paisible de la terre… Il songe aux amis de son enfance, qui, meilleurs et plus heureux, sont devenus de bons pères de famille, de grands modèles parmi les hommes, et il dit amèrement : « Oh ! si j’avais voulu, je pourrais comme vous passer dans les bras du sommeil cette première nuit de l’année ! je pourrais vivre heureux, mes bons parents, si j’avais accompli toujours vos vœux de nouvel an et suivi vos sages conseils ! »

Dans ces souvenirs d’agitation et de fièvre qui le reportaient à des temps plus fortunés, il croit voir soudain le fantôme qui portait ses traits se lever de sa couche glacée… et bientôt, singulier effet du pouvoir des génies de l’avenir, dans cette nuit de nouvelle année, le spectre s’avançait à lui sous ses traits de jeune homme.

C’en est trop pour l’infortuné !… il cache son visage dans ses mains, des torrents de larmes en ruissellent ; quelques faibles soupirs peuvent à peine s’exhaler de son âme désespérée. « Reviens, dit-il, ô jeunesse, reviens ! »

Et la jeunesse revint, car tout cela n’était qu’un rêve de nouvel an : il était dans la fleur de l’âge, et ses erreurs seules avaient été réelles. Mais il rendit grâces à Dieu de ce qu’il était temps encore pour lui de quitter le sentier du vice et de suivre le chemin glorieux de la vertu, qui seul conduit au bonheur.

Fais comme lui, jeune homme, si comme lui tu t’es trompé de voie, ou ce rêve affreux sera désormais ton juge ; mais, si tu devais un jour t’écrier douloureusement : « Reviens, jeunesse, reviens !… » elle ne reviendrait pas.



L’ÉCLIPSE DE LUNE

Épisode fantastique, par Jean-Paul Richter.


Aux plaines de la lune éclatante de lis, habite la mère des hommes, avec ses filles innombrables, dans la paix de l’éternel amour. Le bleu céleste qui flotte si loin de la terre repose étendu sur ce globe, que la poussière des fleurs semble couvrir d’une neige odorante. Là règne un pur éther que ne trouble jamais le plus léger nuage. Là demeurent de tendres âmes que la haine n’a jamais effleurées. Comme on voit s’entrelacer les arcs-en-ciel d’une cascade, ainsi l’amour et la paix les confondent toutes en une même étreinte. Mais, quand dans le silence des nuits notre globe vient à se montrer étincelant et suspendu sous les étoiles, alors toutes les âmes qui déjà l’ont habité dans la douleur et dans la joie, pénétrées d’un tendre regret et d’un doux souvenir, abaissent leurs regards vers ce séjour, où des objets chéris vivent encore, où gisent les dépouilles qu’elles ont naguère animées ; et si, dans le sommeil, l’image radieuse de la terre vient s’offrir encore de plus près à leurs yeux charmés, des rêves délicieux leur retracent les doux printemps qu’elles y ont passés, et leur paupière se rouvre baignée d’une fraîche rosée de larmes.

Mais, dès que l’ombre du cadran de l’éternité approche d’un siècle nouveau, alors, l’éclair soudain d’une vive douleur traverse le cœur de la mère des hommes ; car celles d’entre ses filles chéries qui n’ont point encore habité la terre, quittent la lune pour aller vêtir leurs corps, aussitôt qu’elles ont ressenti le froid engourdissement que projette l’ombre terrestre ; et la mère pleure en les voyant partir, parce que celles qui seront restées sans tache reviendront seules à la céleste patrie… Ainsi chaque siècle lui coûte quelques-uns de ses enfants, et elle tremble, lorsqu’en plein jour notre globe ravisseur vient comme un lourd nuage masquer la face du soleil.

L’ombre de l’éternel cadran approchait du xviiie siècle, notre terre allait passer, toute sombre, entre le soleil et la lune : et déjà la mère des hommes, interdite et profondément affligée, pressait contre son cœur celles de ses filles qui n’avaient point encore porté le vêtement terrestre ; et elle leur répétait en gémissant : « Oh ! ne succombez pas, mes enfants chéris ! conservez-vous purs comme des anges, et revenez à moi ! » Ici, l’ombre marqua le siècle, et la terre couvrit le soleil entier ; un coup de tonnerre sonna l’heure ; une comète à l’épée flamboyante traversa l’obscurité des cieux, et, du sein de la voie lactée, qui tremblait, une voix s’écria : « Parais, tentateur des hommes ! car l’Éternel envoie à chaque siècle un mauvais génie pour le tenter. »

À cet appel terrible, la mère et toutes ses filles frémirent à la fois, et ces âmes tendres fondaient en larmes, même celles qui avaient déjà habité la terre et en étaient revenues avec gloire. Soudain le tentateur, du sein de l’obscurité, se dressa sur notre globe ainsi qu’un arbre immense, puis, sous la forme d’un serpent gigantesque, leva sa tête jusqu’à la lune, et dit : « Je veux vous séduire. »

C’était le mauvais génie du xviiie siècle.

Les lis de la lune inclinèrent leurs corolles, dont toutes les feuilles flétries se répandirent à l’instant ; l’épée de la comète flamboya en tous sens, comme le glaive de la justice s’agite de lui-même en signe qu’il va juger ; le serpent, avec ses yeux cruels, dont le trait tue les âmes, avec sa crête sanglante, avec ses lèvres qu’il lèche et qu’il ronge sans cesse, abattit sa tête sur le délicieux Éden, tandis que sa queue, avide de dommage, fouillait sur la terre le fond d’un tombeau. Au même instant, un tremblement de notre globe fait tournoyer ses anneaux fugitifs, et des vapeurs empoisonnées transpirent de son corps, chatoyantes et lourdes comme un nuage qui porte la tempête. Oh ! c’était celui-là qui longtemps auparavant avait séduit la mère elle-même. Elle détourna les yeux ; mais le serpent lui dit : « Ève, ne reconnais-tu pas le serpent ? Je veux t’enlever tes filles, Ève ; je rassemblerai tes blancs papillons sur la fange des marais. Sœurs, regardez-moi, n’ai-je pas tout ce qu’il faut pour vous séduire ? » Et des figures d’hommes se peignaient dans ses yeux de vipère, des bagues nuptiales éclataient dans ses anneaux, et des pièces d’or dans ses jaunes écailles. « C’est avec tout cela que je vous ravirai la vertu et le divin séjour de la lune. Je vous prendrai dans des filets de soie et dans des toiles d’étoffe brillante ; ma rouge couronne aura pour vous des attraits, et vous voudrez vous en parer ; j’irai d’abord m’établir dans vos cœurs, je vous parlerai, je vous louerai ; puis je me glisserai dans une bouche d’homme, et j’affermirai mon ouvrage ; puis je darderai ma langue sur la vôtre, et elle sera tranchante et pleine de poison. Enfin, c’est quand vous serez malheureuses ou sur le point de mourir, que j’abandonnerai votre cœur aux traits acérés et brûlants d’un remords inutile. Ève, reçois encore mon adieu ; tout ce que j’ai dit, elles l’oublieront heureusement avant leur naissance. »

