Princesses de science/4/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 241-276).

QUATRIÈME PARTIE

I

Un Paris ténébreux, muet et vide, s’endormait aux abords du fleuve par cette chaude nuit de mai. Guéméné, rentrant à pied chez lui, cheminait tristement le long du quai aux Fleurs. Toute la gaieté, toute la vitalité de la ville avaient reflué vers les quartiers du plaisir. La Seine silencieuse coulait dans le réseau des rives multiples que lui font les deux îles. Les vagues se chevauchaient, lourdes et noires. Les lumières des rives, des ponts, des bateaux, s’y reflétaient en longues chenilles de feu qui se tortillaient à fleur d’onde. À gauche, sur le velours sombre du ciel, s’enlevait la silhouette de l’Hôtel de Ville, avec les découpures géométriques de son faîte ouvragé. Par ses innombrables vitres éclairées, le monument rappelait ces cartes postales illustrées, nacrées et transparentes, qui figurent les édifices d’Allemagne, la nuit. En face, la pointe de l’île Saint-Louis, avec ses hauts soutènements de maçonnerie, coupait l’eau, pareille à l’avancée d’une forteresse. Le feuillage touffu des peupliers d’Italie qu’elle porte voilait la façade des maisons. C’était une masse obscure, immobile dans la nuit sans brise.

Guéméné pensait au malheureux Jourdeaux dont il revenait de constater le décès. Il le revoyait sur son lit funèbre, réduit, desséché, ayant épuisé avant de mourir jusqu’aux moindres ressources vitales de son organisme. Alors le souvenir de ses recherches remontait à l’esprit du jeune homme. Voilà donc à quoi tant d’études, tant d’espoirs, tant d’orgueil aboutissaient ! Il s’était fait fort de guérir le malade, pourtant ; il en avait exprimé l’assurance devant Boussard, devant Thérèse, devant la pauvre jeune femme elle-même. Et tout à l’heure, dans la chambre mortuaire, appelé par elle, il avait comparu aussi impuissant que les autres médecins, humilié par la faillite de son remède, diminué, vaincu. Toute l’amertume de l’échec, il l’avait goûtée, quand les belles et douces prunelles de madame Jourdeaux s’étaient levées sur lui si tristement. Il s’était trompé ; le sérum antinéoplasique n’existait pas. Il avait eu beau l’annoncer vaniteusement, son traitement du cancer avortait comme les méthodes de ses devanciers. Ses guérisons de laboratoire devaient être attribuées à une erreur préalable de diagnostic. Il n’avait jamais rien découvert.

— À quoi bon tant de fatigues ! murmura-t-il, découragé.

Et il se rappela ses longues séances dans les laboratoires de l’École, ses cultures, l’interminable travail du microscope, les inoculations, les observations, les atermoiements, les attentes, les angoisses, puis les pressentiments du succès, les violentes secousses de bonheur qu’il avait connues à la résorption du cancer chez ses animaux, cette lente approche du triomphe dont il aspirait déjà l’atmosphère, jusqu’à l’effondrement de tout dans cette mort de Jourdeaux. Paris lui-même, dont il avait rêvé la conquête, se retirait de lui ; l’âme de la ville désertait ce quartier paisible et silencieux comme un coin de province, où le bruit de ses pas éveillait des échos. Paris se reculait là-bas, sa vie courait le long des boulevards lumineux, ronflait les orchestres, étincelait avec les femmes de plaisir, palpitait dans les théâtres, s’affinait dans les salons, et une nuée rousse se tendait dans le ciel, comme un velum glorieux, au-dessus de cette fête immense dont un bruit sourd arrivait jusqu’ici.

Et Guéméné suivait humblement le trottoir du quai désert. Un dégoût infini l’abreuvait. Il se sentait inutile, incapable. Dans sa lutte de médecin contre le mal, une algue infime avait eu raison de lui ; il n’avait pas su la vaincre ; elle demeurait victorieuse, invulnérable, prête encore à faire des milliers de victimes. Il se dit :

« Je ne tenterai plus rien. »

La vision de Jourdeaux l’obsédait, celle aussi de la jeune veuve en larmes : il se jugeait un pauvre homme. L’obscurité de ce quartier convenait à sa mortification. Et il marchait plus vite vers la grande masse noire des arbres qui le cacherait : il aurait voulu se terrer, se dérober lui-même à la honte torturante de l’insuccès.

Soudain, derrière les touffes énormes de frondaisons, une lumière lui apparut : ce devait être sa maison, les carreaux éclairés du cabinet de Thérèse. Une douceur l’inonda. Thérèse ! Est-ce qu’il n’avait pas toujours, pour le dédommager de ses peines, cette chère et belle compagne ?

Il oublia tout, se hâta, franchit le pont Saint-Louis, lien des deux îles. Déjà il voyait ces bras enlaçants, cette épaule amie où il poserait sa tête douloureuse, ces lèvres qui l’exhorteraient tendrement. Et, songeant aux mois derniers qui ne lui rappelaient aucun souvenir d’intimité, aucun échange de cette amitié passionnée dont il avait connu le délice autrefois, il s’analysa. L’aimait-il encore ? Il lui sembla l’avoir trop délaissée depuis la mort de leur enfant. Sous l’habitude amoureuse qui l’enchaînait toujours aussi voluptueusement à Thérèse, qu’était devenue la noble union intellectuelle de la première année ? Vaguement il se crut coupable : la crise qu’il endurait le portait à s’accuser, à confesser tous les torts.

Enfin il fut au quai Bourbon. La seule vue de leur porte gonfla son cœur d’une émotion suave. Il pressa le pas, joyeux comme un homme qui va vers sa fiancée. Ce fut avec fièvre qu’il fit retomber le marteau de la porte, comme si elle devait résister, refuser de s’ouvrir, lui dérober les consolations de Thérèse, lui défendre cette amitié, cette compassion d’épouse dont il avait un tel besoin.

— Madame est là-haut ? demanda-t-il à Léon.

— Non, monsieur : Madame est partie à cinq heures pour un accouchement. Madame pense que ce sera très long et fait dire à Monsieur de ne pas l’attendre avant minuit.

Guéméné se raidit, blêmit, refoula sa colère, et vint s’attabler seul pour le repas froid qui demeurait servi dans la salle à manger. La vieille Rose les avait quittés depuis longtemps en déclarant que le service n’était pas possible chez de semblables « patrons ». Depuis son départ, plusieurs cuisinières s’étaient succédé, traitant Madame et Monsieur comme des clients qu’on nourrit tant bien que mal, constituant avec les femmes de chambre une association occulte pour l’exploitation de la maison où l’on était maîtresses. Thérèse se savait volée, et, comme elle s’acharnait toujours, pour le principe, à une apparente surveillance de son intérieur, elle emportait la clef de telle ou telle armoire, au hasard, condamnant son mari à se priver, en son absence, tantôt de linge de table, tantôt de fruits, tantôt de liqueurs.

