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Prologue de Struensée

La bibliothèque libre.
Théâtre, Texte établi par Maurice DreyfousG. Charpentier (p. 229-231).


Prologue de Struensée
Drame de Michel Beer, musique de Meyerbeer



Pour un drame invisible ouvrez les yeux de l’âme.
Ici, pas de théâtre à la rampe de flamme,
Fantastique univers borné par des rayons,
Panorama changeant de décorations,
Où le comédien, ce masque de l’idée,
Promène Faction costumée et fardée.

Deux muses, seulement, couple au front étoilé
Dont l'une chantera quand l’autre aura parlé,
Clio, la poésie, Euterpe, la musique,
Viennent vous dérouler une vie héroïque,
Et, du sein de l’histoire évoquant le passé,
Ressusciter pour vous tout un monde effacé
Qui jadis sur la scène, à la voix du poète,
Palpitait et marchait dans sa forme complète.

Le grand compositeur au renom immortel,
Comme un lierre pieux embrassant un autel,
Enlaça, mariant son génie au génie,

Le drame fraternel avec son harmonie ;
Et moi j’ai mission de prêter une voix
À tous ces vagues bruits résonnant à la fois,
Comme un bois dont le vent agite les ramures,
Chants d’amour et de mort, fanfares, bruits d’armures,
Que l’orchestre grondant sous le drame inquiet
Bourdonne sourdement ainsi qu’un chœur muet.

En Danemark trônait, triste et pâle fantôme,
Dans ses mains embrouillant les rênes du royaume,
Un monarque débile, un Charles deux du Nord,
Christian, pauvre roi qu’écrase un poids trop fort.
Parti du fond du peuple et du peuple ayant l’âme,
Aimant ce qu’il admire, évitant ce qu’il blâme,
Struensée, un penseur, grand cœur et nom obscur,
A gravi cette pente où nul n’a le pied sûr.
Souverain sans couronne, il règne, il administre,
Il fait fuir les abus dans leur ombre sinistre,
Et, pour en éclairer ses plans nobles et beaux,
Partout d’un nouveau jour allume les flambeaux.
Il a, comme Ruy-Blas, fait le rêve suprême
De sauver tout un peuple en sauvant ce qu’il aime,
Et sans calcul donné, plein d’amour et de foi,
À la reine son âme et sa pensée au roi.
Il soulage à la fois, tendre et sublime aumône,
Cette double misère assise sur le trône,
La tête sans idée et le cœur sans amour.
Mais c’est un sol mouvant que le sol de la cour.
De l’élévation où monte Struensée,
La reine douairière offusquée et froissée,
Avec ses confidents Schack, Guldberg et Kœller,
Machine des complots aussi noirs que l’enfer.
Vieille, elle est attachée à la vieille noblesse.
Dans ce roturier roi tout la choque et la blesse,

Et sa rage médite exil, mort ou prison
Pour l’insolent héros qui n’a pas de blason.
Struensée éperdu, fou d’une double ivresse,
Poursuit aveuglément le rêve qu’il caresse ;
Mais l’aspic siffle en bas quand l’aigle plane en haut,
Et plus d’un songe d’or finit à l’échafaud.
En vain le saint pasteur qui pleure et qui supplie
Montre à son fils le ciel que son amour oublie,
En vain Rantzau masqué l’avertit dans un bal
Que la haine est armée et guette le signal ;
Il faut qu’il marche, il faut que son sort s’accomplisse :
Qu’importe la prison, qu’importe le supplice !
Le cercle de sa vie est désormais fermé ;
Par la reine, un moment, peut-être il fut aimé !
Et du billot sanglant, autel expiatoire,
Victime et non coupable il monte dans sa gloire,
Des fanges de la terre au céleste séjour,
Comme un parfum divin emportant son amour…
Mais le temps fuit, j’entends la basse qui chuchote
Et le violon pleure en essayant sa note.
Paroles, fermez l’aile ; et vous, vers, taisez-vous !
Laissez chanter l’orchestre aux sons puissants et doux.

Manuscrit sans date.