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Psychologie politique et défense sociale/Livre II/Chapitre V

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CHAPITRE V

Facteurs psychologiques des luttes guerrières


Malgré les progrès de la civilisation et les dissertations de certains philosophes, la guerre n’a jamais cessé d’être une des principales occupations des peuples. Il est douteux que les découvertes de la science la rendent moins fréquente. Il est certain qu’elles l’ont rendue plus meurtrière. Même en remontant aux grandes destructions de Gengis-Khan et d’Attila, on citerait difficilement une phase de l’histoire où tant d’hommes soient restés couchés sur les champs de bataille qu’au siècle de l’électricité et de la vapeur.

Lorsqu’un phénomène se manifeste avec une aussi persistante régularité, on doit bien admettre qu’il traduit d’impérieuses nécessités. Protester contre sa fatalité serait donc aussi vain que de s’insurger contre la vieillesse ou la mort. Les luttes des peuples, d’ailleurs, ont été la source des plus importants progrès. On ne voit pas comment, sans elles, les premiers hommes seraient sortis de la barbarie et auraient pu fonder ces magnifiques empires où naquirent les arts, les sciences et l’industrie. Quelle grande civilisation n’a pas été guerrière ? Quel est le peuple pacifique ayant joué un rôle dans l’histoire ?

Mais le moment n’est pas venu d’examiner les avantages ou les inconvénients des luttes périodiques auxquelles se livrent les nations. Nous nous bornons actuellement à en constater l’existence et en rechercher les causes psychologiques.

Ces causes sont variées. On peut placer au premier rang l’instinct naturel qui, dans toute l’échelle animale, conduit les forts à détruire les faibles. La civilisation l’atténue sans doute, mais ce qu’elle ne saurait atténuer, c’est l’antipathie profonde qu’engendrent entre les races les divergences de leur constitution mentale, divergences qui les amènent à des conceptions de vie très dissemblables et par conséquent à une conduite différente.

La plupart des luttes sont nées de ces divergences. Toutes les grandes guerres de l’humanité : guerres de conquête, de dynastie, de religion, de propagande, n’ont été le plus souvent que des guerres de races. Le conflit entre les Perses et les Assyriens, qui pour la première fois fit passer l’empire du monde des Sémites aux Aryens, fut une guerre de races. Guerre de race également la lutte entre les Grecs et les Asiatiques, entre les Romains et les Barbares, les Japonais et les Russes. Guerres de races encore les luttes religieuses du Moyen-Âge. Qu’étaient en effet ces dernières, sinon une lutte de races défendant l’individualisme et la liberté de penser, contre celles qui réclamaient l’autocratie politique et religieuse avec ses dépendances

principe d’autorité, tradition et formalisme latins.

Considérer ces guerres comme résultantes uniquement de rivalités entre souverains serait avoir une vue bien superficielle de l’histoire. Ils n’ont jamais duré longtemps, les rois qui n’incarnaient pas l’idéal de leur peuple, ses passions et ses rêves.


Devons-nous espérer que les progrès de la civilisation et la fréquence des rapports unissant les peuples, puissent atténuer les antipathies d’origine psychologique qui divisent les races ? Des faits positifs permettent de répondre.

À l’époque récente encore où les communications étaient rares, difficiles et la connaissance des langues étrangères peu répandue, les différences psychologiques diversifiant les races demeuraient presque invisibles, masquées par le vernis superficiel d’une civilisation analogue dans les couches éclairées de l’Europe.

Aujourd’hui la facilité des communications et l’enchevêtrement des intérêts commerciaux établissant entre les peuples des rapports constants, leurs différences de constitution mentale et le désaccord qu’elles engendrent sur la plupart des questions, éclatent chaque jour. Entre individus de races différentes, l’accord n’est possible sur aucun sujet, tous étant envisagés à des points de vue différents. Les rapports prolongés entre eux accentuent simplement leurs dissentiments.

Donc, tandis que les intérêts des peuples les rapprochent, leur âme les sépare. Au lieu d’avancer vers une fraternité plus grande, ils marchent vers une antipathie chaque jour plus sensible.