Fernand qui, d’ordinaire, par une passivité naturelle, une force secrète de caractère, supportait stoïquement ces petits contretemps domestiques, en souffrit ce soir étrangement. Il les additionnait, cherchait en sa mémoire, supputant ces ennuis minimes qu’il avait subis depuis deux ans. La femme de chambre eut un air d’ironie malicieuse pour dire que le dessert était sous clef. Cruellement il sentait son triste ménage jugé par les domestiques. Sa mélancolie s’en accrut. Il monta s’enfermer dans son cabinet. Le ridicule le poursuivait jusque dans sa propre maison.

Il se remit à méditer sur sa découverte manquée. Il s’assit à sa table de travail, tout seul, comme ces tristes célibataires qui rêvent d’une femme près de qui épancher leur cœur. Malheureux et solitaire, il ne l’était pas moins qu’eux ; mais il y avait dans sa peine, à lui, le surcroît d’un abandon. Là où il avait espéré faire, dans les bras de sa femme, la confidence bienfaisante, l’aveu de son découragement, l’appel à la tendre énergie de cette amie si forte, il s’anéantit silencieusement, la tête entre ses mains, et pleura seul.

Alors il regretta d’avoir épousé cette fière et dure camarade qui lui refusait le dévouement. Il se rappela leur enfant qui vivrait encore peut-être si elle l’eût allaité, et sa faim inassouvie de paternité ranima toutes ses rancunes. Il souhaita mourir. À minuit, Thérèse n’était pas encore revenue, et il désirait son retour tout en la maudissant. Une simple jeune fille lui aurait donné le bonheur ; et il se remémorait celles qu’il avait connues ; mais la volupté de certains souvenirs attachés à l’amour de Thérèse rendait impossible l’attrait des autres femmes. Et il s’en alla chercher des vestiges d’elle en franchissant la porte qui séparait leurs deux cabinets.

Il considéra son fauteuil de travail, sa table, sa plume, ses journaux, cet aspect scientifique du mobilier, la physionomie spéciale de cette pièce qui donnait l’idée d’une puissante existence cérébrale. Et il aurait voulu tout détruire, briser le bureau, la table de gynécologie, le microscope, brûler les journaux et les livres, en jeter au fleuve les débris et les cendres, anéantir tout ce qui lui enlevait sa femme, et l’emporter, elle, dans un désert, dépouillée de tout prestige et de tout diplôme, misérable, domptée, humiliée, pour la dominer, la posséder, se rassasier d’elle.

Il l’attendait avec une fièvre, une colère croissantes. Vers trois heures du matin, au jour naissant, il s’assoupit là, dans un fauteuil. À six heures, le bruit d’une porte qu’on ouvrait le fit sursauter. Thérèse était devant lui, toute fraîche sous sa voilette, fleurant l’humidité matinale, frissonnant un peu dans sa jaquette de drap ; et ce retour de l’épouse, au petit matin, le soin qu’elle prenait d’assourdir le bruit de ses bottines, tout avait un air clandestin, malséant, qui rappelait les romans d’adultère.

— Tu ne t’es pas couché ! s’écria-t-elle.

Il la regardait froidement. Elle lui paraissait comme une étrangère. Il lui répondit :

— Je t’attendais.

Elle ne remarqua pas tout d’abord l’étrangeté de son attitude. Elle semblait en proie à une grande agitation ; une gloire l’environnait, et, avec une loquacité extraordinaire, elle raconta l’accouchement dont elle venait d’obtenir le succès. C’était dans la Cité, à dix minutes d’ici. Le médecin, un tout jeune débutant, parlait de sacrifier l’enfant pour sauver la mère, quand, Dieu merci, le père avait pensé à envoyer chercher la doctoresse…

— Et l’enfant vit ! s’écriait-elle victorieuse, un beau petit de neuf livres, et la mère se porte à merveille. Je crois que le mari m’aurait embrassée !

Exaltée par la reconnaissance de ses clients de hasard, par la fatigue nerveuse de cette nuit sans sommeil, elle rayonnait, et son orgueil éclatait enfin devant son mari. Il comprit d’un coup comme eût été mal choisi ce moment pour avouer le triste résultat de ses travaux, quand elle exultait encore de sa réussite. Elle n’était pas de ces compagnes de toutes les heures, capables de se modeler un état d’âme sur l’état d’âme de l’époux, se faisant pour lui et à son gré joyeuses ou chagrines, selon son humeur. Le moi de Thérèse, trop vigoureux, ignorait ces souplesses, ces subtils renoncements. Elle avait sa vie indépendante, et se montrait heureuse ou préoccupée, sans s’inquiéter des confidences à recevoir.

Guéméné eut un mauvais rire :

— Ah ! oui, tu sauves les enfants des autres !

Les yeux gais de la jeune femme, pleins de plaisir, passèrent au sombre subitement.

— Que veux-tu dire ?

Et ils se contemplaient cruellement, sans que l’un ou l’autre eût le courage de préciser l’affreuse allusion. Mais Thérèse n’avait jamais reçu pareille offense. Elle demeurait toute pâle, les yeux humides, résistant aux larmes. Alors Fernand, qui la devinait, eut un grand frisson, et l’appela d’une voix lointaine, profonde, douloureuse :

— Thérèse ! Thérèse !

Elle lui demanda, toute raidie :

— Que me veux-tu ?

— Ah ! ce que je te veux ! fit-il avec un geste de découragement.

Il y eut entre eux un nouveau silence. Ils croisaient des regards soupçonneux. Le malentendu établi traîtreusement dans leur ménage depuis la mort de leur bébé allait dégénérer en crise, avec l’éclat d’un feu qui couva trop longtemps. Thérèse tremblait ; elle ne savait pourquoi. Elle souleva le rideau, regarda les chalands qui glissaient sous ses fenêtres, à fleur d’eau, sans bruit. Fernand s’approcha d’elle, et, tout bas :

— Aie pitié de notre bonheur. Notre bonheur sombre, Thérèse, je le sens ; nous sommes en danger. Notre bonheur était beau, rare, précieux. Veux-tu le sauver ? Y tenais-tu ? L’as-tu connu quand nous le possédions, le pleurerais-tu si tu le perdais ? M’aimes-tu assez pour être généreuse ? Je ne veux rien te cacher, ma pauvre amie : mon cœur, sans que je le veuille, s’irrite contre toi. Je souffre depuis que nous nous aimons ; j’ai souffert par toi, en plein bonheur, toujours davantage. Et tant de douleurs se sont accumulées en moi qu’aujourd’hui elles m’étouffent ; je ne peux plus continuer cette existence, et ma terreur, c’est que je vois des liens se briser entre nous… Thérèse, un jour, déjà, j’ai réclamé le sacrifice que tu n’as pas consenti. À ce moment, nous n’étions pas encore mariés. L’heure était moins tragique. Aujourd’hui nous avons derrière nous deux années de vie commune, il y a entre nous des choses que rien ne peut effacer : nous nous sommes aimés, Thérèse. Une faillite de notre amour serait atroce. Tu comprends ce que je demande de toi ?…

— Oui, dit-elle, je comprends.