Les âmes qui n’étaient pas nées, effrayées de voir si près d’elles l’épouvantable arbre du mal et ses vapeurs empoisonnées, se cachaient, se pressaient en frissonnant les unes contre les autres ; et les âmes qui étaient remontées de la terre pures comme le parfum des fleurs, agitées d’une douce joie, d’un frémissement qui n’était pas sans charme, au souvenir des dangers qu’elles avaient vaincus, s’embrassaient toutes en tremblant. Ève pressait étroitement sur son cœur Marie, la plus chère de ses filles, et, s’agenouillant, elles levèrent au ciel des yeux suppliants et baignés de larmes : « Dieu de l’éternel amour, prends pitié d’elles ! » Cependant, le monstre dardait sur la lune sa langue, effilée et divisée en deux aiguillons, comme les pinces d’un crabe ; il déchirait les lis, il avait déjà fait une tache noire sur la surface de la lune, et il répétait toujours : « Je veux les séduire. »

Tout à coup, un premier rayon du soleil s’élança derrière la terre qui se retirait, et vint colorer d’un éclat céleste le front d’un grand et beau jeune homme qui était demeuré inaperçu au milieu des âmes tremblantes. Un lis couvrait son cœur, une branche de laurier verdissait sur son front, entrelacée de boutons de rose, et sa robe était bleue comme le ciel ; de ses paupières, mouillées de douces larmes, il jeta un regard d’amour sur les âmes troublées, comme le soleil abaisse sur l’arc-en ciel un rayon de flamme, et dit : « Je veux vous protéger. » C’était le génie de la religion. Les anneaux ondoyants du monstre se déroulèrent à sa vue, et il demeura pétrifié, tendu de la terre à la lune, immobile, tel qu’une sombre poudrière, silencieux asile de la mort.

Et le soleil rayonna d’un éclat plus vif sur le visage du jeune homme, qui leva les yeux à la voûte étoilée et dit à l’Éternel :

« Ô mon père ! je descends avec mes sœurs au séjour de la vie, et je protégerai toutes celles qui me resteront fidèles. Couvre d’un beau temple cette flamme divine : elle y brûlera sans le dévaster et sans le détruire. Orne cette belle âme du feuillage des grâces terrestres ; il en protégera les fruits sans leur nuire par son ombre. Accorde à mes sœurs de beaux yeux ; je leur donnerai le mouvement et les larmes. Place dans leur sein un cœur tendre ; il ne périra pas sans avoir palpité pour la vertu et pour toi. La fleur que mes soins auront conservée pure et sans tache se changera en un beau fruit que je rapporterai de la terre ; car je voltigerai sur les montagnes, sur le soleil et parmi les étoiles, afin qu’elles se souviennent de toi et pensent qu’il y a un autre monde que celui qu’elles vont habiter. Je changerai les lis de mon sein en une blanche lumière, celle de la lune ; je changerai les roses de ma couronne en une couleur rose, celle des soirées du printemps ; et tout cela leur rappellera leur frère ; dans les accords de la musique, je les appellerai, et je parlerai du ciel où tu habites à tous les cœurs sensibles à l’harmonie ; je les attirerai vers moi avec les bras de leurs parents ; je cacherai ma voix dans les accents de la poésie, et je m’embellirai des attraits de leurs bien-aimés. Oui, elles me reconnaîtront dans les orages de l’infortune, et je dirigerai vers leurs yeux la pluie lumineuse, et j’élèverai leurs regards vers le ciel d’où elles viennent et vers leur famille. Ô mes sœurs chéries, vous ne pourrez méconnaître votre frère, quand, après une belle action, après une victoire difficile, un désir inexplicable viendra dilater votre cœur ; lorsque, durant une nuit étoilée, ou à l’aspect de la rougeur éclatante du soir, votre œil se noiera dans les torrents de délices, et que tout votre être se sentira élevé, transporté… et que vous tendrez les bras au ciel, en pleurant de joie et d’amour. Alors je serai dans vos cœurs tout entier, et je vous prouverai que je vous aime et que vous êtes mes sœurs. Et, quand, après un sommeil et un rêve bien courts, je briserai l’enveloppe terrestre, j’en détacherai le diamant divin, et je le laisserai tomber comme une goutte éclatante de rosée sur les lis de la lune.

« Ô tendre mère des hommes, porte sur tes filles des regards plus calmes et quitte-les moins tristement ; la plupart reviendront à toi ! » Le soleil avait reparu tout entier : les âmes qui n’étaient pas nées se dirigèrent vers la terre, et le génie les y suivit. Et, à mesure qu’elles approchaient de notre globe, un long flot d’harmonie traversait l’espace azuré. Ainsi, lorsque, pendant les nuits d’hiver, les blancs cygnes voyagent vers des climats plus doux, ils ne laissent sur leur passage qu’un murmure mélodieux.

Le monstrueux serpent, tel que l’immense courbe que trace une bombe enflammée, retira à lui ses anneaux en se repliant sur la terre ; ce ne fut plus bientôt dans l’espace qu’une couronne foudroyante ; puis, ainsi qu’une trombe va se briser sur le vaisseau qu’elle menaçait, il s’abattit avec bruit, déroula de toutes parts ses mille orbes et ses mille plis, et en enveloppa à la fois tous les peuples du monde. Et le glaive du jugement s’agita de nouveau ; mais l’écho du voyage harmonieux des âmes vibrait encore dans les airs.



LE BONHEUR DE LA MAISON

Par Jean-Paul Richter.

(Fragment.)


… Quelques mois s’écoulèrent ainsi, au bout desquels mon oncle se trouva forcé de faire un voyage d’assez long cours, pour recueillir les débris de sa fortune : il le différa autant qu’il put, car il n’avait jamais quitté, depuis sa sortie du séminaire, son village enfoui au milieu des bois comme un nid d’oiseau, et il lui en coûtait beaucoup pour se séparer de son presbytère aux murailles blanches, aux contrevents verts, où il avait caché sa vie aux yeux méchants des hommes. En partant, il remit entre les mains de Berthe, afin de subvenir à l’entretien de la maison pendant son absence, une petite bourse de cuir assez plate, et promit de revenir bientôt. Il n’y avait là rien que de très-naturel sans doute ; pourtant, nous avions tous le cœur gros, et je ne sais pourquoi il nous semblait que nous ne le reverrions plus. Aussi, Maria et moi, nous l’accompagnâmes jusqu’au pied de la colline, trottant de toutes nos forces de chaque côté de son cheval, pour être plus longtemps avec lui. Quand nous fûmes las :

« Assez, mes chers petits, nous dit-il ; je ne veux pas que vous alliez plus loin, Berthe serait inquiète de vous. »

Puis il nous haussa sur son étrier, nous donna à chacun un baiser, et piqua des deux.

Alors, un frisson me prit, et des pleurs tombèrent de mes yeux, comme les gouttes d’une pluie d’orage ; il me parut qu’on venait de fermer sur lui le couvercle du cercueil et d’y planter le dernier clou.

« Oh ! mon Dieu ! dit Maria en laissant aller un soupir profond et comprimé, mon pauvre oncle, il était si bon ! »

Et elle tourna vers moi ses yeux clairs nageant dans un fluide abondant et pur.