Elle a de nombreuses conséquences politiques et sociales, cette antipathie. Après avoir réduit les distances par la vapeur et l’électricité, les nations en arrivent maintenant à exagérer leurs armements et à s’entourer d’interdictions douanières qui coupent les relations et finissent par élever autour de chaque pays une véritable muraille de Chine. Cette muraille, la plupart des peuples, d’ailleurs, ne la trouvent pas encore assez isolante, et le mot d’ordre général aujourd’hui chez beaucoup de nations civilisées (que leur gouvernement soit autocratique ou libéral), est l’expulsion des étrangers. L’Amérique, après avoir, de même qu’en Australie, voté celle des Chinois, interdit maintenant l’accès de son territoire aux bateaux chargés d’émigrants pauvres. Les Trades-Unions anglaises réclament bruyamment le renvoi des ouvriers étrangers. Le gouvernement russe, obéissant à des vœux populaires, plus puissants souvent que la volonté des despotes, est obligé d’expulser les Juifs des grandes villes. Leur expulsion est réclamée également en Allemagne par un parti dont les adhérents deviennent très nombreux. Le gouvernement prussien expulse les Polonais et les Italiens qui travaillaient à ses chemins de fer. Le gouvernement suisse lui-même, après avoir rejeté en 1892 le projet de refuser du travail aux ouvriers étrangers, exige maintenant dans ses traités avec les entrepreneurs pour fournitures militaires, l’emploi exclusif d’ouvriers locaux. Les mêmes tendances s’observent du reste partout, en France également.

Que le vingtième siècle soit l’âge de la fraternité universelle, constitue une proposition fort douteuse. La fraternité entre races différentes n’est possible que lorsqu’elles s’ignorent. Rapprocher les peuples en supprimant les distances, c’est les condamner à se mieux connaître, et comme conséquence à se moins supporter.

Nous ne sommes d’ailleurs qu’à l’aurore du mouvement général de toutes les nations contre l’envahissement étranger. Des gouvernements édifiés sur les principes les plus opposés, depuis l’autocratisme absolu jusqu’aux républiques les plus libérales, en arrivant aux mêmes mesures, il faut bien admettre qu’elles répondent à quelques nécessités impérieuses. Les haines de races ne suffiraient pas seules à les expliquer.

L’instinct qui pousse aujourd’hui tous les gouvernements dans la même voie est assez inconscient encore, mais il a des bases psychologiques très sûres. L’influence prépondérante des étrangers est un infaillible dissolvant de l’existence des États. Elle ôte à un peuple ce qu’il a de plus précieux : son âme. Quand les étrangers devinrent nombreux dans l’empire romain, il cessa d’être. Supposez une nation comme la nôtre, où la population décline, entourée de pays où la population s’accroit constamment. L’immigration de ces peuples étrangers, si on la tolère, est fatale. Pas de régime militaire à subir, peu ou pas d’impôts, un travail plus facile et mieux rétribué que sur leur territoire natal. L’hésitation pour eux est d’autant moins possible que le choix entre divers pays ne leur est pas loisible, tous les autres les repoussant. L’invasion des foules étrangères devient, dans ce cas, très redoutable puisque ce sont, naturellement, les éléments inférieurs, incapables de se suffire à eux-mêmes chez eux, qui émigrent. Nos principes humanitaires nous condamnent à subir une invasion croissante d’étrangers. D’après la quantité d’émigrés qu’elle contient, Marseille pourrait être qualifiée de colonie italienne. L’Italie ne possède même aucune colonie renfermant un pareil nombre d’Italiens. Si ces invasions ne sont pas enrayées, en peu de temps, un tiers de la population française sera devenu italien et un tiers africain.

Que peut être l’unité d’un peuple ou simplement son existence, dans des conditions semblables ?

Les pires hécatombes des champs de bataille seraient infiniment préférables à de telle invasions.

C’est un instinct très sûr qui enseignait aux anciens la crainte des étrangers. Ils savaient bien que la valeur d’un pays ne se mesure pas au nombre de ses habitants, mais à celui de ses citoyens.