Il était haletant. Elle se roulait dans les plis du rideau comme dans un voile. Enfin elle déclara :

— J’estime que, sur un coup de tête de ta part, je n’ai pas à me sacrifier. Oh ! je pressens la vérité : tu te lasses de m’aimer. Que serait-ce si ma présence te devenait fastidieuse, et que me resterait-il alors, sans ton amour et sans mon métier ?

— Et si je voulais, moi, que tu ne fusses plus médecin ?… Ne suis-je pas le maître ?

Elle répéta plusieurs fois, suffoquée :

— Le maître ?… le maître ?…

À ce mot imprévu, elle s’était redressée. Elle s’affolait comme une lionne à qui l’on mettrait un mors. Tous ses nerfs crispés, ardente, révoltée, elle bravait son mari sans répondre.

— Ne t’offense pas, Thérèse, dit Guéméné avec plus de douceur ; par « maître », j’ai entendu tout simplement celui de nous deux chez qui la volonté a le plus de droits. Car enfin, quand deux volontés unies entrent en conflit, ne faut-il pas qu’une d’elles cède ? La nature, qui a fait l’homme le plus fort, qui met partout l’esprit de direction dans le cerveau du mâle, semble indiquer que ce n’est pas au mari à faiblir. Tu étais une femme d’exception : j’ai souvent imposé silence à ma volonté pour respecter la tienne. Je ne l’ai point fait par lâcheté, mais à force de me posséder, au contraire, et dans la mesure où j’ai cru le devoir. Aujourd’hui notre amour est en péril : je veux le préserver. Je veux que tu te soumettes. Je veux que tu restes ici, à garder ce foyer qui menace ruine ; j’ai le droit de l’ordonner ; j’en ai l’obligation même.

— Mais enfin, que se passe-t-il donc ? s’écria-t-elle, pourquoi guetter mon retour, m’assaillir ainsi qu’une proie, profiter de ma fatigue, de mon épuisement, pour mieux me vaincre ?

— Thérèse, confessa-t-il à voix très basse, avec une espèce de honte, nous nous détachons l’un de l’autre…

— Ah ! dit-elle en se tordant les mains, tu ne m’aimes plus, mon pauvre Fernand !

Les sanglots la prirent ; elle tomba sur un siège proche, en se cachant le visage. Il s’émut à la voir, il s’attendrissait sur elle maintenant, sur la douleur qu’il lui causait. L’envie lui vint de rétracter ses paroles, de s’agenouiller devant elle. Puis il devina que ces larmes étaient encore une manifestation de son inflexibilité, qu’elle s’obstinerait, que demain elle recommencerait de s’écarter du foyer, lui de souffrir.

— Écoute, Thérèse, lui dit-il avec une fermeté passionnée, car il concevait en même temps de la rancune et de l’amour pour cette belle et fuyante compagne, écoute : Jourdeaux est mort ; le rêve qui me soutenait s’est évanoui. Certes la mort d’un de mes malades me consterne toujours et me déprime, et dix fois, vingt fois, je suis rentré ici le cœur serré sous cette espèce d’anathème que nous lancent les veuves, les mères ou les filles désolées quand nous n’avons pas fait le miracle de rendre à la santé un moribond. Tous les médecins connaissent cette heure pénible qui leur fait désirer plus fort leur maison, la vie intime, le contraste d’une joie succédant aux scènes d’horreur. Ainsi revenais-je vers toi, ces jours-là, affamé de ta présence, de ta gaieté sereine, de la douceur que tu pouvais me verser dans l’âme. Le plus souvent tu faisais toi-même tes visites, ou bien tes préoccupations professionnelles te reculaient très loin de moi. Je ne me plaignais pas et je tâchais de supporter tout seul cet accablement qu’il est si doux aux hommes de partager avec leur femme. Mais hier soir, Thérèse, j’ai senti tout s’écrouler autour de moi. Mes travaux de toute une année ont été vains, mes ambitions s’anéantissent comme crèvent des bulles d’air, ma prétendue découverte tombe dans le ridicule ; je suis un homme fini. Rien ne me reste que toi. Alors j’arrive ici comme on gagne un refuge ; instinctivement je tends les bras vers toi, qui m’apparais la seule raison de vivre ; je viens mendier tes caresses, tes baisers, et je ne te trouve pas ! Et ma nuit se passe à t’attendre. Ah ! comment n’as-tu pas entendu, où que tu fusses, si lointaine et si étrangère même, comment n’as-tu pas entendu l’appel de tout mon être à ton amour ! Vois-tu, trop souvent tu m’as manqué aux heures où je défaillais d’un besoin de tendresse ; trop souvent j’ai compris que tu n’existais pas pour moi, mais seulement pour ta médecine. Jamais tu n’as eu à mon égard ces petits soins qui font que, dans sa femme, un homme trouve un peu de sa mère ; ma maison fut une sorte de restaurant, et je n’ai pas senti, comme ton père, par exemple, l’amour de ma compagne jusque dans les plats qu’on me servait… Une compagne ? Mais as-tu donc été la mienne ? Qu’avons-nous de commun ? Les repas ? N’est-ce pas un hasard quand nos deux clientèles nous permettent de les prendre ensemble ? Nos soirées ? Le plus souvent tu t’enfermes chez toi avec tes journaux de médecine, tes brochures, et je travaille seul, en songeant à ces ménages qui n’ont qu’une lampe, où le même abat-jour abrite le front de l’homme qui lit et celui de la femme qui brode. Avons-nous des causeries, des promenades ? À peine si nous dormons l’un près de l’autre, car combien de fois la sonnerie du téléphone vient-elle m’enlever la seule joie que tu me laisses : la présence de ton corps endormi !… Et je suis dans la vie effroyablement seul, déçu par un mirage de bonheur qui me fuit sans cesse. Nous sommes entrés dans le mariage avec un idéal différent, car je rêvais de me lier, et toi de te délier ; j’y apportais un amour fou, toi un don parcimonieux. M’as-tu assez reproché la naissance de notre pauvre petit ! Ai-je alors suffisamment souffert ! et par toi, Thérèse, toujours par toi ! Si tu l’avais voulu, peut-être qu’aujourd’hui…

Il n’acheva pas ; une crispation l’arrêta. Il gémit sa phrase éternelle :

— Si du moins j’avais encore notre pauvre Nono !…

— Oh ! que tu es cruel !… dit Thérèse sourdement.