« Ce serait un grand malheur ! lui répondis-je d’un ton de voix sourd, ne lâchant mes syllabes qu’une à une, comme un avare ses pièces d’or.

— Bien grand ! » reprit Maria, dont j’avais compris la pensée, bien qu’elle n’osât se l’avouer à elle-même.

Une semaine, puis deux, puis trois, et plusieurs autres s’écoulèrent sans que nous entendissions parler de mon oncle ; ni lettre ni message ; c’était comme s’il n’avait jamais été, ou comme s’il n’était plus. Berthe ne savait que penser et se perdait en conjectures ; Jacobus Pragmater hochait la tête d’un air mystérieux et significatif ; Maria était triste ; et moi par conséquent, car je ne vivais que par elle et pour elle ; ou, si par hasard un sourire venait relever les coins de sa petite bouche et faire voir ses dents brillantes comme des gouttes de rosée au fond d’une fleur, c’était un de ces sourires vagues et mélancoliques qui remuent dans l’âme mille émotions confuses mais poignantes, dont on ne saurait se rendre compte ; quand elle souriait ainsi, l’expression de sa figure avait quelque chose de si sévère, un air de repos et de calme si profond, si harmonieusement mêlé à la grâce candide de ses traits enfantins, que toute pensée humaine s’effaçait à son aspect comme les étoiles au réveil de l’aube ; le vide se faisait à l’entour, elle seule était tout. Moi, j’étais abîmé dans cette contemplation ; car ce que je voyais, je ne l’avais pas encore vu. Une autre vie m’était ouverte ; il y avait tant de promesses de bonheur dans ce regard doux comme un souvenir de paradis, tant de consolations sur ce front blanc et pur, dans ce sourire tant de morbidesse et de laisser-aller !… Aussi je compris que cela ne pourrait durer longtemps ; je me mis à l’aimer de toutes mes forces, et à serrer ma vie afin de faire tenir une année en un jour.

Ce fut, en effet, vers ce temps que l’on jugea à propos de m’envoyer au collège pour terminer mon éducation ébauchée par mon oncle, homme qui n’avait que du bon sens et qui n’était jamais allé à Paris. Il fallut me séparer de Maria. Ce fut mon premier chagrin, mais il fut grand ; mon cœur fut brisé, ma vie fanée à son avril, et, depuis, il s’est passé bien des printemps sans que l’arbre ait reverdi. Ce fut pour moi le coup de hache sur le serpent : les tronçons saignants s’agitent et se tordent ; quand se rejoindront-ils ?

Comme la mauvaise saison était arrivée, Maria retourna chez ses parents et fut mise en pension : il lui fallut rester claquemurée dans une chambre, clouée à des livres insipides, ayant par-dessus sa tête un plafond de plâtre, sous ses pieds un plancher couvert d’une poussière scolastique, elle dont le cabinet d’étude avait été la tourelle fleurie du jardin, l’allée du parc, ou la grotte tapissée de mousse ; elle qui n’avait lu d’autre livre que celui de la nature et les vieilles légendes d’autrefois ; elle accoutumée à voir flotter les nuages dans le bleu, et à coucher, dans sa course légère, les pâquerettes humides de rosée qui balancent au milieu des grandes herbes leur frêle disque d’argent ; aussi, au bout d’un mois, un ennui vaste et profond la prit au cœur ; tout lui déplaisait et la fatiguait : les conversations, les caresses et les jeux de ses compagnes lui étaient à charge ; leur joie lui semblait un sarcasme ; elle enviait leur sort tout en le méprisant, car elle ne pouvait concevoir, dans son imagination indépendante et vagabonde, cette gaieté à heures fixes, cette turbulence de plaisir qui meurt au premier coup de cloche sans se permettre d’achever la gambade commencée ; ce bonheur pareil à un chien attaché à une corde, qui saute, jappe, frétille et galope, court après sa queue, creuse le sable avec ses pattes, fait voler la poussière, mais que son collier étrangle lorsqu’il tend trop la chaîne, et veut dépasser l’étroit rayon qu’elle lui permet de parcourir. Elle ne comprenait rien à tout cela ; les études et les amusements du pensionnat lui paraissaient également puérils ; les manières roides et guindées des maîtresses et des sous-maîtresses, la prétentieuse pureté de leurs discours vides et froids, tout ce clinquant de phrases, tous ces oripeaux de mauvais aloi cousus à des guenilles fanées, ce badigeonnage oratoire plaqué sur le néant, ne disaient absolument rien ni à son cœur ni à sa tête ; les morceaux choisis qu’on lui lisait, afin de purifier son goût et d’abattre les angles trop prononcés de son caractère, lui faisaient l’effet d’une tisane claire et fade qu’on lui aurait fait avaler en lui ouvrant la bouche de force. Elle fut prêchée, grondée, mise en pénitence : ni plus ni moins, elle resta ce qu’elle était, ce que personne au monde n’avait été et ne sera jamais : Elle ! Rien n’y fit, car elle avait été coulée d’un seul jet, c’était une nature cubique et complète, à qui l’on ne pouvait rien ajouter sans produire une loupe ou une gibbosité, une nature pleine de sève et d’énergie, ayant surabondance et luxe d’animation, déversant son trop plein en sympathies ardentes et passionnées ; non une de ces natures pauvres et grêles qu’il faut achever de pièces et de morceaux, plus ou moins adroitement soudés, et dont il faut dissimuler la maigreur avec du coton et de l’ouate… En vérité, ce n’était pas cela ! Quoi donc ? La Poésie sous l’apparence d’une femme, votre rêve et le mien dans sa réalité, les battements de votre cœur traduits et commentés par sa voix, ce qui est en vous depuis que vous êtes, et que vous ne comprenez pas, l’intelligence de l’être, la vie dans sa plus riche expression… — Je l’ai dit, frère, et je le dis encore, celle que j’ai tant aimée n’était pas taillée sur le patron des autres, elle n’avait ni fausseté ni corset.

On ne saurait dire combien le prieuré devint triste quand Maria n’y fut plus ; c’était comme si l’on eût éteint la paillette de lumière d’un tableau de Rembrandt. Tout prit une teinte lugubre. Les murailles, noyées de larges ombres, semblaient des tentures funèbres ; les frêles capucines et les volubilis qui encadraient la fenêtre, des herbes sur un tombeau[7]. Adieu, l’eau pure épanchée par une main blanche, les fils de fer pour se rouler autour, et le vert treillis losangé où pendre ses clochettes purpurines, votre maîtresse est partie avec les beaux jours et le soleil ! Et toi, petit moineau qu’elle aimait, tu n’auras plus ni chènevis, ni grains d’orge, ni baisers d’une bouche rose, ni sommeil sur un sein de neige dont les battements te berçaient ! Va chercher ailleurs un abri contre la pluie et la grêle. Cesse de becqueter ces vitres et de les frapper de ton aile : Maria ne t’entend pas ; elle est loin, bien loin d’ici ! ils l’ont emmenée là-bas, et tu ne la verras plus !… Elle a emporté l’âme de la maison ! Le prieuré d’aujourd’hui est l’ancien, comme le cadavre est le corps ; la bouteille vide, la bouteille pleine de vieux vin du Rhin ; on a laissé le flacon ouvert, le parfum et la poésie se sont évaporés ! Ce n’est plus qu’une maison comme une autre, des murs de quatre côtés, plafond dessus, plancher dessous, l’espace au milieu… voilà ! C’est en vain qu’on chercherait quelque trace de son passage : le vol du colibri laisse-t-il un sillon dans l’air ? le lac conserve-t-il le reflet du nuage, la feuille la goutte de rosée et le chant du rossignol qui a soupiré sous son ombre ?… Non, c’est le destin ! Qu’y faire ?… Se résigner ; cacher au fond de soi, comme au fond d’un sanctuaire, sa douleur incommensurable ; environner son âme d’un fossé, couper le monde à l’entour, et, comme l’archange tombé, ramener ses ailes sur ses yeux, de peur que les autres ne se prennent à rire en vous voyant pleurer ! Mais pourtant, si j’avais été cette muraille, cette dalle, j’aurais fidèlement retenu sa voix, et son pas ; si j’avais été ce miroir, je n’aurais pas laissé aller son image enchanteresse ; à la place de ce carreau jauni, j’aurais gardé la brume blanche qu’y avait déposée son haleine suave… oh ! certes !…