Des lignes précédentes nous conclurons que les progrès de la civilisation sont impuissants à diminuer les chances de lutte entre les peuples. Ils les diminueront d’autant moins, qu’aux causes psychologiques de dissentiment, décrites plus haut, la civilisation vient ajouter des motifs d’ordre économique que nous aurons à examiner bientôt.

Les philosophes et les philanthropes auront donc certainement à gémir pendant longtemps encore sur les calamités déchaînées par les guerres. On peut d’ailleurs les consoler en leur montrant qu’une paix universelle accordée par quelque puissance magique marquerait la fin immédiate de toute civilisation et de tout progrès, le retour rapide à la plus épaisse barbarie. "La certitude de la paix, écrit avec raison monsieur de Vogüé, engendrerait, avant un demi-siècle, une corruption et une décadence plus destructives de l’homme que la pire des guerres."

Assurément les guerres ne sont pas sans inconvénients. Elles en présentent même de très sérieux, mais il importe d’établir, les avantages une fois mis en présence des inconvénients, de quel côté penche la balance ?

Les inconvénients des guerres sont de trois ordres : perte d’argent, perte d’hommes, affaiblissement de la race.

Les pertes d’argent n’ont qu’une importance légère. L’histoire nous le montre : toujours les peuples trop riches disparaissent devant les peuples pauvres. Appauvrir une nation n’est donc pas forcément lui nuire. Les statistitiens enseignent que l’Allemagne a dû dépenser déjà beaucoup de milliards pour garder nos provinces conquises, et que toutes les puissances de l’Europe en consacrent annuellement un grand nombre à leurs armements. Je n’y vois que d’assez faibles inconvénients. Évidemment, plusieurs nations marchent vers la faillite. Cela n’aura guère d’autre conséquence que de stimuler un peu leur énergie et les habituer aux privations. Il faut d’ailleurs considérer ces inévitables dépenses militaires comme une sorte de prime d’assurance payée par les divers pays pour éviter l’envahissement et le pillage. Voit-on en Europe un peuple, excepté ceux dont la défaite ne profiterait à personne, capable de subsister un seul jour sans armée ? Il serait immédiatement annexé à quelque puissante nation, et écrasé d’impôts infiniment plus lourds que ceux qu’exigeait son armement.

Sans doute les gouvernements et les peuples vantent très haut les bienfaits de la paix et en font le thème le plus habituel d’une foule de beaux discours, mais personne ne croit à cette paix dont tout le monde parle. Chacun sait bien en effet qu’à l’instant précis où une grande nation présenterait une infériorité, même momentanée, de sa puissance militaire, elle serait instantanément envahie et pillée par ses voisins plus forts. Nous en avons eu la preuve manifeste au lendemain de la bataille de Moukden, qui annulait pour longtemps la puissance militaire de la Russie, notre alliée. Sans perdre un instant, l’Allemagne nous chercha au Maroc les plus tatillonnes disputes dans l’espoir de nous pousser à une guerre, qu’elle hésitait à déclarer pour d’aussi futiles motifs, afin de ne pas trop effrayer l’Europe. Les recueils des dépêches diplomatiques font preuve de l’insolence avec laquelle nous étions traités. Et si l’empereur d’Allemagne renonça définitivement à cette guerre, ce fut sous la seule crainte de voir ses ports bombardés par l’Angleterre, rangée nettement de notre côté.

Du moins la leçon servit et immédiatement les grandes nations accrurent leurs armements. Ce fut justement la nécessité d’élever les impôts pour suffire aux dépenses de ces armements qui amena la crise politique dont souffre si profondément l’Angleterre obligée de consacrer plus d’un milliard par an à sa marine. En attendant qu’ils se battent à coups de canon les peuples se battent à coups de millions.

Le deuxième inconvénient des guerres mentionné plus haut, la destruction d’hommes, n’est à compter que par ses conséquences lointaines. Les batailles de Napoléon coûtèrent 3.000.000 d’hommes. Étant donné qu’elles ont occupé les peuples pendant 20 ans, créé une légende glorieuse à une race, tout en satisfaisant l’instinct de destruction qui est un des plus impérieux de la nature humaine, on peut envisager cette hécatombe avec assez de résignation. Son seul résultat fâcheux, et en vérité l’unique inconvénient sérieux des guerres, est que les morts violentes, frappant les éléments virils les plus robustes d’une nation, réduisent l’accroissement futur de la population et augmentent sa débilité. Cette conséquence n’est vraiment redoutable, d’ailleurs, que pour les peuples dont la population reste stationnaire.