— Je t’aime encore, pourtant, reprit Guéméné, je t’aime si fort que je voudrais t’emporter au bout du monde, et je me contenterais d’un toit de paille, avec des racines comme nourriture, pourvu que je te possède entièrement. En vérité, je te chéris aussi passionnément que le premier jour, mais du fond de mon âme monte contre toi un reproche si violent que je ne puis le taire. Ah ! ce n’est pas ainsi qu’une épouse se donne, et tiens, en ce moment, quand je te vois impassible, sans un mot, sans un émoi devant ce que j’endure, sans une concession, implacable enfin, ma colère se mêle à mon amour, je ne lis plus en moi, je voudrais te briser ; je ne sais plus… je ne sais plus !…

Elle s’effraya de le voir à ce point ravagé ; tout son amour se réveilla ; elle l’entoura de ses bras, sans raisonner, sans réfléchir ; elle murmura :

— Fernand !… comme tu me méconnais !

Alors ils s’enlacèrent, frémissants. Tout semblait illusion hormis la puissante passion qui les unissait. Cependant, ce qui les jetait ainsi l’un à l’autre, éperdus, c’était l’épouvante, le sentiment d’une ruine imminente, la prescience du danger. Elle répéta :

— Mon ami, tu méconnais ma tendresse. Pour ne pas s’exprimer toujours en cajoleries petites ou niaises, est-elle moins forte, moins grande ? Je t’aime lucidement, avec toute mon intelligence, tout mon cœur. Ma condition de femme cérébrale, en développant mon âme virilement, l’a faite capable d’un amour supérieur. Je le dis sans orgueil, peu d’hommes sont aimés plus noblement, plus absolument que toi. Qu’importe si je n’ai pas de mes mains, comme ma pauvre maman le fait chez elle, tourné les sauces, si j’ai omis de surveiller le pot-au-feu ? Que sont, pour des gens de notre sorte, ces petits détails matériels ? L’immense affection que je te porte, en doutes-tu ? Elle est d’une essence précieuse, elle nous élève plus haut que les autres époux, elle nous met au-dessus des extases banales et sottes. Avoue que bien souvent mon énergie au travail, à ton insu, t’a toi-même entraîné mieux que les étreintes amollissantes. Mon pauvre chéri, défais-toi donc des vieux préjugés, apprends à comprendre l’épouse nouvelle.

Mais lui grondait :

— Il n’y a pas d’épouse nouvelle ; il y a l’amante éternelle dont les hommes rêvent, pour qui le moindre geste d’amour est saint, pour qui la tendresse devient une religion exclusive qui communique à tous les actes le caractère d’un rite ! C’est la plébéienne faisant avec respect la soupe de son homme. C’était la belle « tantine », cette admirable amie de mon pauvre oncle, qui, des journées entières, feuilletait un livre pour trouver à lui lire, le soir, un joli sonnet. Les hommes, Thérèse, ont besoin de leur femme, comme les enfants de leur mère. Ton métier fait de toi une subtile adultère : il te prend les douceurs, les abandons, les intimités que tu me dois, et j’en suis jaloux comme d’un amant que tu aurais. Tu vas m’accuser d’égoïsme, mais j’ai de ta présence, de tes soins, de ton dévouement, une voracité animale ; et je suis ainsi parce que je t’aime. Donne-toi toute, je t’en supplie, je le veux !

Elle se raidit dans ses bras.

— Tu me tues, Fernand !… murmura-t-elle épuisée.

Il répétait :

— Je le veux ; ferme ta porte aux gens qui viennent te consulter, renonce à ta clientèle, demeure dans notre maison, que je t’y trouve toujours ; sois mon amie, ma confidente, mon soutien, mon bonheur, et non pas mon martyre.

— Mais je ne peux pas, pleurait-elle, je ne peux pas ! Ce que tu me demandes là est insensé. Que ferais-je de mon temps, comment supporterais-je mon désœuvrement ? Pense à l’ennui terrible, à l’ennui dévorant qui me prendrait. Ma vie était si pleine, si heureuse !…

Il lui saisit le bras, disant rudement :

— Et si j’en venais à te haïr ?…

— Oh ! Fernand !

Elle voulait se dégager, mais il la tenait par les poignets en lui répétant ardemment, les yeux fous :

— Choisis, choisis !…

Elle était blême, défigurée, elle supplia :

— Laisse-moi, laisse-moi ; je te promets… de réfléchir. Donne-moi quinze jours, je te promets… d’essayer… Je n’en peux plus.

Elle était en vérité à bout de forces ; il en eut pitié ; il dut l’aider à regagner leur chambre, la mit au lit avec des soins muets, sans desserrer les lèvres. Quand elle fut endormie, il resta longtemps debout à la contempler.

Lorsqu’ils se retrouvèrent face à face, après les tristes aveux qu’ils s’étaient faits, un trouble les saisit, mais ils ne parlèrent pas de l’acte nécessaire. Thérèse avait demandé quinze jours de méditation avant de se résoudre : il lui accorda ce délai sans rien laisser paraître de son inquiétude. D’ailleurs, la clientèle le reprit. Il s’essayait à mieux goûter son métier, à y chercher un apaisement. Il lui vint un souci d’être meilleur, d’apporter à ses malades de la bonté, de la compassion. Mais une lassitude immense brisait tous ses élans. Il pensait :

« Jamais je ne me relèverai de mon échec ! »

Ses journées lui semblaient interminables. Il s’aperçut enfin que le pauvre Jourdeaux lui manquait. L’habitude contractée depuis dix-huit mois de passer quotidiennement boulevard Saint-Martin laissait dans ses occupations, maintenant qu’il n’y retournait plus, un vide étrange. Quand arrivaient cinq heures, il lui semblait que la douce jeune femme en peignoir de laine l’attendait toujours au chevet du malade ; et c’était comme si, désormais, cette heure eût été de trop dans son après-midi.