ROBERT ET CLAIRETTE

Ballade de Tiedge.


Un vent frais parcourait la plaine ; mais il faisait lourd sous le feuillage. Les rayons du soleil couchant éclataient rouges parmi les rameaux, et le chant du grillon interrompait seul le religieux silence du soir.

La nature s’endormait ainsi dans son repos, quand Robert et Clairette dirigèrent leur promenade vers la source de la forêt, où ils avaient naguère échangé de tendres serments : c’était pour eux un lieu sacré.

Combien il s’était embelli depuis le jour de leur union ! Mille plantes y avaient fleuri, et la source s’en éloignait à regret, toute couverte de feuilles odorantes : douce retraite pour le voyageur qui venait parfois s’y reposer avec délices.

Et le rossignol chanta, et l’écho après lui, quand les époux entrèrent dans le bocage ; la pleine lune leur sourit à travers les branches des ormeaux, et la source les salua d’un murmure joyeux.

Clairette cueillit deux fleurs pareilles ; puis, les livrant au cours de l’onde, les suivit des yeux avec crainte ; mais, bientôt, l’une se sépara de l’autre, et elles ne se rejoignirent plus.

« Oh ! soupira Clairette tremblante, vois-tu, mon bien-aimé, les deux fleurs qui cessent de nager ensemble ; et puis l’une qui disparaît ?

— Là-bas, dit Robert, elles vont se réunir sans doute. »

La jeune fille cacha de ses mains son beau visage ; et la lune sembla la regarder tristement, et le grillon chanta comme s’il gémissait. « Ma Clairette, dit Robert, oh ! ne pleure donc pas ; le voile de l’avenir est impénétrable. »

Six mois s’étaient écoulés, lorsque la guerre éclata et appela aux armes le jeune époux. « Ma bien-aimée, s’écria-t-il, je te serai toujours fidèle. » Et il se prépara au départ.

Mais elle, versait des torrents de larmes. « Bons soldats, s’écriait-elle, mon Robert sait aimer et ne sait pas tuer ; ayez pitié de lui et de moi ! » Vaines prières ! Le devoir est de fer pour ces hommes, et ils ont brusquement séparé les deux époux.

La jeune fille abandonnée gémit bien douloureusement ; elle suivit des yeux son ami, qui, près de disparaître, agitait un mouchoir blanc, l’appelant encore, d’une voix pleurante ; et elle ne le vit plus.

Tous les soirs, elle quitte la maison de sa mère, et, traversant les ombres de la nuit, elle va s’asseoir sur la montagne ; là, sans cesse, elle étend les bras vers le chemin qu’il a suivi, mais ne le voit point revenir.

La source du bocage coule et coule toujours ; l’été n’est plus, l’automne commence ; le soleil se lève, se couche ; les nuages et les vents passent sur la montagne… Le bien-aimé ne revient pas.

La pauvre fille se fanait comme une rose ; elle retourna un jour à la source de la forêt. « C’est ici, dit-elle, ici que j’ai vu la fleur disparaître… Où donc est l’autre, maintenant ? En quel lieu Robert et Clairette se réuniront-ils ? »

Et, succombant aux chagrins de son cœur, elle tomba mourante sur la rive ; mais des images célestes l’environnèrent à son dernier moment ; le baiser d’un ange lui ravit son âme, et la purifia des peines de ce monde.

Un vent léger murmure seul autour de son tombeau, où deux tilleuls jettent leur ombre ; c’est là qu’elle dort saintement sous un tapis de violettes.

Un an écoulé, Robert revint avec des yeux où la vie s’éteignait, et des blessures, fruits d’une guerre sanglante : sa bien-aimée n’est plus, il l’apprend et s’en va reposer auprès d’elle.

Tous les soirs, une blanche vapeur s’élève de leur tombe ; une jeune bergère la vit une fois lentement s’entr’ouvrir, et crut y distinguer deux ombres dont la vue ne l’effraya pas.



BARDIT

Traduit du haut allemand.


Silvius Scaurus, l’un de ces Romains orgueilleux qui se sont partagé la Germanie et les Germains, manda un jour ses affranchis et leur fit déposer la vipère à tête étoilée dont ils nous meurtrissaient la chair ; il nous permit d’entrer dans la forêt des chênes, et de nous y enivrer de cervoise écumante.

Car, ce jour-là, Silvius épousait la fille blonde d’un de nos princes dégénérés, de ceux à qui les Romains ont laissé leurs richesses pour prix de leurs trahisons ; et nous, misérables serfs, savourant à la hâte notre bonheur d’un jour, nous nous gorgions de marrons cuits, nous chantions et nous dansions avec nos sayes bleues.

Or, il y avait là plus de trois mille hommes, et quelques affranchis qui nous surveillaient ; et, quand la nuit commença à tomber, et que les chênes répandaient une odeur enivrante, nous criâmes tous à Hédic le Barde que nous voulions un chant joyeux qui terminât dignement cette journée.

Hédic n’avait pas coutume de nous faire attendre longtemps ses chants, et, quand nous les entendions, les chaînes pesaient moins et le travail allait mieux ; Hédic monta sur un tronc d’arbre coupé à trois pieds du sol, et commença.

Il ne sortit de sa bouche rien de joyeux comme on s’y attendait, mais un chant tel qu’on n’en sait plus faire de nos jours ; et, pour le langage, ce n’était pas de ce germain bâtard, mêlé de mots latins, qui vous affadit le cœur en passant, comme si l’on buvait de l’huile ;

Mais de ce haut allemand, de ce pur saxon si dur et si fort, qu’à l’entendre on croirait que c’est le marteau d’une forge qui bondit et rebondit incessamment sur son enclume de fer.

Il chanta les temps passés et les exploits des hommes vaillants dont nous prétendons descendre. Il chanta la liberté des bois et le bonheur des cavernes ; et l’éclair de la joie s’éteignit dans nos yeux tout d’un coup, et nos poitrines s’affaissèrent comme des outres vidées.