En nous montrant ce que les guerres ont coûté à l’humanité, les statisticiens oublient toujours d’évaluer ce qu’elles lui ont rapporté. C’est cependant une des faces du problème qu’il ne faut pas négliger.

Parmi les avantages des guerres, notons d’abord la formation d’une âme nationale. Par elles cette âme peut naître et se fixer. Or, sans âme nationale, pas de civilisation possible pour un peuple.

L’âme nationale, les guerres la consolident en cas de victoire et accroissent considérablement sa force en cas de défaite. Iéna fut, dit-on, un désastre pour l’Allemagne. Rien de moins sûr, car sans ce prétendu désastre l’unité et la puissance de l’empire allemand eussent été peut-être reculées de plusieurs siècles. Si nous n’envisagions les événements que par leurs conséquences lointaines, nous pourrions même assurer que c’est pour la France, et non pour l’Allemagne, qu’Iéna fut un désastre.

Laissant de côté ces influences indirectes des luttes de races, il en est de très immédiates et parfaitement appréciables, dont l’importance ne saurait être méconnue. Les dernières guerres ont mis l’Europe sous les armes. Quel en fut le résultat ? La ruine des finances, disent les statisticiens. Un relèvement sérieux du caractère des peuples, pourraient répondre les psychologues à ces honnêtes bureaucrates. Sans le régime militaire obligatoire auquel la population mâle de l’Europe est aujourd’hui soumise, l’anarchisme, le socialisme, et tous les dissolvants de la civilisation moderne eussent progressé à pas de géant. Les vieux fondements religieux sur lesquels s’édifièrent les sociétés modernes tombaient en ruine, et nous n’avions rien trouvé pour les remplacer.

Le régime militaire fut le maître qui nous enseigna un peu la patience, la fermeté, l’esprit de sacrifice et nous procura une sorte d’idéal provisoire. Seul, il a pu lutter contre l’égoïsme et la mollesse envahissant les peuples. C’est un impôt fort lourd que le service militaire, et rappelant les plus dures périodes du servage antique. Mais un impôt sans lequel les sociétés européennes deviendraient rapidement la proie des éléments barbares que chacune d’elles contient. Les dieux des vieux âges coûtaient moins cher sans doute, mais leur sceptre est tombé.

Cette influence morale du régime militaire sur le caractère des peuples a une telle importance qu’on ne saurait trop insister. Le maréchal de Moltke l’a mise en évidence dans ses Mémoires par le passage suivant, qui mérite d’être médité.

Les jeunes gens, dit-il, ne subissent que pendant un temps relativement court l’influence bienfaisante de l’école. Heureusement, chez nous, au moment où cesse l’instruction individuelle, commence l’éducation proprement dite, et aucune nation n’a reçu dans son ensemble une éducation comparable à celle que la nôtre a eue par le moyen du service militaire. On a dit que c’était le maître d’école qui avait remporté nos victoires. Mais la science seule ne suffit pas pour élever l’homme à un niveau moral tel qu’il soit prêt à donner sa vie pour une idée, pour l’accomplissement d’un devoir, pour l’honneur et la patrie, et c’est à cela que tend toute l’éducation de l’homme. Ce n’est pas le maître d’école, c’est le véritable éducateur, l’état militaire, qui a gagné nos batailles, qui a donné pendant 16 ans consécutifs à nos générations leur entraînement corporel et intellectuel, les a dressées à l’ordre, à la ponctualité, à la probité, à l’obéissance, à l’amour de la patrie, à l’énergie virile.

L’utilité du régime militaire ne se borne pas au rehaussement du caractère. C’est à lui principalement que sont dus les plus grands progrès de l’industrie moderne, surtout en ce qui concerne le travail des métaux. Les recherches faites pour perfectionner les armes ont doté l’industrie d’une précision scientifique et d’une hardiesse absolument inconnues il y a 50 ans. De même les nécessités stratégiques amenèrent l’extension des réseaux de chemins de fer, et furent l’origine de la plupart des perfectionnements dans l’art naval.


