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Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre I

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LIVRE VI

L’évolution anarchique et la lutte contre la désagrégation sociale




CHAPITRE I

L’anarchie sociale


Il n’était ni pacifiste ni humanitaire, le consul Marcius Censorinus, mais il savait utiliser la psychologie de ses adversaires.

Quand ce subtil guerrier se présenta devant Carthage, la grande cité passait pour la plus riche capitale du monde antique. Les arts, le commerce y florissaient et les pacifistes également. Après avoir longuement vanté à ces derniers les bienfaits de la paix et maudit les horreurs de la guerre, Censorinus conclut en leur disant : "Livrez-moi vos armes et Rome se chargera de vous protéger." Les pacifistes (gens de mentalité toujours médiocre), s’empressèrent d’obéir. "Livrez-moi maintenant vos vaisseaux de guerre ils sont encombrants, d’un entretien coûteux et bien inutiles puisque Rome vous défendra contre vos ennemis."

Les pacifistes obéirent encore. "Votre soumission est louable, leur dit alors le consul. Il ne me reste plus qu’un sacrifice à vous demander. Pour éviter une révolte possible, Rome m’ordonne de raser Carthage. Elle vous autorise, d’ailleurs, à vous établir dans le désert, sur le point que vous choisirez, sous condition qu’il soit situé à 80 stades de la mer."

Alors seulement les Carthaginois comprirent les dangers du pacifisme et, devant la perspective assurée de mourir de faim dans les sables, entreprirent de se défendre. Il était trop tard. Carthage fut prise, incendiée avec tous ses habitants et disparut de l’histoire.

Cette aventure, bien qu’un peu ancienne, contient cependant d’assez modernes enseignements. J’imagine qu’elle a dû, après la première grève des postiers, hanter les songes d’un de nos hommes d’État, à ce moment président du Conseil. Je base cette supposition sur la lecture du discours qu’il prononça devant le monument de Gambetta. On y relève les vérités suivantes :

Il n’y a de droit que pour les forts… L’avenir est à qui ne redoute rien. Toute société capable de tolérer la révolte des fonctionnaires s’effondrerait sous le mépris universel. La prompte répression devient en conséquence ici une nécessité de salut public.

Ce langage contraste heureusement avec celui d’un autre membre du gouvernement qui, pour remédier à l’insurrection des fonctionnaires, aux menaces, aux grèves et aux sabotages des ouvriers, n’a trouvé que ces vagues formules :

"Tenir compte des faits nouveaux, être de son temps, faire confiance à la classe ouvrière."

L’auteur termine en s’adressant à ceux qu’il nomme les "heureux de la vie" et leur conseille des libéralités aux ouvriers et aux fonctionnaires.

Ce pauvre langage est une des manifestations de la nouvelle philosophie humanitaire qualifiée de solidarité et que, suivant la juste expression de Georges Sorel, il serait plus exact de nommer "la philosophie de l’hypocrite lâcheté." L’humanitarisme est notre plaie sociale.

On connait la réponse des ouvriers et des fonctionnaires insurgés à ces bêlements humanitaires. Plus ils se sentent redoutés, plus ils méprisent et menacent. À la moindre résistance, grève, sabotage et incendie.

La dominante actuelle des gouvernants est, malheureusement, la peur, l’horrible peur qui fit perdre tant de batailles et prépara tant de révolutions.

Les sages paroles de l’ancien président du Conseil, précédemment citées, et prononcées après la grève des postiers, auraient beaucoup gagné à l’être au moment même de cette grève, alors que la défense offrait peu de difficultés.

La défense était facile, en effet. Céder ne fit que donner aux révoltés conscience de leur force et provoquer leur mépris. Machiavel l’avait indiqué depuis longtemps : les foules n’ont aucune reconnaissance pour ce qu’elles obtiennent par la force.

Machiavel étant très vieux, n’a pas été écouté et on est d’abord entré dans la voie des concessions. L’Officiel enregistra vite une augmentation notable des traitements des postiers. Leurs exigences, naturellement, ne manquèrent pas de croître et le gouvernement dut reconnaître que, sous peine de se démettre, il devenait impossible de toujours se soumettre.

C’est, d’ailleurs, avec la plus extrême insolence et la menace répétée d’une nouvelle grève que les postiers révoltés manifestèrent leurs volontés. Les autres fonctionnaires, voyant le succès de cette méthode d’intimidation, commencèrent aussitôt à clamer des revendications. Pour y satisfaire, il eût fallu doubler le budget et, par conséquent, les impôts.