Un affranchi, voyant cela, poussa Hédic à bas du tronc d’arbre et lui détacha la langue avec son poignard ; puis, le rejetant à la même place : « Continue ! » cria-t-il en riant comme une nuée de ramiers qui retourne au nid le soir.

Hédic, sans témoigner qu’il ressentît aucune douleur, se leva lentement, puis promena des yeux de feu sur la foule qui l’entourait : elle ondulait comme un champ de blé, stupéfaite et incertaine…

Hédic ouvrit la bouche, et il arriva (nos dieux le permirent) une chose prodigieuse et effrayante : il s’élança de ses lèvres une sorte de vapeur épaisse et enflammée où l’œil croyait distinguer des figures bizarres et confuses.

Cette vapeur allait s’élargissant derrière la tête du barde, et eut bientôt envahi tout l’horizon ; puis, telle qu’un tableau immense, elle nous retraça les batailles de nos pères, nos forêts incendiées, nos femmes ravies par les armées romaines.

Et, à mesure que la vapeur merveilleuse s’exhalait de la bouche d’Hédic, des images nouvelles se formaient, et nous pûmes admirer longtemps les traits divins d’Arminius et de Trusnelda, sa vaillante épouse.

Pendant tout cela, on dansait au palais de Silvius Scaurus ; un festin bruyant réunissait les seigneurs voisins, et les cymbales et les flûtes dispersaient au loin de ravissants accords.

Mais, avant la fin de la nuit, plus doux et plus mélodieux à nos oreilles, des cris et des gémissements retentirent dans le palais, la flamme joyeuse se prit à danser aussi dans les salles dorées.

Et la nouvelle épouse posséda, cette nuit-là, plus d’amants qu’aucune Romaine n’en eut jamais…, tandis que, non loin d’elle, Silvius Scaurus vomissait son repas de noces par vingt bouches sanglantes.



LES AVENTURES
DE LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE


Conte inédit d’Hoffman.

AVANT-PROPOS.


Le voyageur enthousiaste dont l’album nous fournit cette fantaisie à la manière de Callot sépare visiblement si peu sa vie intérieure de sa vie extérieure, qu’on aurait peine à indiquer d’une manière distincte les limites de chacune ; mais, comme il est vrai que toi-même, bienveillant lecteur, tu n’as point de ces limites une idée bien précise, notre visionnaire te les fera peut-être franchir à ton insu, et ainsi tu te trouveras lancé tout à coup dans une région étrange et merveilleuse, dont les mystérieux habitants s’introduiront peu à peu dans ta vie extérieure et positive ; de sorte que vous serez bientôt ensemble à tu et à toi, comme de vieux compagnons.

Accepte-les pour tels, et accommode-toi à leurs singulières allures, de manière à supporter sans peine les légers saisissements que leur commerce immédiat pourra quelquefois te causer : je t’en prie de toutes mes forces, bienveillant lecteur. Que puis-je faire de plus pour le voyageur enthousiaste à qui sont arrivées déjà, en divers lieux, et particulièrement à Berlin, dans la soirée de la Saint-Sylvestre, tant de singulières et folles aventures ?


I. — LA BIEN-AIMÉE.


J’avais la mort dans l’âme, la froide mort, et je croyais sentir comme des glaçons aigus s’élancer de mon cœur dans mes veines ardentes. Égaré, je me précipitai, sans manteau, sans chapeau, au sein de la nuit épaisse, orageuse. Les girouettes grinçaient ; il semblait que l’on entendît se mouvoir les rouages éternels et formidables du temps, comme si la vieille année allait, telle qu’un poids énorme, se détacher et rouler sourdement dans l’abîme. Tu sais bien que cette époque, Noël et le nouvel an, que vous accueillez, vous, avec une satisfaction calme et pure, vient toujours me précipiter, hors de ma paisible demeure, dans les flots d’une mer écumante et furieuse.

Noël !… ce sont des jours de fête dont l’éclat aimable me séduit longtemps d’avance ; à peine puis-je les attendre. Je suis meilleur, plus enfant que tout le reste de l’année ; mon cœur ouvert à toutes les joies du ciel ne peut nourrir aucune pensée noire ou haineuse ; je redeviens un jeune garçon, avec sa joie vive et bruyante. Parmi les étalages bigarrés, éclatants, des boutiques de Noël, je vois des figures d’ange me sourire, et, à travers le tumulte des rues, les soupirs de l’orgue saint m’arrivent comme de bien loin ; car un enfant nous est né ! Mais, la fête achevée, tout ce bruit s’abat, tout cet éclat se perd dans une sourde obscurité. À chaque année, toujours des fleurs qui se flétrissent, et dont le germe se dessèche, sans espoir qu’un soleil de printemps ranime jamais leurs rameaux ! Certes, je sais fort bien cela ; mais une puissance ennemie, chaque fois que l’an touche à sa fin, ne manque jamais de me le rappeler avec une satisfaction cruelle. « Vois, murmure-t-elle à mon oreille, vois combien de plaisirs, cette année, t’ont abandonné pour toujours ! Mais aussi tu es devenu plus sage, tu n’attaches désormais aucun prix à des divertissements frivoles ; te voilà de plus en plus un homme grave, un homme sans plaisirs. »

Le diable me réserve toujours pour le soir de la Saint-Sylvestre un singulier régal de fête : il prend bien son temps, puis s’en vient, avec un rire odieux, déchirer mon sein de ses griffes aiguës et se repaître du plus pur sang de mon cœur. Il se sert, à cet effet, de tout ce qui se présente ; témoin hier encore le conseiller de justice, qui se trouva être l’instrument qu’il lui fallait. Il y a toujours chez lui (chez le conseiller) grande réunion le soir de la Saint-Sylvestre ; il a la fureur, alors, de vouloir ménager à chacun une surprise agréable pour la nouvelle année, et s’y prend d’une manière si gauche et si stupide, que tous les plaisirs qu’il avait imaginés, à grand-peine, aboutissent d’ordinaire à un désappointement ridicule et pénible. Dès que j’entrai dans l’antichambre, le conseiller de justice se hâta de venir à ma rencontre, m’arrêtant à la porte du sanctuaire, d’où partaient les vapeurs du thé accompagnées de parfums exquis ; il sourit d’une façon singulière et me dit, avec tout l’air de finesse bienveillante qu’il put se donner :

« Mon bon ami, mon bon ami, quelque chose de délicieux vous attend dans le salon !… une surprise admirable, digne de la belle soirée de la Saint-Sylvestre. N’allez pas vous effrayer ! »

Ces mots me tombèrent lourdement sur le cœur ; de sombres pressentiments s’en élevèrent, et je me sentis cruellement oppressé. Les portes s’ouvrirent, je me précipitai rapidement dans le salon, et, sur le sofa, au milieu des dames, son image radieuse s’offrit à moi. C’était elle !… elle-même, que je n’avais point vue depuis tant d’années ! Tous les heureux moments de ma vie repassèrent soudain dans mon âme comme un éclair rapide et puissant. Plus d’éloignement funeste ! bien loin même l’idée d’une séparation nouvelle !

Par quel hasard merveilleux se trouvait-elle de retour ? quel rapport existait-il entre elle et la société du conseiller, qui ne m’avait jamais appris qu’il la connût ? Je ne m’arrêtai point un instant à ces pensées… Je la retrouvais enfin !