Les guerres, ou simplement les menaces de guerres, sont donc un puissant stimulant moral et matériel des peuples. L’esprit militaire constitue la dernière colonne soutenant les sociétés modernes, et, pour cette raison mériterait la reconnaissance des peuples qui le maudissent.

Si les arguments qui précèdent restaient sans action sur l’âme sensible, mais peu clairvoyante, des philanthropes, on pourrait placer sous leurs yeux les conséquences de la paix forcée pour un peuple. Un seul pays, l’Inde, jouit des bienfaits d’une tranquillité absolue depuis un siècle. Elle est une des plus vastes et des plus populeuses contrées du globe. L’expérience faite sur une aussi large échelle présente donc un grand intérêt.

Les conséquences de cette paix forcée, imposée à 300.000.000 d’hommes par la main puissante de l’Angleterre, n’ont pas été longues à se produire. Rien n’entravant plus le développement de la population, elle acquit d’immenses proportions, augmentant d’après les statistiques, de plus de 30.000.000 pendant ces 20 dernières années. Sa densité par kilomètre carré pour les régions habitables dépasse du double celle des pays les plus peuplés de l’Europe.

Il en est résulté, c’était fatal, une misère aussi générale que profonde. Elle serait bien autrement intense encore si, suivant la vieille loi de Malthus, d’inévitables famines ne venaient décimer d’une façon périodique cette effrayante fourmilière. Or, ces famines, malgré les télégraphes et les chemins de fer, sont des désastres laissant loin derrière eux les plus sanglantes batailles. La seule province d’Orissa, en 1866, a vu périr de faim un million d’hommes. 1.200.000 sont morts en 1868 dans le Punjab. En 1874, 1.300.000 Hindous furent enlevés par la famine dans le Dekkan. Que sont nos guerres comparées à de pareilles hécatombes ? Et la mort par la faim est-elle vraiment si supérieure à la mort par le canon, qu’il faille éviter à tout prix l’une pour se résigner à l’autre ?


Les dissertations sur les avantages ou les inconvénients de la guerre ne présentent au surplus qu’un intérêt purement théorique. Nous n’avons pas à la choisir, mais bien à la subir, et par cela même mieux vaut en considérer seulement les côtés avantageux et surtout nous y tenir prêts.

Le meilleur moyen de préparation aux luttes possibles est de développer cet ensemble de sentiments qui forme ce que l’on appelle l’esprit militaire. Il constitue la véritable puissance d’une armée. Sans lui, et quel que soit son armement, un peuple n’est plus qu’un inconsistant troupeau sans résistance. Considérons donc comme les pires ennemis de la patrie, comme de dangereux malfaiteurs, les écrivains et les orateurs qui s’efforcent de détruire cet esprit dans les âmes. Le jour où il serait annihilé, rien ne nous resterait à perdre. La plus destructive des invasions mettrait fin à notre histoire.

Répétons-le sans cesse, et ayons toujours présentes à la pensée les sombres prévisions des écrivains militaires des divers pays sur les conséquences de la prochaine guerre qui menace l’Europe. N’oublions pas qu’elle sera une de ces luttes finales comme l’histoire en a déjà enregistré plusieurs et qui amènent la disparition définitive et totale de l’une des nations aux prises. Mêlées formidables ignorant la pitié et dans lesquelles des contrées entières seront méthodiquement ravagées jusqu’à ce qu’elles ne renferment ni une maison, ni un arbre, ni un homme.

Ayons ces notions bien vivantes dans l’âme quand nous élevons nos enfants et nos soldats, et abandonnons aux rhéteurs les vains discours sur le pacifisme, la fraternité et autres futilités qui font songer aux discussions théologiques des Byzantins alors que Mahomet pénétrait dans leurs murs.

Des questions autrement vitales nous sollicitent. Pour éviter, ou tout au moins reculer la lutte, il faut être prêt à la supporter. Si elle devient inévitable, rappelons-nous que la victoire ne sera pas du côté des armées les plus nombreuses, mais de celui où se coaliseront les plus résistantes énergies.

