Pour le bon motif/8

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Albin Michel (p. 119-136).



VIII


— Elle est étonnante !

— Merveilleuse d’exactitude.

— C’est Nelly elle-même…

C’était la générale d’Yvette et ses amis au New-Music-hall. Dans la salle, l’impression de stupeur admirative dominait. Des loges bourdonnantes, du promenoir grouillant, les réflexions se colportaient de groupe en groupe.

— Où Pick l’a-t-il dénichée ?

— Comment s’appelle-t-elle ?… Passez-moi donc le programme.

— Gilberte.

— Gilberte tout court ?

— C’est une mode de coulisses lancée par les divorcées, ces prénoms de théâtre… Simone, Colette, Gilberte…

— Oui, mais celle-ci a vingt-cinq ans de moins que celles-là : elle est trop jeunette pour être divorcée. C’est une débutante. D’où sort-elle ? Qui est son amant ?

Cette salle de filles galantes, d’actrices, de cercleux blasés, de femmes entretenues, s’animait, piquée de curiosité en face de l’énigmatique étoile qui se découvrait ce soir.

Sur la scène, Gilberte — une nouvelle Gilberte, transformée, corrigée, les cheveux avivés d’un or plus métallique, les yeux noisette mouillés de kohl, le sourire plus rouge et les dents plus blanches, — singeait à ravir la mimique de Nelly Rosane dans la principale scène de la pièce de d’Arlaud. La parodie prenait un attrait inédit grâce à cette ressemblance frappante que parachevait un maquillage identique. Mais le charme tout personnel de Gilberte, c’était la voix pure avec laquelle elle détaillait le couplet : son talent de chanteuse se révélait, mêlant l’art véritable à l’imitation comique.

Dissimulé à l’abri d’un portant, Marcel d’Arlaud la contemplait intensément. Il attardait ses yeux à la blancheur laiteuse et veinée d’un décolletage hardi qui dévoilait les beautés secrètes de la jeune fille. Le regard brutal, les lèvres crispées, les narines froncées, il contenait son violent désir.

Un courant d’air froid le chassait de sa place. Il ouvrait la porte de communication et passait dans la salle : dans une loge, M. Tardivet, la mine béate et ébaubie, ne quittait pas la scène des yeux ; Denise et Suzanne, assises à ses côtés, suivaient le jeu de leur sœur avec une émotion qui faisait trembler les muscles de leur face anxieuse. Marcel sourit à ce tableau familial.

Mais la toile tombait. Il se hâta de regagner les coulisses, traversant les couloirs obscurs où stagnaient des relents méphitiques mélangés d’une odeur de chair et de fards. Il entra dans le corridor où des petites portes numérotées s’entre-bâillaient sur des loges d’artistes.

Il allait pénétrer dans celle de Gilberte, lorsqu’il s’aperçut que la jeune fille s’y trouvait seule avec Pick ; son habilleuse était absente. Pris d’une curiosité malveillante et irrésistible, Marcel céda à son impulsion ; il poussa doucement la porte en s’appuyant contre le battant qui fit office de paravent ; et resta immobile sur le seuil, écoutant leur dialogue.

— Vous n’êtes qu’une coquette ! reprochait le revuiste sur un ton boudeur et câlin. Pourquoi m’accordez-vous des faveurs si doucement dangereuses pour mieux me décevoir la minute d’après ? Vous êtes une énigme indéchiffrable…

— Mais non, répondait mollement Gilberte, en enfonçant une épingle dans sa torsade blonde.

— Dans ma prochaine revue, je vous confierai le rôle de la Fortune…

— Pourquoi ?

— Parce que vous vous dérobez à l’instant où l’on croit vous saisir. Ma petite Gilberte, dans quel but vous montrez-vous si déroutante ?

— Jack, vous me faîtes de la peine…

— C’est vous qui vous plaignez !

— Vos questions me troublent affreusement… Vous me plaisez, je vous assure, mais je ne peux pas suivre mes inclinations personnelles… Ma vie est ailleurs… Et si vous saviez combien l’idée de lutter contre les autres, d’imposer ma volonté, de prendre des décisions, me rend malheureuse !

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne peux pas répondre : ce n’est pas mon secret… Ne me tourmentez plus.

Rêveur, Marcel se retira à pas feutrés et fila silencieusement le long du corridor. Il murmura : « Étrange fille ! Bizarre nature hésitante… Avec elle, il ne faut désespérer de rien : il suffit d’imprimer fortement son cachet sur cette âme de cire fondante. » Et sa main faisait le geste d’apposer énergiquement un cachet imaginaire.