Immobile, tel qu’un homme frappé de la foudre, voilà comme j’étais sans doute.

Le conseiller me poussa doucement :

« Allons, mon ami, mon ami ! »

Machinalement, je m’avançai ; mais je ne voyais qu’elle, et de mon sein oppressé ces mots purent s’échapper à peine.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! Julie ici ! »

J’étais auprès de la table à thé ; ce fut alors seulement que Julie m’aperçut. Elle se leva et me dit, du ton qu’on parlerait à un étranger :

« Je me réjouis beaucoup de vous rencontrer ici. Votre santé paraît bonne ! »

Puis elle se rassit, et, s’adressant à une dame auprès d’elle :

« Aurons-nous au théâtre quelque chose d’intéressant la semaine qui vient ? »

Tu t’approches d’une fleur charmante qui éclatait à tes yeux au milieu de parfums suaves et voluptueux ; mais, au moment où tu te penches pour en admirer les vives couleurs, voilà qu’un froid et venimeux basilic s’élance de sa corolle enflammée pour te lancer la mort avec ses yeux perfides… C’est ce qui venait de m’arriver. Je saluai gauchement les dames, et, pour ajouter encore le ridicule à ma profonde douleur, je coudoyai, en me retournant rapidement, le conseiller de justice, qui se trouvait derrière moi, et lui jetai hors des mains une tasse de thé fumant sur son jabot admirablement bien plissé ; on rit de l’infortune du conseiller et plus encore de ma maladresse. Ainsi tout, ce soir-là, tendait à me rendre excessivement bouffon, et je me résignai, en homme, à ma destinée. Julie n’avait point ri ; mes regards égarés rencontrèrent les siens, et ce fut comme si un rayon du bonheur d’autrefois, de cette vie toute d’amour et de poésie, revenait me sourire encore.

Quelqu’un qui commença à improviser sur le piano, dans la chambre voisine, mit alors en mouvement toute la société. C’était, disait-on, un virtuose étranger, nommé Berger, qui jouait divinement, et à qui l’on devait toute son attention.

« Ne fais donc pas sonner ainsi ta cuiller à thé, Mimi ! » s’écria le conseiller.

Et, inclinant légèrement la main du côté de la porte, il invita les dames avec un agréable « Eh bien ? » à s’approcher du virtuose. Julie aussi s’était levée et se dirigeait lentement vers la salle voisine. Tout en elle avait pris je ne sais quel caractère étrange ; il me sembla qu’elle était plus grande qu’autrefois et que ses formes s’étaient développées de manière à ajouter merveilleusement à sa beauté. La coupe singulière de sa robe blanche et surchargée de plis, qui ne couvrait qu’à moitié sa gorge, son dos et ses épaules ; ses vastes manches, qui se rétrécissaient aux coudes, sa chevelure séparée sur le front et répandue derrière sa tête en tresses multipliées, lui donnaient quelque chose d’antique ; elle rappelait les vierges des peintures de Miéris ; et pourtant il me semblait avoir vu quelque part, de mes yeux bien ouverts, cet être en qui Julie s’était transformée. Elle avait ôté ses gants, et rien ne lui manquait, pas même les bracelets d’un merveilleux travail, attachés au-dessus de la main, pour ressembler complètement à cette image d’autrefois, qui m’assaillait toujours plus vivante et plus colorée.

Julie se tourna vers moi avant d’entrer dans le salon voisin, et je crus m’apercevoir que cette figure angélique, jeune et pleine de grâce, se contractait dans une amère ironie : quelque chose d’horrible, de délirant, s’empara de moi et fit frémir convulsivement tous mes nerfs.

« Oh ! il joue divinement bien ! » murmura une demoiselle, animée par une tasse de thé bien sucré.

Et je ne sais comment il se fit que son bras se trouva passé dans le mien, et je la conduisis, ou plutôt elle m’entraîna dans la salle voisine. Berger faisait alors mugir le plus furieux ouragan ; ses accords puissants s’élançaient et retombaient comme les vagues d’une mer en furie : cela me fit du bien. Julie se trouvait à mon côté et me disait de sa voix d’autrefois, la plus douce et la plus tendre :

« Je voudrais te voir au piano, chantant l’espérance et le bonheur qui sont passés ! »

L’ennemi s’était retiré de moi, et dans ce seul mot : Julie j’aurais voulu exprimer toute la félicité du ciel qui me revenait. D’autres personnes, en passant entre nous, m’éloignèrent d’elle. Il était clair qu’elle m’évitait maintenant ; mais je parvins tantôt à respirer sa douce haleine, tantôt à effleurer son vêtement, et l’aimable printemps, que j’avais cru à jamais passé, ressuscitait, paré de couleurs éclatantes. Berger avait laissé s’abattre la tempête ; le ciel s’était éclairci, et, semblables aux petits nuages dorés du matin, de vaporeuses mélodies nageaient mollement dans le pianissimo.

Le virtuose reçut, en terminant, des applaudissements unanimes et bien mérités ; puis l’assemblée se mêla confusément, de sorte que je me retrouvai auprès de Julie. J’avais l’esprit animé, je voulus la saisir, l’embrasser, dans le transport de ma douloureuse passion ; mais la maudite figure d’un valet importun surgit tout à coup entre nous deux.

« Peut-on vous offrir ?… » nous dit-il d’une voix désagréable, en présentant un vaste plateau.

Au milieu des verres, remplis d’un punch fumant, s’élevait une coupe artistiquement ciselée, remplie de la même liqueur, à ce qu’il paraissait. Comment cette coupe se trouva parmi ces verres, c’est ce que sait mieux que moi celui que j’apprends de plus en plus à connaître ; celui qui, en marchant, décrit toujours avec son pied, comme Clément dans Octavien, des crochets fort bizarres, et qui aime par dessus tout les manteaux rouges et les plumes rouges. Julie prit cette coupe ciselée, qui brillait d’un éclat singulier, et me l’offrit en disant :

« Recevras-tu encore ce breuvage de ma main aussi volontiers qu’autrefois ?

— Julie ! Julie ! » m’écriai-je en soupirant.

Et, saisissant la coupe, j’effleurai ses doigts délicats ; des étincelles électriques pétillèrent en parcourant mes artères et mes veines. Je buvais et je buvais toujours : il me semblait que de petites langues de feu bleuâtre voltigeaient à la surface du verre et autour de mes lèvres. La coupe était vidée, et j’ignore moi-même comment il se fit que je me trouvai dans un cabinet éclairé par une lampe d’albâtre, assis sur une ottomane, et Julie ! Julie à mes côtés, qui me souriait avec son regard d’enfant… comme autrefois !…

Berger s’était remis au piano : il jouait l’andante de la sublime symphonie en mi bémol de Mozart, et, enlevée sur les ailes puissantes de l’harmonie, mon âme retrouvait ses plus beaux jours d’amour et de bonheur… Oui, c’était Julie ! Julie elle-même, belle et douce comme les anges ! Notre entretien, complainte d’amour passionnée, avait plus de regards que de paroles ; sa main était dans la mienne.