Ses travaux en cours, au laboratoire de l’École, demeurèrent en l’état ; on ne l’y revit plus ; la paraffine fondait dans les étuves ; les cobayes néoplasiques moururent ; le mystérieux microbe sommeillait dans des flacons, au sein d’un bouillon jaune. Guéméné chassait le souvenir de tant d’espoirs déçus. Sa réputation néanmoins s’était étendue. On lui amena plusieurs cancéreux, en le priant d’appliquer le traitement de son sérum. Il voulut refuser, déclara ne posséder encore aucune certitude. Mais ce jeune médecin inspirait une extraordinaire sympathie. On le supplia davantage. Pour contenter les malades, il tourna la difficulté en leur injectant en trois fois quelques gouttes d’Aqua fontis, se réservant de refuser plus tard les honoraires. Le plus étonnant fut qu’il y eut amélioration dans leur état. Guéméné soupira :

— Voilà bien la science !

Il observait sa femme, cherchait à deviner ses pensées : elle demeurait illisible. Un chagrin noir l’envahit. Si elle l’avait assez aimé pour lui sacrifier sa profession, sa générosité ne se serait-elle pas déterminée dès le premier jour ? Une grande froideur régnait entre eux ; ils évitaient le tête-à-tête. La nuit, elle s’endormait à ses côtés en soupirant. Quand il donnait sa consultation en même temps qu’elle, il se redressait parfois pour écouter les échos de sa voix qui lui arrivaient, assourdis, de la pièce voisine : alors elle semblait animée, brillante, dominatrice ; on la sentait s’épanouir dans son atmosphère véritable. Il devint de nouveau scrupuleux, craignit d’avoir outrepassé, peut-être, ses droits de mari, d’en avoir au moins abusé en exigeant un pareil renoncement. Un dérivatif efficace l’eût aidé à se résigner ; mais la médecine ne l’intéressait plus ; les recherches sérothérapiques lui paraissaient vaines. Il pensait à son bébé qui aurait eu un an à cette époque. Il soupirait :

— Ah ! si mon pauvre Nono était là !…

Un soir, à cinq heures, machinalement, avec l’idée qu’il devait une visite à la veuve, il se rendit boulevard Saint-Martin. Comme Madame n’avait pas encore recommencé à recevoir, on l’introduisit dans la chambre du défunt où elle brodait, près de la fenêtre, tandis que son petit garçon jouait par la chambre. Ses beaux traits empreints de douceur s’étaient reposés depuis qu’elle avait cessé d’être garde-malade ; elle sourit à Guéméné ; André courut se jeter dans les bras de son grand ami le docteur qui le serra convulsivement, ayant envie de pleurer en embrassant cet autre petit, joli et bon comme eût été le sien.

— Le pauvre enfant ! dit simplement la mère avec tristesse.

Puis elle ajouta :

— Il s’ennuyait de vous, docteur : tous les jours, il vous demandait à l’heure où vous aviez coutume de venir autrefois.

Guéméné, à la dérobée, regarda le lit où naguère gisait l’agonisant, et qu’il voyait pour la première fois recouvert d’une étoffe assortie aux tentures. Madame Jourdeaux devina ses pensées, et comme, dans les circonstances les plus poignantes, son simple esprit ne savait exprimer qu’en lieux communs ce qu’elle éprouvait, elle murmura :

— Que d’amertume dans la vie !

Son sort apparaissait plus sombre, plus dur, par contraste avec la lumineuse sérénité de sa physionomie aimante. Isolée, sans appui, veuve à vingt-huit ans, elle avait l’air d’une recluse dans le béguinage silencieux de cette chambre, où elle brodait éternellement près de la fenêtre donnant sur une vaste cour. L’amour dont elle entourait Jourdeaux n’avait jamais été fait que de pitié et de dévouement ; elle avait conservé intacte une virginité d’âme qui laissait à son visage un aspect de candeur. Elle aurait ressemblé à une religieuse si le sentiment maternel ne s’était trahi en elle, à chaque instant, par une expression passionnée à la seule vue de son enfant.

Elle ne voulait pas imiter ces clients qui se croient, quand leur malade a succombé, dégagés de toute gratitude envers le médecin. Sans chercher de phrase :

— Jamais je n’oublierai les soins dont vous avez comblé mon pauvre mari, docteur. Je sais comme vous avez travaillé pour le sauver. Il fallait que son mal fût vraiment incurable pour n’avoir pas cédé. Oh ! non, je n’oublierai jamais… vivrais-je cent ans…

— Mais je n’ai rien fait, dit Guéméné, qui éprouvait une consolation à faire montre de son découragement devant cette douce jeune femme, témoin de tous ses efforts inutiles ; voyez, je ne vous ai pas rendu votre malade. J’ai entrevu le remède, je vous en ai follement fait luire l’espoir. Ah ! j’y croyais bien moi-même, à ce succès que je vous promettais. Un autre que moi le recueillera.

— Non, non, pas un autre, répliqua-t-elle, vous chercherez encore, pour de nouveaux malades, vous trouverez.

Il avoua qu’il avait complètement abandonné ses travaux. Alors elle s’écria :

— Comment ! ce n’est pas possible ! Mais vous n’avez pas le droit de faire cela ! Vous possédez vraiment le génie du savant. Dieu a mis en vous ces belles facultés pour le bien des malades : c’est un grand devoir pour vous de les exercer ! Je sens que vous réussirez : j’en suis sûre. Je vois déjà ces milliers de misérables qui attendent leur salut de médecins pareils à vous, et à qui vous pouvez rendre le bonheur. Vous étiez peut-être à la porte de la vérité. Peut-être ne manquait-il à votre sérum qu’un rien pour agir contre cet affreux cancer. Oh ! docteur, il ne faut pas vous arrêter en route !

Il la laissait aller, trouvant très doux d’être réconforté de la sorte par cette simple femme dépourvue de toute science, qui ne comprenait même rien à ses travaux, et ne parlait avec tant de chaleur qu’à force de confiance en lui. Elle ne le convainquait pas, elle le berçait. Il jouissait de cette admiration, de cette foi, sans juger naïfs des propos dont il ne sentait que la ferveur.

— Et puis, finit-elle, ne nous abandonnez pas ! Depuis mon malheur, l’idée de l’hérédité de ce mal m’obsède… Dites-moi, est-ce que le petit n’est pas menacé ?

— Mais non, dit Guéméné, mais non, aucunement !

— Oh ! je sais, vous vous refusez à m’alarmer si vite… Mais j’ai peur cependant… Est-ce qu’on ne peut pas prémunir un pauvre petit enfant contre cette chose horrible ? est-ce qu’il n’y a rien à faire ?… Oh ! il me semble, à moi, que si j’étais médecin, je trouverais !… On me l’a bien vacciné contre la petite vérole. Ça devrait être de même pour toutes les affections.