Il retourna dans la salle, droit à la loge des Tardivet.

— Eh bien ! dit-il au caissier. Vous n’allez pas féliciter votre fille ? Venez… Je vous conduirai.

Il s’arrêta court, les yeux fixés sur un point de la salle : dans une loge qui leur faisait face se trouvaient les frères Salmon. Et tandis qu’Henry, se disposait à sortir, Abel, la lorgnette braquée dans leur direction, ne cessait d’examiner Denise et ses compagnons.

Laissant Suzanne suivre son père, Marcel appuya négligemment sa main sur l’épaule de Denise, en lui soufflant :

— Restez à votre place… Vous comprendrez pourquoi.

La jeune fille acquiesça, d’un mouvement imperceptible. Une fois seule, elle prit sa lorgnette, la posa au hasard devant ses yeux afin de dissimuler le regard circulaire dont elle embrassa la salle dégarnie et le promenoir vide. Elle aperçut bientôt Abel ; une vive rougeur colora ses pommettes, en dépit de ses efforts pour paraître indifférente. Se voyant reconnu, Abel Salmon quitta sa loge, fit le tour du promenoir et vint saluer Denise.

— Entrez donc, M. Henry ; dit la jeune fille en lui désignant une chaise à côté d’elle.

Depuis un mois que Marcel d’Arlaud les avait présentés l’un à l’autre, ils se rencontraient quotidiennement, par une convention tacite. Abel venait attendre chaque soir la dactylographe devant le petit hôtel de l’avenue Gourgaud, et la raccompagnait chez elle. Pour rendre vraisemblable son personnage d’écrivain sans fortune ; il n’osait proposer de voiture, et c’était tantôt à pied, tantôt en métro qu’ils regagnaient la rue La Fayette. La longueur du trajet prolongeait l’entretien sentimental ; et Abel s’amusait infiniment de cette comédie de médiocrité, tout en s’attachant chaque jour davantage à cette enfant modeste et sensible qui l’accueillait sans coquetterie et recevait ses déclarations avec une émotion attendrie.

— C’est M. d’Arlaud qui vous a offert sa loge ? questionna Abel pour commencer la conversation.

— Non, c’est celle de ma sœur. Nous sommes venues avec mon père…

— Oui, je l’ai reconnu, fit étourdiment Abel, qui avait vu souvent le caissier à la banque.

Denise feignit l’inattention ; et enchaîna :

— Nous sommes venus assister aux débuts de ma sœur Gilberte.

— Comment ! Cette jolie Gilberte est votre sœur ?

— Oui. Je ne vous avais jamais dit qu’elle quittait l’enseignement pour entrer au théâtre, sur les conseils de Marcel d’Arlaud ?

Abel, sa surprise passée, se mit à ricaner d’un air extrêmement moqueur. Comme Denise l’interrogeait du regard, il expliqua :

— C’est trop drôle… Figurez-vous que Nelly Rosane est la maîtresse de mon… du banquier Salmon que j’accompagne justement ici, ce soir… À l’entrée de cette Gilberte qui ressemble tellement à Nelly, Salmon a reçu le coup de foudre… Je m’en suis bien aperçu ; je le connais, ce cher Henry : ses mains en tremblaient sur le programme… Que pensez-vous de la chance de votre sœur qui fait du premier coup une conquête aussi enviable ?

— Il faut d’abord qu’il lui plaise, murmura doucement Denise.

Et elle ajouta, avec une nuance de hauteur :

— M. Salmon apprendra bientôt que Gilberte est la fille de son caissier. L’amour ne supporte point d’inégalité. C’est la réciprocité des sentiments qui doit racheter la différence des rangs. Vous concevez donc qu’un homme dans la position de M. Salmon ne pourrait se rapprocher de Gilberte qu’à la condition de s’en faire aimer.

Abel lui jeta un regard d’inexprimable gratitude. Tout à coup, une voix railleuse dit, derrière eux :

— Eh bien ! Voilà la première fois qu’on tient de pareils propos dans un pareil endroit !

Ils se retournèrent brusquement : Marcel d’Arlaud entrait dans leur loge, prouvant par sa réflexion qu’il avait surpris la dernière phrase de Denise. Après quelques mots, Abel prit congé : il tenait à se retirer avant le retour de M. Tardivet.

Demeuré seul avec Denise, Marcel laissa échapper un petit sifflement d’admiration :

— Mes compliments, ma chère élève… C’est un plaisir que d’être dans votre camp. Vous jouez avec une maîtrise !

