Principes d’économie politique/II-1-II-V

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V

FORCES MOTRICES.

Le travail de production consiste uniquement, comme nous l’avons vu, à déplacer la matière. La résistance qu’elle oppose en vertu de son inertie peut être considérable et la force musculaire de l’homme est peu de chose. De tout temps, donc — mais surtout depuis que l’abolition de l’esclavage ne lui a plus permis d’employer gratuitement la force de ses semblables — l’homme a cherché à suppléer à sa faiblesse à l’aide de certaines forces motrices que la nature lui fournit. Elles ne sont pas très nombreuses, quoiqu’on se livre souvent en cette matière à des énumérations trop complaisantes. Il n’en est que quatre ou cinq que l’homme ait su utiliser pour la production : la force musculaire des animaux ; la force motrice du vent et des cours d’eau, la force expansive des gaz et surtout de la vapeur d’eau, enfin, depuis peu de temps et dans une faible mesure encore, l’électricité.

C’est à l’aide des machines que l’homme utilise les forces naturelles. La machine n’est qu’un outil, avec cette différence qu’au lieu d’être mu par la main de l’homme, il est actionné par une force naturelle (chute d’eau, vapeur, etc.)[1]. Or, c’est un difficile problème mécanique que de domestiquer une force naturelle, de la contraindre à tourner une roue, à pousser un rabot, ou à faire courir une navette.

Il est à remarquer que d’autant plus puissantes sont ces forces naturelles ; et d’autant plus de temps et de peine il a fallu à l’homme pour les utiliser et les faire servir à ses fins. Il est naturel qu’il en soit ainsi : la résistance grandit en raison directe de la puissance.

La domestication de certains animaux, cheval, bœuf, chameau, éléphant, renne ou chien d’Esquimau, etc., a fourni aux hommes la première force naturelle dont ils aient fait usage pour le transport, pour la traction, pour le labourage. C’était déjà une précieuse conquête, car l’animal est proportionnellement plus fort que l’homme. La force d’un cheval est évaluée à 7 fois celle d’un homme, tandis que son entretien représente une valeur moindre. Mais le nombre de ces animaux est restreint — d’autant plus restreint qu’un pays devient plus peuplé, car il faut beaucoup de place pour les nourrir : — aussi ne représentent-ils qu’une force motrice relativement peu considérable.

La force motrice du vent et des rivières a été utilisée de tout temps pour le transport, et beaucoup plus tard, dès l’antiquité cependant, pour faire tourner les moulins. Il y a là un réservoir de forces inépuisable et qui, à la différence des matières premières et du terrain, peut être considéré pratiquement comme illimité. On a calculé que la force motrice des seuls cours d’eau de la France, qui se dépense inutilement à user des galets, représentait quelque chose comme 30 millions de chevaux-vapeur, c’est-à-dire une force au moins égale à celle de tous les hommes en âge de travailler que compte à cette heure l’espèce humaine. Une seule chute, comme celle du Niagara, suffirait à toutes les fabriques de l’Angleterre. Un cyclone, dans les quelques heures de son existence dévastatrice, développe assez de force motrice pour faire marcher toutes les usines du monde pendant dix ans, si l’on savait s’en servir ; et les vagues que le vent soulève sur la surface des mers, ou le flot de la marée qui deux fois par jour vient ébranler des milliers de lieues de côtes constituent des réservoirs de force véritablement inépuisables. Malheureusement ces forces qui soulèveraient le monde sont encore à l’état sauvage, trop capricieuses, trop intermittentes.

La force expansive des gaz — ou plutôt la chaleur développée par la combustion du charbon et dont cette force n’est que la transformation — est artificielle, en ce sens que ce n’est pas la nature qui l’a créée, c’est l’homme. Elle présente cet avantage inappréciable que l’homme peut la développer où il veut, quand il veut, comme veut. Elle est mobile, portative, continue, elle peut se développer à 1, 2, 3, 4…, 10 atmosphères, et sans qu’il y ait, théoriquement du moins, de limite assignable[2].

Le préhistorique inventeur, dont le nom restera à jamais inconnu, mais que la reconnaissance des peuples a divinisé sous le nom de Prométhée, et qui, le premier, fit jaillir l’étincelle du choc de deux cailloux, ne se doutait guère, en contemplant cette flamme, créée par le hasard sans doute plus que par son génie, de quelle merveilleuse puissance il dotait l’industrie humaine. Ce fut sans doute aux plus humbles usages de la vie domestique que le feu servit d’abord. Plus tard, on l’employa à des usages industriels, tels que l’extraction, la fonte et le travail des métaux. Il commença à être utilisé comme force motrice le jour où l’on eut découvert la force explosive qu’une seule étincelle peut communiquer à certaines substances, c’est-à-dire, la poudre à canon, et, sous cette forme, il est encore employé de nos jours, non seulement pour chasser à quelques kilomètres des projectiles, mais pour divers travaux industriels. Mais ce n’est que lorsque Newcomen (1705) et plus tard James Watt (1769) eurent employé la chaleur à dilater de la vapeur d’eau enfermée dans un réservoir clos, et eurent ainsi créé ce merveilleux instrument de l’industrie moderne qui s’appelle la machine à vapeur[3], que le feu devint l’âme de l’industrie.