Et elle appela :

— André !

L’enfant quitta ses jeux et, câlin, vint se frotter contre les genoux de sa mère, dont il avait le visage blanc, grave et délicieusement doux. Il était si sage, si docile, si peu gênant, que tout le monde l’aimait. Guéméné s’attendrissait à le contempler ; il s’amusait à manier dans les siennes les petites mains molles et fraîches, se retenant parfois pour ne pas les baiser, se rappelant l’autre qui aurait eu cet âge, un jour…

— Est-ce qu’il n’y a rien à faire ? supplia la mère, éperdument, cette fois.

Guéméné ne répondait pas, regardait l’enfant qui se mit à dire :

— Tu reviendras encore, est-ce pas ?

— Oui, mon petit, répondit Fernand, je reviendrai certainement.

Et madame Jourdeaux vit ses yeux humides. La charmante femme, si pénétrante dans son ignorance, comprit qu’il pensait à son bébé mort, et renvoya le petit André par délicatesse. Puis elle parla de son mari, comme pour voiler sous son crêpe de veuve l’éclat de son bonheur maternel.

Guéméné sortit comme renouvelé de cette maison familière. Il lui sembla que des portes fermées devant lui s’ouvraient tout à coup, lui offrant un large espace où cheminer désormais. Le vaccin du cancer ! quel but ! Serait-ce trop de toute une vie pour y atteindre ? Et, dût-il échouer, qu’importait, s’il avait labouré pour l’autre génération le champ du travail !… Pendant le trajet du retour, son cerveau excité fit mille combinaisons. Il pensait à de nouveaux sels de quinine pour traiter et modifier ses toxines. Une envie le saisit de revoir son laboratoire. Des idées lui venaient en foule.

Il rentra : Thérèse était à la maison ; il la trouva dans la lingerie du troisième, entourant de lacets roses des piles branlantes de serviettes fraîches. Elle était pâle et défaite. Il n’y prit point garde, demanda même étourdiment :

— Tiens ! tu ne fais pas de visites aujourd’hui ?

— Non, dit-elle, je me repose.

Elle avait le ton saccadé, fiévreux. Sans réfléchir, il eut d’instinct un regard satisfait sur l’armoire énorme où s’alignaient, comme en une bibliothèque de linge, les blancs in-folio des draps, les in-octavo des taies d’oreiller, les in-dix-huit des serviettes. Cet aspect neigeux, harmonieux, bien ordonné, qui s’établissait sous les gestes de sa femme, l’emplissait d’aise ; mais, sans plus s’attarder, il passa dans son cabinet et rouvrit le tiroir où dormaient depuis deux mois ses notes de laboratoire.

Le jour suivant, à l’heure du déjeuner, il vit Thérèse en peignoir, qui révisait dans la salle à manger le livre graisseux de sa cuisinière. Alors il s’étonna, se troubla. Mais ce fut bien autre chose quand il l’entendit donner cet ordre à la femme de chambre :

— Vous ne recevrez personne pour moi aujourd’hui. Vous direz que je suis souffrante, que l’on s’adresse à Monsieur.

Il tressaillit. Entendait-il bien ? L’acte nécessaire était-il accompli déjà ? Cédait-elle ?

Dès qu’ils furent seuls, tout tremblant, il s’approcha, lui dit à l’oreille, très bas :

— Explique-moi…

Il était radieux, triomphait presque, s’attendait à une explosion de tendresse. Mais la jeune femme se défendit contre tout abandon :

— Attends trois jours ; ne me demande rien ; laisse-moi, veux-tu ?

Puis, comme il s’écartait avec une indicible expression de tristesse, elle ajouta :

— Ah ! mon pauvre chéri ! que tu me tortures !

Ce fut une plainte poignante dans la bouche de cette orgueilleuse Thérèse qui s’efforçait au déchirement décisif, avec une loyauté, une sincérité absolues. La lutte durait depuis deux semaines. Ses nuits en étaient obsédées ; elle voyait en rêve des femmes couchées, agonisantes, qui la suppliaient de les guérir ; mais une force secrète la liait : elle ne pouvait faire un pas vers les malheureuses.

Fernand lui paraissait agir avec dureté en exigeant d’elle cette abdication. Mais elle le chérissait si profondément qu’elle envisagea de bonne foi le renoncement, dans la crainte de perdre son amour. Plus le temps avançait, moins elle savait que résoudre. Jamais son métier ne lui avait semblé plus beau. Elle soignait une jeune fille atteinte d’une scarlatine infectieuse, et voici que la malade arrivait à la convalescence après qu’on avait perdu tout espoir. Thérèse goûtait, comme une ivresse, le triomphe de cette guérison, la reconnaissance des parents, cette autorité qui la faisait comme une reine au chevet de cette autre femme, plus jeune, sauvée par elle de la mort. Partout on l’adulait, on l’aimait, on la glorifiait. Elle travaillait prodigieusement, parcourait toute la presse médicale, se refaisait une thérapeutique dans les livres nouveaux que Boussard venait de publier. La science s’élargissait toujours devant elle. Toujours curieuse, avide d’en savoir davantage, elle continuait de fréquenter les hôpitaux, passait sa matinée tantôt à la maternité de Beaujon, dans le service d’Artout, tantôt aux Enfants-Malades, tantôt chez Boussard, à la Charité. Elle apportait à l’exercice de sa profession la passion la plus noble, la plus intelligente. Elle menait une vie effrénée de pensée, de recherches. Ses maîtres, quelle que fût leur opinion sur la femme-médecin en général, l’admiraient ; elle sentait partout leur sympathie, leur aide. Un jour que madame Herlinge lui demandait : « N’as-tu pas un grand chagrin, comme ton père, lorsque tu perds un malade ? » elle avait pu répondre : « Mais, maman, je n’ai jamais perdu un malade !… » Cette activité, ce tourbillon intellectuel la faisaient pleinement heureuse. Le souvenir douloureux de la mort de son bébé, qu’elle pleurait souvent, disparaissait dans le cercle affolant de ses préoccupations grisantes. Et c’était à tout cela qu’il fallait s’arracher. Son mari l’aimait moins, il l’avouait, et cette confession épouvantait la jeune femme ; mais sauverait-elle leur amour menacé en lui sacrifiant son art avec toutes les satisfactions qu’elle en tirait ? Et elle avait voulu tenter une concluante expérience, se plonger dans une retraite de trois jours, anticiper sur l’acte nécessaire, s’essayer à la vie calme, monotone et effacée de celles qui gardent le foyer. C’est alors que, sous un prétexte de santé, elle avait décidé d’écarter la clientèle trois jours durant, pour se cloîtrer chez elle.