— Ce n’est plus un jeu, M. d’Artaud, répondit sérieusement la jeune fille.

Elle reprit, avec un mélange de tristesse et de confusion :

— Il y a une puissance irrésistible dans l’élan d’un cœur défiant et craintif qui se livre enfin… Je n’avais pas prévu sa force : son bonheur m’a touchée, sa reconnaissance m’a remuée d’attendrissement et de honte. Comprenez-vous ? C’est moi-la plus faible, maintenant. Je crois que je l’aime… Je sens en face de lui cette émotion bouleversante qu’on éprouve à voir des larmes contenues humecter les yeux d’un homme ; car, il y a eu des larmes de joie dans ses yeux, certains jours… Et je suis sincère, à présent, quand je parle comme vous m’avez entendue parler… Et je hais mon mensonge des premiers temps… Je tremble d’avoir tenu entre mes mains cette arme dangereuse : la tromperie. Je ne souhaite plus de rendre à un autre le mal qu’on m’a fait. J’ai une peur terrible qu’il ne découvre notre supercherie : je souffre — si vous saviez — à cette idée !… Que deviendrais-je s’il apprenait la vérité qui n’est plus vraie aujourd’hui ; s’il acquérait la preuve de ma fausseté à l’instant où je suis sincère !

— Prenez garde : si vous devenez sincère vous serez beaucoup moins persuasive… En amour comme en politique, la franchise n’est jamais aussi convaincante que la fourberie.

Marcel quitta le ton du persiflage pour dire, avec fermeté :

— Rassurez-vous : ne suis-je pas là ? Tant que j’en tiendrai les ficelles, mes marionnettes s’agiteront à ma guise… Et nous avons conclu un traité d’alliance, ma petite amie, vous en souvenez-vous ? Ayez confiance…

Il lui baisa la main avec une galanterie paternelle et sortit de la loge. Dans le promenoir, il fut rejoint par Henry Salmon.

— Je vous cherchais, dit le banquier, d’un air affairé.

« À l’autre pantin ! » pensa Marcel. Son mépris profond des hommes, dissimulé sous une ironie légère, trouvait son compte dans cette aventure où il expérimentait une fois de plus la crédulité de nos convoitises. Salmon reprit, avec précipitation :

— Mon cher, présentez-moi à elle… Pick raconte que c’est votre protégée… Imaginez-vous que je l’ai déjà rencontrée, oui ; il y a plus d’un mois, à la gare du Nord… J’ai été estomaqué par cette ressemblance ; ce jour-là, elle m’a filé entre les doigts : impossible de la rattraper… Depuis, j’y pensais souvent ; et je la retrouve ce soir, ici… Qui est-ce ? Dites, mon cher… Tout le monde se demande où vous l’avez trouvée ?

— Qui ? interrogea Marcel, avec un ahurissement bien imité.

— Mais, elle… Gilberte !

— Bigre ! Si vous en êtes déjà à dire : Elle, en parlant d’elle… Je diagnostique un cas de béguin instantané aigu : soignez-vous ; c’est parfois grave, chez les individus sanguins.

— Ne blaguez pas. Présentez-moi plutôt à votre petite amie, Marcel. J’ai bien essayé moi-même ; je lui ai fait passer ma carte ; on m’a répondu : « Mademoiselle ne reçoit personne dans sa loge : Mademoiselle s’habille. »

— Mademoiselle est une vraie demoiselle, Henry. Et ce n’est pas ma petite amie… Ça vous étonne, hein ? Son histoire est simple : c’est la sœur de ma dactylo ; elle donnait des leçons de chant ; je l’ai entendue un jour, par hasard… Frappé, ainsi que vous, par sa ressemblance avec Nelly, j’ai eu l’idée de cette scène de revue pour Pick ; et je l’ai aidée à débuter… Mais l’enfant est honnête, et vous perdriez votre temps : savezvous qui est dans sa loge, en ce moment ? Son papa et ses petites sœurs, qui s’apprêtent à la reconduire boulevard de Denain où elle habite avec sa famille. Mon cher, un bon conseil : allez rejoindre Nelly aux Variétés. Il est onze heures : vous avez le temps d’arriver pour le troisième acte.

— Vous m’embêtez. Présentez-moi : vous ne pouvez refuser ça à un vieil ami.

— Mais, son père…

— Bah ! Je sais ce que c’est qu’une vertu de théâtre. Ça fond aux premiers rayons… d’or. Ou le papa est gênant ; et l’on s’en débarrasse, — ou il est complaisant…

— À votre aise, mon cher. Seulement, vous vous rappellerez que vous m’avez forcé la main.

