Pour lire en bateau-mouche/12

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Le comble de l’économie

Comment il n’y a pas de petites économies. — Les manies d’un statisticien. — Une application inattendue.

Il est de notoriété publique depuis le commencement du monde que les avares sont ingénieux pour arriver à satisfaire leur passion et leur cupidité ; cependant il convient de ne pas confondre l’avare, c’est-à-dire celui qui meurt bêtement de faim sur un tas d’ordures en possédant vingt-cinq mille francs de rentes avec l’homme simplement économe.

C’est d’un homme économe, nullement avare et encore jeune, dont je veux parler ici. J’étais dernièrement au fond des Pyrénées, à Ax-les-Thermes, bien tranquillement à prendre les eaux et à me reposer, lorsqu’en attendant ma douche, je fis la connaissance de l’original le plus curieux que j’aie jamais rencontré dans ma vie.

Quand il apprit que j’étais économiste de profession, il tint à se faire présenter et me dit qu’il n’était qu’un modeste adjuvant de la science économique, étant lui-même statisticien.

Je ne tardai pas à voir comment la manie du calcul et souvent de la précision, avait détraqué cette intelligence, encore très jeune et très vive par plus d’un côté.

Il ne tarda pas lui-même à se rendre compte de l’impression qu’il produisait sur moi et, dès lors, son grand dada consistait à m’expliquer tous les mobiles de ses actes et pourquoi il agissait ainsi :

— Les gens superficiels, me disait-il, me traitent souvent d’avare sordide ; ils se trompent grossièrement. Je suis simplement un homme économe, doublé d’un statisticien et tenez, demain je vous montrerai les tableaux que j’ai dressés seulement à propos des actes courants de ma vie. Je vous ferai grâce des chiffres et vous verrez combien l’humanité serait heureuse et riche, si elle était seulement économe, avec raisonnement, ce qui n’a aucun rapport avec l’avare qui est toujours une vieille bête, puisque l’on ne tarde pas, à force de privations, à en être la première victime.

Vous voyez le train raisonnable que je mène ici ; je suis descendu dans le meilleur hôtel et j’ai un valet de chambre : j’ai à peine quarante ans et une assez jolie fortune et je mange mes rentes. Seulement, écoutez bien ceci : je les mange intelligemment, c’est-à-dire que tout naturellement, je suis économe, je ne gaspille rien, de manière, avec ce que j’économise d’un côté, à pouvoir me procurer d’autres jouissances par ailleurs. Il me semble que c’est sage et que ce n’est point là de l’avarice.

— Vous avez parfaitement raison.

— Seulement, voyez-vous, quoique je vive de mes rentes, je suis auvergnat d’origine, né à Genève, de parents protestants proscrits et j’ai toujours vécu au milieu de camarades juifs levantins, de plus je suis statisticien, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, c’est pourquoi j’ai, tout à la fois, toutes les qualités des auvergnats, des Génevois, des israélites et des Levantins.

D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit vous-même que pour mener un train respectable, il fallait seize millions de rentes.

— C’est exact.

— Eh bien, comme je n’en ai guère que 40 000, voilà pourquoi je suis un statisticien économe et intelligent, permettez-moi de le dire.

— À demain.

— À demain.

À heure fixe, mon homme qui commençait à m’intéresser, m’attendait avec quelques petits carnets sous le bras.

— Voilà mes petits tableaux et voilà comment je procède. J’ai quarante ans, bon pied, bon œil, tous mes ancêtres sont morts entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans. Je compte donc que je puis vivre encore quarante ans et je base mes calculs là dessus. Suivez bien mon raisonnement ; je vous fais grâce des tableaux, quelques exemples suffiront pour me faire comprendre d’un économiste habitué à ces questions.

— Je vous écoute.

— Vous le voyez, je fume beaucoup ; jamais je n’use une allumette. Dans les villes j’entre dans les bureaux de tabac allumer mon cigare ou ma pipe, dans la campagne j’ai mon briquet.

— Voyez par an, économie allumettes : tant, au bout de quarante ans : tant.

— Parfait, mais ce n’est pas énorme.

— Attendez, jamais je ne marche dans la boue ; mon valet de chambre cire facilement mes souliers. Économie de cirage : tant par an, tant au bout de quarante ans.

Deux fois par jour je prends mon café dans un café et comme j’économise un morceau de sucre sur deux, ça fait tant de morceaux par an, qui représentent tant en argent.

— Et tenez voici le total des quarante ans, avec les années bissextiles.

Ça, je l’avoue, c’est la manie de la précision, à côté de l’économie, mais avouez que sans cela, je ne serais pas un bon statisticien. Je pourrais poursuivre longtemps mes exemples ainsi sur chaque pas, chaque acte, chaque geste de ma vie, mais voyez seulement le total : 4 391 fr. 77 centimes par an d’économies réalisées de la sorte que je dépense autrement et sagement…

Et s’animant tout à coup par degré :

— Croyez-moi ; là est en partie la solution de la question sociale, si chaque fois que l’on peut économiser un omnibus de quinze centimes ou un verre inutile et qui fait mal ; si l’on ramassait avec soin les épingles et les boutons qui peuvent vous servir ; si enfin, l’on prenait dès son jeune âge, cette constante habitude de l’économie raisonnée qui n’est pas le vice de l’avarice, mais qui est, au contraire, une vertu, il n’y aurait plus de malheureux sur la terre.

Et tenez, savez-vous pourquoi j’aime tant ces montagnards honnêtes des Pyrénées, c’est qu’ils sont de mon avis et font comme moi…

— Par nécessité.

— Qu’importe ! Si leurs enfants savent qu’il ne faut rien gaspiller.

J’avais fini par me lier étroitement avec ce diable d’homme qui représentait, pour moi, le génie de la statistique et de l’économie et comme un matin j’étais dans son salon, je vis son valet de chambre passer soigneusement le contenu de son vase de nuit !

— Que fait-il là ?

— C’est bien simple, je suis, hélas, rhumatisant comme vous. Tous les matins, Jean passe et recueille le sable de mes urines, quand je suis aux Eaux. Ça me sert pour saupoudrer mes lettres. De la sorte, voyez, voici le tableau, j’économise un buvard : tant par an, tant en quarante ans…

Comme il était très calme et très sérieux, je ne pus retenir mon admiration pour ce grand génie de l’économie. Il le vit dans mes yeux et me serrant les mains avec émotion, il me dit, en laissant tomber une larme chaude :

— Enfin, j’ai donc trouvé un économiste pour me comprendre…

Et comme je tendais la main à Jean en murmurant :

— Regardez s’il y a du sable dans la larme de votre maître.

— Méchant, fit-il, avec un ton de reproche attristé et redevenant tout de suite l’homme du monde et le charmant causeur qu’il est :

— Non, il n’y a pas de sable dans cette larme, car je n’ai jamais envie de dormir quand vous êtes là et le bonhomme au sable le sait bien.

Je fus ému à mon tour de tant d’esprit, joint à tant de bonne humeur et c’est pourquoi j’ai tenu à transcrire ici ces souvenirs récents, avant que le temps ne les ait à demi abolis de ma mémoire.