D’abord, elle crut être en prison. Elle avait beau s’astreindre à toutes sortes de travaux et révisions domestiques, surveiller un grand branle-bas auquel furent conviées les deux servantes, sa maison qu’elle n’avait point appris à aimer lui fut maussade, étroite et ennuyeuse. Les meubles n’y avaient point cette figure amie que les femmes très sédentaires prêtent aux leurs. Elle était un peu chez elle comme en « garni » : les choses n’avaient point commerce avec elle, lui demeuraient étrangères. Elle se réfugia dans sa chambre. Elle y regarda le lit, la très belle armoire bretonne de Guéméné, les sièges, le tapis dont l’usure imperceptible disait les glissements matinaux du jeune ménage, mais elle ne vit point le mystère muet, immense et troublant que certaines femmes découvrent dans l’incomparable solitude de la chambre. L’eau dormante de la glace, la mousseline des rideaux, le repos, l’immobilité des choses dans l’attente des époux que la nuit réunira, la poésie de ce silence, rien ne la remua, rien ne la toucha. Une seule pièce était vraiment sienne ici, son cabinet. Le second jour, elle s’y enferma.

Mais elle y revenait comme une âme errante reviendrait dans la vie, avec défense d’en jouir. Et ce fut si triste de retrouver étalés devant elle ces journaux, ces livres prohibés, la table de gynécologie, où peut-être jamais plus elle n’exercerait sa puissance, le microscope, le fauteuil, tout ce qui deviendrait inutile bientôt, qu’elle faiblit. Un long soupir de souffrance l’ébranla, elle se jeta contre son bureau, le front dans les mains, sanglotant comme la plus simple femme.

« Jamais je ne pourrai, jamais ! » pensait-elle, terrifiée.

Le lendemain, qui était le jour décisif, le cruel dilemme qu’avait posé Fernand la serrait de plus près, l’oppressait davantage. L’oisiveté à laquelle on voulait la condamner lui causait un mortel effroi. Elle comprenait de plus en plus l’impossibilité du sacrifice demandé. Alors elle se souvint de Dina Skaroff, cette petite amie étrange, si lointaine et inconcevable, qui avait accompli dans un tendre sourire ce même acte devant lequel aujourd’hui toutes ses forces à elle défaillaient.

Pautel, en dehors de sa clinique des maladies du cœur, rue Saint-Séverin, exerçait boulevard Arago, où il avait installé son poétique ménage. Thérèse et Dina ne se voyaient plus guère, sauf aux dîners des Herlinge. Chacune suivait le cours de sa vie. Celle de madame Pautel ne lui permettait pas de nombreuses visites.

Thérèse trouva la maison, pareille à un petit ermitage, nichée au fond d’un jardin aux odorantes bordures d’œillets blancs. Un rideau fut soulevé à l’une des fenêtres, et, derrière la vitre, les lourds bandeaux de Dina, son gracieux visage, apparurent. Puis elle arriva sur le perron, en secouant gaiement sa simple robe de chambre rouge.

— Je n’ai pas besoin de m’habiller pour vous, n’est-ce pas, ma chère ?

C’était une Dina bourgeoise, un peu épaissie, la farouche antilope apprivoisée. Épanouie dans le bonheur, elle était devenue rieuse, satisfaite, nonchalante. Elle aimait le bien-être du peignoir, portait des pantoufles, et, tout en recevant son amie, surveillait d’un regard furtif l’étroite buanderie du jardin, où la bonne d’enfant, près d’une lessiveuse automatique, savonnait le linge de la petite Sonia. Elle introduisit la doctoresse dans la salle à manger, disant que le salon n’était pas « fait ». Une savoureuse odeur de bouillon gras y venait de la cuisine : des paperasses, des registres, encombraient la table : Dina expliqua qu’elle tenait la comptabilité de Pautel. La pièce était spacieuse, tendue de jolies tapisseries modernes, confortablement meublée. Les bois fleuraient l’encaustique. Deux pipes du docteur salissaient la cheminée. Des journaux en désordre s’accumulaient sur le buffet, et le fauteuil à bascule, tourné de biais, semblait réservé pour quelqu’un, attendre son maître, se refuser aux visiteurs. Une glycine fleurie de lourdes grappes mauves enguirlandait la fenêtre ouverte.

— Vous rappelez-vous le temps de l’Hôtel-Dieu ? s’écria joyeusement Dina, comme c’est loin, n’est-ce pas ?

Thérèse, assise, rêveuse, les yeux mi-clos, étudiait curieusement la singulière métamorphose accomplie chez l’étrangère.

— Oui, je vous revois dans la salle, sous votre blouse, le stéthoscope à la main, parlant de bruits extra-cardiaques ou d’insuffisance mitrale… Ma petite Dina, vous avez changé !…

— Dieu merci !… Ça n’était pas drôle, ce temps-là, vous savez.

Thérèse demanda :

— Alors, vous ne regrettez rien ? Vous n’éprouvez pas un immense désœuvrement, la sensation d’un vide ?…

— Comment, ma chère ! mais c’était naguère que le vide existait dans ma vie. Maintenant tout est comblé. Je suis heureuse, pleinement satisfaite, et pas désœuvrée du tout, je vous assure : tenez, depuis ce matin je n’ai pas eu le temps de m’habiller !

— Oui, dit Thérèse, mais quelle différence aussi entre vos occupations actuelles et celles d’autrefois ! Il me semble que l’existence a dû perdre pour vous une partie de son charme, de son intérêt.

— Et mon mari ? s’écria la jeune femme, et mon enfant ? n’ai-je pas là des intérêts assez puissants pour me faire aimer l’existence ? Certes, je mordais bien à mon métier ; il m’amusait, à la fin, et je m’y donnais toute. C’était guérir surtout qui me paraissait beau ; guérir les pauvres vieillards, leur accorder quelques années de délai ; guérir les enfants, les rendre sains, forts, aptes au bonheur. Et aussi déchiffrer les maladies comme des rébus, pénétrer la physiologie, la chimie humaine ; et ces abominables ennemis de notre race, les infiniment petits qui nous dévastent, les étudier pour savoir les déjouer un jour, apporter enfin sa modeste contribution au grand labeur médical : tout cela c’était très bon. Mais aimer son mari, se consacrer à son bonheur, lui faire une maison et une famille, c’est meilleur. Le métier, voyez-vous, c’est un moyen, mais pas une raison d’être. Il vous suffit tant qu’on est jeune fille, parce qu’alors on n’a rien de mieux à faire ; mais, après, on est pris par des sentiments si forts !… Ah ! ma chère, je serais bien étonnée que, plus d’une fois, vous-même n’ayez pas eu envie de jeter au feu vos parchemins de doctoresse.