La guerre est question de psychologie tout autant que de stratégie. Aucun grand capitaine ne l’a ignoré.

"À la guerre, dit Napoléon, tout est moral, et le moral et l’opinion font plus de la moitié de la réalité."

Peu importent les pertes. Le succès reste à qui sait le mieux les supporter. Abaissez le caractère des soldats et vous aurez les cohues de Xerxès. Élevez ce caractère, et vous aurez les guerriers d’Alexandre.

S’il est démontré que la valeur des armées se mesure au niveau de leur caractère beaucoup plus qu’à leur nombre, on voit que la guerre constitue bien, comme je le disais à l’instant, un problème psychologique. Ainsi rentre-t-elle essentiellement dans le cadre de ce livre.

Un raisonnement très simple fera aisément saisir l’importance du rôle joué, dans les batailles par les facteurs psychologiques.

Tous les écrivains militaires s’accordent à reconnaître que la quantité d’hommes dont une armée peut supporter la perte sans renoncer à la lutte est limitée. Des expériences séculaires le prouvent : dès qu’une armée laisse sur le champ de bataille 20% de son effectif, elle se considère comme vaincue. Ce chiffre de 20% constitue ce qu’on pourrait appeler la limite démoralisatrice. La déroute n’est bien évidemment que le résultat d’une impression purement psychologique et nullement une nécessité inéluctable, puisque l’armée, ainsi décimée, possède encore les quatre cinquièmes, soit la plus grande partie de son effectif. Supposons maintenant qu’une puissance magique influence le moral de l’armée vaincue au point de la déterminer à une lutte indéfinie, ce qui, précisément, fut le cas des Japonais. Par ce fait seul que nous aurons modifié son état mental, et sans transformer ni son armement ni sa tactique, la défaite va se changer en succès. La lutte continuant indéfiniment, le vainqueur finira forcément par perdre, à son tour, le cinquième de son effectif et atteindra alors ce que nous avons appelé la limite démoralisatrice. L’ayant dépassée, comme il ne possède pas le pouvoir de résistance magique dont, par hypothèse, j’ai doué son adversaire, c’est lui qui entrera en déroute. De vainqueur, il deviendra vaincu.

Ce pouvoir miraculeux, décuplant la résistance des armées, n’est nullement inaccessible. Il dépend de l’éducation donnée aux soldats, de l’âme qu’on leur inculque. Certains sentiments peuvent constituer une force plus irrésistible que le nombre. L’histoire en fournit d’illustres exemples.

L’énergie du caractère n’est pas le seul facteur d’ordre psychologique intervenant dans le succès des guerres. Un autre existe d’importance égale : je veux parler de la communauté de conduite ou, si l’on préfère, de doctrine. Elle représente le fruit d’une éducation spéciale, forcément très longue. Ses effets ne se produisent que lorsqu’elle est arrivée à ancrer certaines notions dans l’inconscient de tous les officiers d’une armée. Alors seulement, ces derniers envisagent, avec une même optique mentale, les situations les plus inopinées et s’y comportent, par conséquent, de façon identique. La lecture des Mémoires du maréchal de Moltke montre les résultats de cette communauté de doctrine. On y voit, à chaque page (et l’auteur n’omet pas de la faire remarquer), que lorsque, dans la guerre franco-allemande, une évolution imprévue de l’ennemi obligeait l’état-major à prescrire de nouveaux mouvements, ceux-ci étaient généralement commencés avant que l’ordre fût arrivé.

Les Mémoires de nos généraux sur la guerre de 1870 révèlent, au contraire, qu’ils attendaient invariablement des instructions et ne bougeaient jamais sans en avoir reçu. Les premiers possédaient la discipline inconsciente, la seule permettant l’initiative. Les seconds ne connaissaient malheureusement que celle du corps. Avec une très petite armée, la discipline externe suffit. Avec une grande armée, la discipline interne devient indispensable. Une éducation intelligente peut seule la créer. Je recommande à ce sujet le livre du commandant Gaucher Psychologie de la Troupe et du Commandement, inspiré par mes livres Psychologie des foules, et Psychologie de l’éducation.