Il est donc permis de se demander avec quelque anxiété ce qu’il adviendrait de l’industrie humaine, si un jour, la houille venant à lui faire défaut, il lui fallait éteindre ses feux ?

Il est probable alors que l’on reviendra aux forces naturelles par des moyens qui permettront de mieux les utiliser.

Pour tirer parti de la force immense des eaux en mouvement, il suffirait qu’on trouvât le secret ; d’une part de la transporter à distance, pour l’appliquer sur le point où nous pouvons l’utiliser, et d’autre part d’emmagasiner ces forces, qui ne se développent que d’une façon intermittente, pour les employer au moment où nous en avons besoin. Or, c’est ce qu’on commence à faire aujourd’hui, soit par la distribution directe de l’eau à haute pression dans des conduites, comme à Genève, soit par le moyen de l’électricité, comme à la chute du Niagara. Déjà la force motrice se distribue à domicile, comme l’eau et le gaz, et il suffit de tourner un robinet ou de presser sur un bouton pour se la procurer.

On rêve déjà d’aller chercher à la source de toute forée, au soleil lui-même, la chaleur dont nous avons besoin[4] En admettant qu’on y réussisse, cette force empruntée au soleil aura, plus encore que les autres forces naturelles, l’inconvénient de ne pouvoir être développée ni où l’on veut, ni quand on veut, ni comme l’on veut. Le soleil ne brille ni toujours ni partout. Si c’est lui qui doit faire marcher un jour nos usines, quel coup pour l’Angleterre ! les brouillards de la mer du Nord deviendront son linceul et ce sera désormais au fond du Sahara que l’industrie humaine devra aller bâtir ses capitales.

  1. Les outils ou instruments peuvent multiplier énormément la force de l’homme. Ainsi, à l’aide d’une presse hydraulique, un enfant peut exercer une pression théoriquement illimitée, et avec un levier et un point d’appui Archimède se vantait avec raison de pouvoir soulever le monde. Toutefois on a pris la peine de calculer que, en supposant même qu’il eût trouvé ce point d’appui qui lui faisait défaut, il n’aurait réussi à soulever ta terre, en y travaillant pendant quelques millions d’années, que d’une quantité infiniment petite. C’est en effet une loi de la mécanique qu’à l’aide des instruments l’homme perd comme temps ce qu’il gagne comme force. Il pourra, grâce à eux, soulever un point 1.000 fois plus lourd qu’avec la seule force de ses bras, mais il devra y consacrer 1.000 fois plus de temps. Or le temps, ainsi que nous l’avons vu, étant un élément très précieux et dont nous devons être très avares, l’avantage qu’on trouve dans l’emploi des instruments est en pratique assez limité.
    Avec la machine mue par des forces naturelles, au contraire, la multiplication de la force devient illimitée. Certains navires cuirassés ont des machines de 15.000 chevaux de force, ce qui représente une force égale à celle de 300.000 rameurs au moins, même de 900.000, car il faudrait bien trois équipes pour se relayer jour et nuit. Si l’on suppose que ces navires occupent 200 mécaniciens ou chauffeurs, la force de chacun de ces hommes peut être considérée comme multipliée par 4.500.
    Un numéro de journal comme ceux du Times, représente à peu près l’équivalent d’un volume comme celui-ci (520 de ces pages les jours ordinaires et 780 les jours où il y a un supplément). En admettant qu’il se tire à 100.000 exemplaires, c’est donc l’équivalent de 100.000 volumes comme celui-ci. Pour les copier en aussi peu de temps qu’on l’imprime, c’est-à-dire en 6 heures, il faudrait bien une armée de deux millions de copistes !
  2. Il suffirait de chauffer l’eau à 516°, ce qui n’est pas une température bien élevée, pour développer une pression de 1.700.000 atmosphères, plus que suffisante pour soulever l’Himalaya ! La seule difficulté serait de trouver une enveloppe qui pût résister.
  3. Je dis « merveilleux » en raison des services rendus. En réalité, la machine à vapeur est, au contraire, un instrument très défectueux, en ce sens qu’elle n’utilise qu’une très faible partie, 1/10 tout au plus, de la chaleur développée par la combustion du charbon. Il y a déperdition énorme du foyer à la chaudière et déperdition considérable encore, quoique moindre, de la chaudière à la machine proprement dite. Aussi, un ingénieur, M. Le Bon, a-t-il pu dire « J’espère bien qu’avant vingt ans, le dernier exemplaire de ce grossier appareil aura été rejoindre, dans les musées, les haches de pierres de nos primitifs aïeux ».
  4. il y a là, en effet, une source de force véritablement incalculable et qu’on évalue à 6 millions de chevaux-vapeur par kilomètre carré. On a fait des essais déjà avec la machine Mouchot, mais qui n’ont pas donné de résultats encourageants.