« Désormais je ne te quitte plus ; ton amour est l’étincelle qui va rallumer en moi une vie plus élevée dans l’art et dans la poésie : sans toi, sans ton amour tout est froid, tout est mort ! Mais n’es-tu donc pas revenue afin de m’appartenir pour toujours ?… »

En ce moment, il entra, en se dandinant lourdement, une longue figure, aux jambes d’araignée, avec des yeux sortant de la tête comme ceux des grenouilles, qui, souriant d’un air coquet, criait de sa petite voix aigre :

« Mais où diantre est donc restée ma femme ? »

Julie se leva et me dit, d’un ton de voix qui n’était plus la sienne :

« Retournons vers la compagnie ; mon mari me cherche. Vous avez été encore fort amusant, mon cher ami : c’était toujours la même humeur fantasque et capricieuse qu’autrefois ; seulement, ménagez-vous sous le rapport de la boisson. »

Et le petit-maître aux jambes d’araignée lui prit la main ; elle le suivit, en riant, dans le salon.

« Perdue à jamais ! » m’écriai-je.

« Eh ! sans doute, Codille, mon cher ! » observa une bête qui jouait à l’ombre.

Je me précipitai dehors… dehors, dans la nuit orageuse !…


II. — LA SOCIÉTÉ DANS LE CABARET.


Il peut être fort agréable de se promener de long en large sous les tilleuls, mais non pas dans la nuit de la Saint-Sylvestre, par un froid pénétrant et une neige battante. C’est une réflexion que je fis, étant nu-tête et sans manteau, quand je sentis un vent glacé envelopper mon corps tout brûlant de fièvre. Je traversai dans cet état le pont de l’Opéra, et, passant devant le château, je me détournai et pris par le pont des Écluses en laissant la Monnaie derrière moi.

J’arrivai dans la rue des Chasseurs, près du magasin de Thiermann : les appartements étaient fort bien éclairés ; j’allais entrer, car j’étais transi de froid, et je sentais le besoin de m’abreuver à longs traits de quelque liqueur forte. En ce moment, une société, tout animée d’une joie bruyante, se précipita hors de la maison : ils parlaient d’huîtres superbes et de l’excellent vin de la comète de 1811.

« Il avait bien raison, s’écria l’un d’eux, que je reconnus pour un officier supérieur des uhlans, celui qui, l’an passé, à Mayence, pestait contre ces faquins d’aubergistes qui n’avaient pas voulu absolument, en 1794, lui servir de leur vin de 1811. »

Tous riaient à gorge déployée. J’étais allé involontairement quelques pas plus loin, et je me trouvai devant un cabaret éclairé d’une seule lumière. Le Henri v de Shakespeare ne se vit-il pas réduit un jour à un tel degré de lassitude et d’humilité, que la pauvre créature nommée Petite Bière lui vint à l’esprit ? Dans le fait, pareille chose m’arriva : j’avais soif d’une bouteille de bonne bière anglaise, et je descendis rapidement dans le cabaret.

« Que désirez-vous ? » dit l’aubergiste s’avançant d’un air agréable et la main à son bonnet.

Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise, avec une pipe d’excellent tabac, et je me trouvai bientôt dans une quiétude si sublime, que force fut au diable lui-même de me respecter et de me laisser quelque repos. — Oh ! conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au sortir de ton brillant salon, dans un obscur cabaret, buvant, au lieu de thé, de la petite bière, tu te serais détourné de moi avec un orgueilleux dédain.

« Est-il donc étonnant, aurais-tu murmuré, qu’un pareil homme soit dans le cas de ruiner les jabots les plus délicieux ? »

Sans chapeau, sans manteau, je devais être pour ces gens un sujet d’étonnement. L’hôte avait une question sur les lèvres, quand on frappa à la fenêtre ; une voix cria d’en haut :

« Ouvrez, ouvrez, me voici ! »

L’hôte se hâta de monter et rentra bientôt, élevant dans ses mains deux flambeaux ; un homme fort grand et fort maigre descendit après lui. En passant sous la porte fort basse, il oublia de se baisser et se heurta assez rudement ; mais un bonnet noir, en forme de barette, qu’il portait, le préserva de tout accident. Il eut soin de passer le plus près possible de la muraille et s’assit en face de moi, pendant que l’on plaçait les lumières sur la table. On pouvait bien dire de lui qu’il avait un air distingué et mécontent : il demanda, d’un ton de mauvaise humeur, une pipe et de la bière, et à peine avait-il rendu quelques bouffées de tabac, qu’un nuage épais de fumée nous enveloppa. Sa figure avait, au reste, quelque chose de si caractéristique et de si attrayant, que j’en fus charmé tout d’abord, malgré sa mine sombre. Sa chevelure noire et épaisse, séparée sur son front, se répandait des deux côtés en une profusion de petites boucles, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec les portraits de Rubens. Quand il se fut débarrassé de son vaste manteau, je m’aperçus qu’il était vêtu d’un kurtka noir avec des tresses nombreuses ; mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’il portait, par-dessus ses bottes, de fort belles pantoufles. Je remarquai cela pendant qu’il secouait sa pipe, fumée en cinq minutes. Notre conversation avait peine à se lier ; l’étranger semblait très-préoccupé d’un grand nombre de plantes singulières qu’il avait tirées d’un étui, et qu’il examinait avec soin. Je lui témoignai mon étonnement de voir d’aussi belles plantes, et lui demandai, comme elles paraissaient toutes fraîches, s’il les avait recueillies au jardin botanique ou chez Boucher. Il sourit d’une manière assez étrange et répondit :

« Vous ne me paraissez pas fort sur la botanique ; autrement, vous ne m’auriez point aussi… »

Il hésita ; j’ajoutai à demi-voix :

« Sottement…

— Questionné, termina-t-il d’un ton de franchise bienveillante. Vous auriez, poursuivit-il, reconnu, du premier coup d’œil, que ce sont là des plantes alpestres qui ne croissent que sur le Chimboraço. »

L’étranger prononça ces mots presque à voix basse ; je te laisse à penser s’ils me causèrent une singulière émotion. Les questions expiraient sur mes lèvres ; mais une sorte de pressentiment s’élevait en moi, et je me figurai que, si je n’avais pas vu souvent l’étranger, je l’avais du moins rêvé.

On frappa de nouveau à la fenêtre ; l’hôte ouvrit, et une voix cria :

« Ayez la bonté de couvrir votre miroir !

— Ah ! ah ! dit l’hôte, c’est le général Souvorov, qui vient bien tard ! »

L’hôte couvrit son miroir, et aussitôt sauta, avec une rapidité assez maladroite, ou mieux avec une légèreté assez pesante, un petit homme grêle, enveloppé d’un manteau d’une couleur brune singulière, qui formait mille plis et un grand nombre d’autres plus petits encore et flottant autour de sa taille d’une manière si étrange, qu’à la lueur du flambeau, on eût cru voir plusieurs formes se déployer et se replier sur elles-mêmes comme dans les fantasmagories d’Eusler. Il se mit à frotter ses mains, cachées dans ses longues manches, et s’écria :

« Froid ! froid ! oh ! qu’il fait froid !… En Italie, c’est bien différent ! bien différent !… »

Il finit par prendre place entre moi et mon grand voisin, disant :

« Cette fumée est insupportable !… Tabac contre tabac !… Si j’avais une prise seulement ! »

La tabatière de métal poli dont tu m’avais fait cadeau se trouvait dans ma poche ; je la tirai afin d’offrir du tabac au petit étranger. À peine l’aperçut-il, qu’il la repoussa violemment des deux mains, en s’écriant :

« Loin ! bien loin cet odieux miroir !… »

Sa voix avait quelque chose d’effrayant, et, quand je le regardai, tout étonné, il était entièrement différent de ce qu’il m’avait paru d’abord. Il avait sauté dans la salle avec une physionomie agréable et toute jeune ; mais il présentait maintenant le visage ridé, pâle comme la mort, d’un vieillard aux yeux caves.