Sans doute, les ministres et le Parlement se soucient médiocrement des conséquences de leur faiblesse, sachant bien qu’ils ne seront plus là pour en supporter les effets, mais les exigences avaient grandi si vite que, sous peine de trop indigner l’opinion, force fut de résister un peu.

La seconde grève des postiers n’a pas été sans résultats utiles. Il est bon que le public souffre un peu des grèves des postes, des chemins de fer, etc., pour comprendre ce que lui prépare le régime syndicaliste. Alors, et seulement alors, l’opinion, fort puissante aujourd’hui, se dressera énergiquement contre tous les révolutionnaires.

Si l’on avait continué à subir les caprices des révoltés, ils auraient créé un État dans l’État, vite devenu un État contre l’État. Ce fut une véritable dérision que cette prétention de quelques milliers de commis d’arrêter la vie d’un grand pays. On serait stupéfié des insanités pouvant germer dans de faibles cervelles si ne se révélait, dans le mouvement actuel, un de ces cas d’épidémie mentale propagée par contagion, très fréquente aux époques troublées et qui ne sauraient surprendre les personne familières avec la psychologie des foules.

Il faut apprendre à se défendre, et cela sans crainte. La peur, cette terrible conseillère, a toujours été l’origine de perturbations sanglantes et de tous les despotismes militaires qu’elles engendrent. Croit-on, en vérité, que les agents des postes, les instituteurs, etc., auraient osé tenir le langage reproduit dans les journaux s’ils n’avaient été assurés de la terreur qu’inspiraient leurs discours ? Peut-on tolérer un instant que des fonctionnaires entretenus par l’État viennent prêcher l’antipatriotisme et l’antimilitarisme, c’est-à-dire la destruction de la société dont ils vivent ? Doit-on accepter que des instituteurs s’expriment comme l’a fait un de leurs représentants autorisés dans un meeting public :

Afin d’émanciper le prolétariat, je réclame pour les instituteurs le droit de s’affilier aux Bourses du travail, à la C.G.T. et celui d’incruster dans le cerveau des enfants la haine de la bourgeoisie.

Il n’y a pas à discuter avec des dévoyés fanatisés par quelques meneurs. Ces gens, qui se plaignent si bruyamment, appartiennent, en réalité, à une des fractions les plus privilégiées de la bourgeoisie. On a relevé l’amusant paradoxe de ce chef du mouvement des postiers jouissant de près de 6.000 francs d’appointements, devant toucher plus de 3.000 francs de retraite, et se qualifiant de prolétaire ! Si le syndicalisme triomphait, les salaires de tous ces employés seraient vite ramenés à ceux des ouvriers.

Pendant la grève des postiers, nous avons assisté à ce spectacle singulier d’un gouvernement dont une partie était insurgée contre l’autre. De quoi, en effet, est formé le gouvernement d’un pays ? Ce n’est pas seulement du Parlement qui vote les lois et de la douzaine de ministres en ordonnant l’exécution. Il se compose surtout du million de fonctionnaires qui les exécutent et entre lesquels l’autorité est dispersée. Que ces fonctionnaires se révoltent, l’État s’évanouit. Les ministres, on s’en passe, mais comment se dispenser de fonctionnaires dans une organisation aussi étatiste que la nôtre ? Jamais, heureusement, ne se présentera l’ombre d’une difficulté pour les remplacer. Il faut des années pour former un mécanicien ou un forgeron mais quelques semaines suffisent à fabriquer un excellent chef de bureau, un estimable receveur des postes, un bon percepteur, un parfait facteur. Dans cette immense armée de fonctionnaires, les techniciens dont le métier exige un peu d’apprentissage, tels que les télégraphistes, constituent l’exception.


Epictète a dit :"Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les opinions qu’ils s’en font."

Voilà précisément le danger de l’heure présente. Il ne réside pas dans les faits eux-mêmes, mais dans les illusions provoquées par eux et les idées qui les engendrent.

Les chimères seules soulèvent les peuples et l’histoire montre qu’il a fallu des siècles de luttes et des fleuves de sang pour ébranler la puissance de certains fantômes.