— Je crois que je ne le pourrais jamais, fit Thérèse troublée. J’aurais trop peur de l’ennui.

— L’ennui !

Et Dina éclata de rire. Pour détromper Thérèse, elle conta l’emploi de ses journées. Les soins de sa petite l’occupaient fort longtemps, chaque matinée : car, ajoutait-elle, il serait inadmissible qu’une doctoresse manquée n’appliquât pas, au moins, les règles de l’hygiène dans l’éducation de ses enfants. C’étaient tour à tour les bains, les douches, les massages, la gymnastique élémentaire ; elle voulait que sa Sonia fût une belle et saine fille. Ensuite elle mettait la main à la pâte, aidait les servantes dans leur travail, savait au besoin frotter un meuble :

— Mon mari aime à se mirer dans les bois cirés ! disait-elle naïvement.

Il adorait la cuisine russe : quand il était fatigué, rien ne lui excitait l’appétit comme un plat de chez elle. Ah ! qu’il fallait se dépêcher, les jours qu’elle voulait descendre à l’office ! Mais ce qui compliquait sa vie, c’est que le docteur l’employait souvent à sa clinique de la rue Saint-Séverin. Oh ! certes, elle n’y jouait pas un bien grand rôle, mais enfin Pautel pouvait utiliser ses connaissances ; elle y faisait un peu de pharmacie, des massages, des frictions ; elle se retrempait dans l’atmosphère d’autrefois, c’était pour elle un vrai plaisir. Enfin, il fallait s’astreindre aux visites que le docteur jugeait utiles, celles aux femmes des grands confrères, celles aux gens du monde. Pour tout cela, son mari désirait qu’elle fût bien habillée, et, comme on était économe, elle marchandait ses chapeaux de-ci, de-là, souvent chez quatre ou cinq modistes, avant de déterminer son choix. Malgré tout, à six heures, chaque soir, elle rentrait à la maison. Pautel le voulait ainsi, tenant à la joie d’apercevoir son sourire dès qu’il ouvrait la porte. Alors elle ne s’appartenait plus ; on riait un peu ensemble, on causait ; puis, c’était le repas, la vérification des comptes. Parfois le pauvre ami se trouvait si fatigué qu’il restait là, sur son fauteuil, béat, somnolent, et elle lisait à haute voix les journaux de médecine : il fallait bien qu’il fût au courant…

Et la tendre femme, qui croyait ainsi conter son histoire, ne disait pas autre chose que l’existence de celui auquel éperdument elle s’était vouée. Elle s’épanouissait à son ombre, s’y développait, y trouvait le bien-être, pareille à ces plantes fragiles qui ne peuvent prospérer qu’à l’abri d’un arbre vigoureux.

Chose étrange, cette sorte de bonheur indigna Thérèse, au lieu de la tenter. Elle s’exagéra la vulgarité d’une telle vie, n’en voulut point comprendre l’harmonie tranquille, unie et douce. La belle abnégation qui mettait toute cette charmante Dina, si spirituelle et instruite, au service d’un homme, la révoltait.

« C’est l’abandon de toute dignité intellectuelle, un véritable suicide ! » pensa-t-elle.

Et elle quitta son amie avec une nervosité légère qui la crispa, la fit paraître froide. Retenue par une excellente intention, elle avait négligé de parler de ses succès, de sa carrière noblement remplie, de même qu’un riche, par délicatesse, tait sa fortune devant un indigent. Elle ne se doutait pas que, restée sur le perron enguirlandé de glycine, Dina la suivait des yeux avec ce regard attristé qu’on a pour les gens dont on a percé la secrète misère. Et pendant que la doctoresse, rêveuse, s’éloignait sur le boulevard Arago, en murmurant : « Pauvre Dina ! » l’heureuse jeune femme, rentrant dans sa maison pour retrouver sa fille endormie, savourait sa propre félicité en songeant tout haut : « Pauvre Thérèse ! »

Le soir, quand Guéméné rentra, sa femme ne savait comment lui annoncer sa détermination. La visite de l’après-midi l’avait définitivement éclairée. S’embourgeoiser comme Dina ? elle s’y refusait ; elle était lucide maintenant, comprenait par quelles fibres la tenait son métier, et quelle déchéance subirait sa personnalité si elle cessait d’être médecin. Il lui semblait cependant que les silences de Fernand l’interrogeaient ; l’anxiété qu’elle voulait voir en lui la torturait. Le faire souffrir, quel supplice ! Dès qu’ils furent seuls, après le repas, elle tomba dans ses bras, brisée par la lutte.

— Mon ami chéri, murmurait-elle avec passion, pardonne-moi, pardonne-moi, je t’en conjure !

— Te pardonner ?

— L’acte que tu m’as demandé aurait requis de l’héroïsme, Fernand. Je t’assure que je me suis essayée au renoncement : je n’en suis pas capable. Ah ! je t’aime bien pourtant…

— Ma pauvre Thérèse, reprit Guéméné avec une grande douceur, je n’ai jamais entendu te martyriser. J’ai peut-être même été trop loin, l’autre jour, avec mes exigences. Essaye seulement, je t’en prie, de donner moins à ta médecine et plus à ton mari… Veux-tu ?

La condescendance si affectueuse qu’il y avait dans ces paroles inonda Thérèse de reconnaissance. Ainsi, non seulement il ne la haïssait pas pour sa résistance, mais il en venait à la comprendre, presque à l’approuver. Elle n’avait pas de mots pour le remercier ; il la sentit trembler de bonheur sur sa poitrine. Elle jura de le chérir plus que tout, de ne plus voir dans son métier qu’un passe-temps secondaire, de soigner sa maison, de rétrécir sa clientèle, de consacrer ses soirées à la vie commune. Ainsi se trouverait rassasiée, une fois de plus, sa double avidité de tendresse et de gloire ; sans sacrifice, sans rançon, elle serait heureuse totalement… Mais, comme elle faisait à son mari les promesses les plus raisonnables, les plus rassurantes pour l’avenir, il se dégagea peu à peu de son étreinte.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle toute déçue, nous ne passons pas la soirée ensemble ?

Elle avait imaginé comme un soir de fiançailles, de longues rêveries à la fenêtre, pendant qu’à travers les petites feuilles noires, frissonnantes, ils regarderaient couler le fleuve… Mais, avec un dernier baiser, Guéméné prononça :

— Je vais chez madame Jourdeaux… Elle m’a fait dire, cet après-midi, que son petit n’était pas très bien.