Saisi d’effroi, je m’élançai vers le plus grand des deux étrangers.

« Au nom du ciel, regardez donc ! » allais-je m’écrier.

Mais lui, absorbé dans l’examen de ses plantes, n’avait rien vu de ce qui venait de se passer, et, dans le même instant, le petit cria : « Vin du Nord ! » avec son ton un peu précieux.

Bientôt l’entretien commença entre nous ; le petit me déplaisait assez, mais le grand savait parler sur les choses les moins importantes en apparence avec beaucoup de profondeur et d’agrément, quoiqu’il eût à lutter sans cesse contre une langue qui n’était pas la sienne, et qu’il se servît souvent de mots impropres ; ce qui, du reste, donnait à son langage une originalité piquante ; de sorte que, tout en m’inspirant pour lui-même un sentiment d’estime et d’amitié, il affaiblissait aussi l’impression désagréable que le petit homme m’avait fait éprouver.

Ce dernier semblait supporté par des ressorts, car il s’agitait çà et là sur sa chaise, gesticulant beaucoup des mains ; — mais une sueur glacée découla de mes cheveux sur mon dos, quand je m’aperçus clairement qu’il me regardait avec deux visages différents ; et surtout il considérait souvent, avec son vieux visage, quoique moins horriblement qu’il ne m’avait fixé d’abord, l’autre étranger, dont l’air paisible contrastait avec sa perpétuelle mobilité.

Dans cette mascarade de notre vie d’ici-bas, souvent l’esprit regarde avec des yeux pénétrants au travers des masques et reconnaît ceux qui sont de sa famille ; c’est de cette manière que, si différents du reste des hommes, nous nous regardâmes et nous reconnûmes tous trois dans ce cabaret. Dès lors, notre entretien prit ce caractère sombre qui ne convient qu’aux âmes blessées à mort pour jamais.

« C’est encore un clou dans cette vie, dit le grand.

— Oh Dieu ! repris-je, le diable n’en a-t-il pas enfoncé partout à notre intention ? Dans les murs de nos demeures, dans les bosquets, dans les buissons de roses… Où pouvons-nous passer sans y laisser accroché quelque lambeau de nous-mêmes ? Il semble, mes dignes compagnons, que nous ayons tous perdu quelque chose de cette manière : moi, par exemple, il me manque, cette nuit, mon manteau et mon chapeau ; tous deux sont pendus à un clou, dans l’antichambre du conseiller de justice, comme vous savez bien. »

Le petit homme et le grand tressaillirent à la fois, comme frappés du même coup à l’imprévu : le petit me regarda en grimaçant avec sa plus laide figure ; puis, sautant rapidement sur une chaise, il alla raffermir la toile qui couvrait le miroir, pendant que l’autre mouchait les chandelles avec soin.

Notre entretien eut peine à se renouer ; nous en vînmes cependant à parler d’un jeune peintre fort distingué, nommé Philippe, et du portrait d’une princesse qu’il avait exécuté admirablement, inspiré dans son œuvre par le génie de l’amour et par cet ineffable désir des choses d’en haut qu’il avait puisé dans l’âme profondément religieuse de celle qu’il aimait.

« Il est tellement ressemblant, dit le plus grand étranger, que c’est moins son portrait que le reflet de son image.

— C’est vrai ! m’écriai-je, on le dirait volé dans un miroir ! »

Le petit homme se leva tout d’un coup, me regarda furieusement avec son vieux visage, dont les yeux lançaient du feu.

« Cela est absurde ! s’écria-t-il, cela est insensé ! Qui pourrait dérober une image dans un miroir ?

— Qui le pourrait ? Le diable, peut-être, à votre avis ?

— Ho ! ho ! frère, celui-là brise la glace avec ses lourdes griffes, et les mains blanches et frêles d’une image de femme se couvrent de blessures et de sang. Ha ! ha ! montre-moi l’image… l’image volée dans un miroir, et je fais devant toi le saut de carpe de mille toises de haut. Entends-tu, misérable drôle ? »

Le grand se leva à son tour, s’avança vers le petit, et lui dit :

« Ne faites donc pas tant d’embarras, mon ami, ou vous vous ferez jeter du bas de l’escalier en haut. Je crois, du reste, que votre reflet, à vous, est dans un misérable état.

— Ha ! ha ! ha ! s’écria le petit en riant dédaigneusement et avec une sorte de frénésie ; ha ! ha ! ha ! crois-tu ?… crois-tu ?… J’ai du moins encore ma belle ombre ! pitoyable faquin, j’ai encore mon ombre ! »

À ces mots, il sauta hors du cabaret, et nous l’entendîmes encore qui éclatait de rire et criait dans la rue :

« J’ai encore mon ombre !… mon ombre ! »

Le grand était retombé, anéanti et tout blême, sur sa chaise, la tête dans ses deux mains, et sa poitrine oppressée exhalait à grand’ peine un profond soupir.

« Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt.

— Oh ! monsieur, ce vilain homme qui a si mal agi avec nous, qui m’a relancé jusque dans ce cabaret, ma retraite ordinaire, où j’aime à rester seul, à peine visité de temps à autre par quelque gnome qui vient s’accroupir sous la table et grignoter quelques miettes de pain ; ce méchant homme m’a replongé dans ma plus cruelle infortune… Hélas ! j’ai perdu, à jamais perdu mon… Adieu ! »

Il se leva et traversa le caveau pour sortir : tout restait éclairé autour de lui ; il ne projetait aucune ombre. Je m’élance à sa poursuite avec transport.

« Pierre Schlemihl ! Pierre Schlemihl ! » m’écriai-je tout joyeux.

Mais il avait jeté ses pantoufles ; je le vis enjamber par-dessus la caserne des gendarmes, et disparaître dans l’obscurité.

Lorsque je voulus rentrer dans le caveau, l’hôte me jeta la porte au nez en s’écriant :

« Le bon Dieu me garde de pareils hôtes ! »




  1. Allusion à l’origine allemande des Francs et des Anglais.
  2. Le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier celui de la poésie religieuse qui vient de l’Orient. (Staël.)
  3. Klopstock a fait, depuis, quelques changements à cette pièce. Nous avons adopté la plus courte des deux versions.
  4. Divinité des enfers.
  5. Kœrner fut tué, en 1813, dans une bataille contre les Français.
  6. Nous avons cru devoir donner, parmi les poésies, les trois morceaux qui suivent, quoiqu’ils soient en prose dans l’original.
  7. Pauvres fleurs séchées et jaunies au vent de novembre.