À aucune époque, le sort des classes populaires ne fut plus favorisé qu’aujourd’hui, comme l’a fort bien montré récemment l’enquête de monsieur d’Avenel. À aucun âge, cependant, elles ne firent entendre des plaintes plus vives.

Les divergences d’intérêts seraient faciles à concilier. Ce qui reste inconciliable, ce sont les haines et les jalousies semées par des politiciens flattant bassement les foules. Nous en voyons maintenant l’éclosion.

La contagion mentale a rendu le mécontentement universel. Le socialisme, il y a peu de temps, le syndicalisme et l’anarchisme, maintenant, sont devenus les panacées offertes à tous les maux.

Les foules imprégnées des nouvelles doctrines, se composent d’un mélange hétérogène d’arrivistes fervents, de fanatiques convaincus, d’universitaires aigris, d’humanitaires larmoyants et d’une masse immense de doux imbéciles qui suivent tous les mouvements parce que leur faible mentalité les condamne à toujours suivre quelque chose.

Les croyances actuelles : collectivisme, anarchisme, syndicalisme, etc., sont fondées uniquement sur les visions que leurs disciples ont de l’avenir. Ces visions restent forcément chimériques, l’avenir nous étant fermé, mais elles n’en constituent pas moins de puissants mobiles d’action.

L’audace croissante des partis révolutionnaires provient surtout de la grande pusillanimité des gouvernants dont l’humanitarisme craintif est tout à fait néfaste.

Aucune illusion sur les résultats de cette faiblesse ne reste possible. Dans son intéressant livre : Réflexions sur la violence, monsieur Georges Sorel, défenseur désabusé des doctrines socialistes, s’exprime ainsi :

Le facteur le plus déterminant de la politique sociale est la poltronnerie du Gouvernement… Il n’a pas fallu beaucoup de temps aux chefs des syndicats pour bien saisir cette situation… Ils enseignent aux ouvriers qu’il ne s’agit pas d’aller demander des faveurs mais qu’il faut profiter de la lâcheté bourgeoise pour imposer la volonté du prolétariat… Une politique sociale fondée sur la lâcheté bourgeoise qui consiste à toujours céder devant la menace de violences, ne pouvait manquer d’engendrer l’idée que la bourgeoisie est condamnée à mort et que sa disparition n’est plus qu’une affaire de temps.

Convaincus de la peur qu’ils inspirent, les socialistes révolutionnaires accentuent chaque jour leurs menaces. On peut en juger par le programme récent de la "Fédération Socialiste de la Seine." :

Pour son combat, qui ne peut prendre fin qu’avec la société et l’état capitaliste eux-mêmes, et par la main-mise du prolétariat sur la matière et les instruments de la production de l’achat et de l’échange, le parti emploie tous les moyens d’action suivant les circonstances : action électorale et parlementaire, action directe, grève générale et insurrection.

C’est dans cette idée qu’il affirme que l’idée collectiviste ou communiste se fera par une propagande portée jusque dans le fond des campagnes, afin de susciter en tous milieux l’esprit de révolte.

Bien entendu, il ne faudrait pas demander à ces farouches sectaires étatistes quelles conséquences entraînerait la réalisation de leurs rêves. Ils ne voient pas si loin et ne songent qu’à détruire. On peut cependant considérer comme certain que si une divinité malfaisante exauçait d’un coup de baguette tous les souhaits révolutionnaires et transformait la société suivant leurs désirs, le sort de l’ouvrier sous le régime syndicaliste serait infiniment plus dur qu’aujourd’hui.

De cet avenir lointain les révolutionnaires se préoccupent nullement. Leur but est de provoquer les fureurs populaires et ils y réussissent parfaitement. Les socialistes parlementaires qui s’imaginent canaliser à leur profit ces colères, se trompent fort et s’illusionnent plus encore, en croyant calmer les anarchistes par des concessions auxquelles ces derniers ne tiennent nullement, telles que le rachat des Chemins de fer et l’impôt sur le revenu.

Aucune illusion ne devrait être permise sur les effets de ces mesures en regardant de quel côté se tournent progressivement les masses ouvrières. Est-ce vers les auteurs de ces vaines réformes ou vers les syndicats révolutionnaires qui n’en proposent d’autres que la destruction violente de la société au moyen d’une guerre civile ?