Et Marcel, riant sous cape, emmena le banquier jusqu’à la loge de Gilberte. Ils traversèrent les coulisses, aux sons lointains et sautillants de l’orchestre. L’entr’acte était terminé. Les deux hommes devaient se frayer passage à travers un troupeau de petites figurantes et de girls écourtées qui galopaient follement vers la scène. Heurtés, bousculés, ils défaillaient presque en respirant toutes ces odeurs entêtantes de fards, de parfumerie, de chair, de cheveux et d’aisselles.

D’Arlaud toqua à la porte de Gilberte ; se nomma ; et entra, suivi d’Henry Salmon.

Dans la petite loge toute en glaces, aveuglante de lumières que multipliaient les reflets des miroirs, le banquier aperçut tout d’abord une jeune fille inconnue qui s’extasiait devant les orchidées d’une corbeille enrubannée offerte par Pick ; puis, une blonde personne qui lui tournait le dos et dont il fit Gilberte. Comme il s’avançait vers elle, il avisa seulement dans un coin un bonhomme grisonnant qui portait un smoking démodé et en qui il eut la stupeur de reconnaître son caissier. Fort ennuyé de cette rencontre inopportune, Salmon s’exclama involontairement :

— Oh ! Tardivet… Qu’est-ce que vous fichez ici ?

Le caissier, s’inclinant respectueusement, répondit, la mine épanouie :

— J’ai voulu assister aux débuts de ma fille Gilberte… que je me permets de vous présenter, monsieur. Gilberte, viens saluer monsieur Henry Salmon.

La jeune fille s’approcha lentement ; et sourit au banquier avec une grâce indifférente.

Médusé, Salmon regardait toujours Tardivet. À la fin, il se décida à prendre la main de Gilberte et la lui baisa en lui adressant des éloges sur son talent. Puis, se tournant vers Marcel, il chuchota entre ses dents :

— Traître…

Profitant de l’entrée de Jack Pick qui absorbait un moment l’attention des Tardivet, Marcel d’Arlaud riposta à l’oreille de Salmon :

— Permettez, mon cher : je voulais vous avertir… C’est vous qui m’avez coupé la parole quand j’ai parlé du père.

Avec sa prévenance habituelle, d’Arlaud avait tenu à reconduire les Tardivet dans son auto. Blotties au fond de la voiture, les trois jeunes filles gardaient le silence, brisées de fatigue et surexcitées à la fois. Gilberte, de complexion moins nerveuse, commençait à somnoler.

Tout à coup, M. Tardivet s’écria, d’une voix véhémente :

— Non : ce n’est pas possible !

Ses compagnons sursautèrent. Il continua :

— Ce n’est pas possible, M. d’Arlaud… Un autre, je ne dis pas… Mais, M. Salmon !… Voyons, vous n’avez pu songer à M. Salmon pour Gilberte ?

— Et pourquoi non ? rétorqua Marcel. Dès le premier jour, je vous ai déclaré que l’époux éventuel que je destine à l’aînée vous touche de près…

— Ce projet-là, c’est invraisemblable !

— Qui vivra verra… Vous serez peut-être doublement étonné.

— Allons donc, c’est fou !… Ma fille, épouser…

Et le caissier acheva, avec un accent d’inimitable vénération :

— Le patron !

À la même heure, l’auto des frères Salmon les ramenait à l’hôtel particulier qu’ils habitaient, avenue Hoche. Abel, narquois, remarquait le mutisme de son frère. Il finit par risquer :

— Gentille, cette petite… C’est Nelly, en mieux… Une Nelly de bonne famille.

— De trop bonne famille, grogna Henry.

— Pourquoi, trop bonne ?… Je connais la sœur cadette, Denise, qui est charmante.

— Ah ! Tu connais la sœur ? dit Henry d’un air soupçonneux. C’est d’Arlaud qui te l’a présentée, je parie ? Il aurait pu s’en abstenir.

— Pourquoi ? insista Abel.

Henry Salmon déclara d’un ton maussade :

— Si tu juges correct d’être en relations suivies avec la famille Tardivet ! Eh bien, moi, je ne me soucie pas de me retrouver nez à nez avec mes employés dans le monde, — voire dans le demi-monde…

Et le banquier conclut avec humeur :

— On ne me verra guère au New-music-hall, tant que Mlle Gilberte, y tiendra l’affiche !