En dehors des motifs d’ordre économique que je n’examinerai pas ici, une cause évidente détermine cette orientation nouvelle des classes ouvrières vers les révolutionnaires. Entre des gouvernants timides, inclinés devant toutes les menaces, et un pouvoir autocratique solidement constitué comme celui de la C.G.T., la foule n’hésite pas. Elle se dirige d’instinct, comme toujours, du côté où elle sent une autorité active, des convictions inébranlables.

Impossible de méconnaître que le syndicalisme révolutionnaire possède une autorité forte. Il conduit, en effet, les masses ouvrières, courbées sous son joug, avec des procédés devant lesquels hésiteraient les plus rudes despotes. Bien que parlant peu, ces maîtres redoutés savent se faire obéir des foules en apparence les plus indisciplinées. Abandonnant aux faibles les longs discours, ils se contentent d’agir. Leurs décrets sont formulés par un comité généralement anonyme, les grèves commandées à coups de sifflets ou par un ordre porté à bicyclette par un délégué qui n’a pas à fournir d’explications. Qui résiste est aussitôt assommé par des camarades trop heureux de paraître zélés aux yeux de leurs maîtres. On se souvient de l’aventure de ce contremaître d’Herserange qui, ayant eu l’audace, après un ordre d’expulsion du syndicat, de venir chercher ses hardes, n’échappa à la mort que par l’intervention de la gendarmerie qui le retira des mains des ouvriers en fort piteux état. Dans une fabrique de tabac, une cigarière subit dernièrement un sort analogue, pour avoir osé accepter un salaire supérieur à celui décrété par le syndicat.

Tous les commandements sont exécutés alors même qu’ils dépassent les bornes de l’insanité pure. À Hazebrouck, les ouvriers sont demeurés en grève plusieurs mois sur l’ordre d’un délégué du syndicat, parce que les directeurs d’une usine de tissage s’étaient permis d’installer, à la place de leur vieil outillage, des machines perfectionnées, employées d’ailleurs en Amérique depuis dix ans. Si les Chemins de fer n’existaient pas, je doute que leur création fût possible aujourd’hui en France, avec la mentalité ouvrière actuelle, et la faiblesse des gouvernants.

De tels exemples sont nécessaires à ceux qui croient les collectivités populaires susceptibles de raisonner. La supériorité des meneurs de la C.G.T. est précisément d’avoir compris qu’elles ne raisonnent jamais et n’obéissent qu’à la force ou au prestige. Aussi repoussent-ils le suffrage universel et proclament le droit des minorités, c’est-à-dire de quelques meneurs des syndicats. Ce droit, peu démocratique assurément, finira cependant par s’imposer puisque les foules l’acceptent docilement.

Le danger du mouvement révolutionnaire ne consiste pas uniquement dans les violences suscitées par lui car elles ne sauraient durer. Il réside principalement, je le répète, dans l’anarchie mentale propagée par voie de contagion, parmi toutes les classes. C’est ainsi qu’ont pris naissance la grève des employés des postes, celle des sergents de ville de Lyon, le soulèvement des instituteurs, les syndicats des fonctionnaires, etc. Devant ces essais d’intimidation, le gouvernement cédant toujours, a fortifié dans l’âme des révoltés la conviction qu’il suffit de menacer pour obtenir.

Tiraillés entre des intérêts contraires, apercevant derrière chaque insurgé l’électeur de demain, les législateurs perdent toute notion de l’engrenage des nécessités économiques et votent au hasard, sans en prévoir les incidences, des lois contradictoires dès que les menaces deviennent trop bruyantes.

Étant d’ailleurs humanitaires et surtout craintifs, ils se disent qu’après tout ces réclamants ont un peu raison, que sans doute il est regrettable de voir des usines saccagées, des gardiens assassinés, des industries ruinées, mais qu’on doit faire preuve d’indulgence vis-à-vis des égarés. N’est-il pas certain qu’avec de bonnes lois ces égarés rentreront dans le devoir et deviendront bien sages ? Aussi se hâte-t-on d’amnistier ceux qui après avoir trop massacré ou incendié subissent quelques jours de prison. S’ils récidivent, c’est évidemment que les lois n’étaient pas assez bonnes, et on s’empresse d’en faire d’autres.

Ainsi s’établit, aussi bien au Parlement que dans toute la classe bourgeoise, un état d’esprit des plus dangereux, puisqu’il a créé l’atmosphère d’anarchie ou nous sommes plongés.

Monsieur Raymond Poincaré a très justement marqué les conséquences de cette mentalité nouvelle des classes dirigeantes dans un de ses beaux discours :

Lorsque, dit-il, le collectivisme nous montre en un éternel mirage l’oasis où l’humanité se reposera dans l’égalité parfaite de ses fatigues séculaires, nous demeurons incrédules… Mais sommes-nous bien sûrs de ne jamais faciliter nous-mêmes inconsciemment la tâche de ces rêveurs ? Nous sourions de leurs utopies, nous protestons contre leur politique que nous croyons décevante et chimérique et tous les jours pourtant, dans l’illusion d’apaiser leur hostilité systématique, nous leur livrons des lambeaux de nos convictions.

C’est hélas ce qu’a fait lui-même l’éminent homme d’État, montrant ainsi la puissance inconsciente de l’état d’esprit qu’il indique si clairement. Ses collègues du Sénat comptaient sur lui pour combattre le rachat des Chemins de fer de l’Ouest. Bien que seul capable de faire échouer un projet si désastreux pour nos finances, il s’est cependant abstenu. La peur est un puissant transformateur des opinions.

C’est justement pourquoi on constate tant de contradictions entre les paroles des hommes d’État et leur conduite. Nous avons vu un président du Conseil protester dans un discours contre les "criminelles divagations" des syndicats. Cette protestation ne l’a pas empêché, ainsi que le lui a fait remarquer un grand journal, de continuer "à payer sur les fonds des contribuables la propagande antipatriotique sous prétexte de subventions aux syndicats."

Une des caractéristiques les plus visibles de la mentalité actuelle des peuples latins est l’affaissement de la volonté, même (j’allais dire surtout), chez les plus hautes intelligences. Or ce fut toujours par cet affaiblissement du caractère, et non par celui de l’intelligence, que de grands peuples disparurent de l’histoire.


En dehors de leurs causes apparentes immédiates, les événements sont déterminés par un engrenage d’enchaînements lointains. Dans la graine visible l’arbre invisible est contenu. Les crises politiques actuelles nous frappent par leur violence, mais elles sont accompagnées et souvent engendrées par beaucoup d’autres. Leur ensemble révèle une perturbation profonde des esprits.

Il suffit de jeter les yeux autour de soi pour constater que la désorganisation actuelle porte sur toutes les forces morales, vrais soutiens d’un peuple. Crise de la famille qui se dissocie et ne se multiplie que fort lentement, crise des besoins augmentant beaucoup plus rapidement que les moyens de les satisfaire, crise de l’autorité que personne ne respecte, l’idée d’égalité faisant repousser toutes les supériorités, crise de la morale qui s’effondre pendant que la criminalité s’accroît dans d’énormes proportions, crise de la volonté qui s’affaisse chaque jour, crise des fonctionnaires qui s’insurgent, des magistrats n’osant plus rendre justice, des instituteurs professant l’anarchie, etc. Les syndicats qui se multiplient ne syndiquent guère que des mécontentements et des haines : haine de la patrie, de l’armée, du capital, des capacités. Il faut vraiment que l’armature mentale formée par l’hérédité soit bien résistante, pour qu’une société qui se désagrège ainsi, puisse se maintenir encore.

Du haut en bas de l’échelle sociale, la discipline s’évanouit et l’autorité disparaît. À cet effondrement général, les dirigeants n’opposent hélas, qu’une tranquille résignation. Ceux qui jadis ordonnaient ne songent maintenant qu’à obéir. Monsieur Aulard, professeur d’histoire à la Sorbonne, donna récemment de cet état d’esprit un exemple, qui aurait dû mieux le renseigner à l’égard de la psychologie populaire, que les montagnes de paperasses réunies par lui sur l’époque de la Révolution.

Donc, cet admirateur convaincu des vertus des foules fut obligé, par suite d’un retard de train, d’aller un matin chercher dans une grande gare de Paris sa valise laissée à la consigne. Le local affecté à ce dépôt était occupé par quatre solides facteurs déambulant d’un pas tranquille. Jugeant, à l’allure modeste et un peu terne du réclamant, que ce n’était pas un de ces voyageurs de marque dont on peut espérer une rétribution sérieuse, ils considérèrent comme inutile de se déranger trop vite et continuèrent leur promenade. Un peu humilié par cette dédaigneuse indifférence, le professeur se plaignit au chef des facteurs qui écrivait dans un bureau voisin. Ce dernier reconnut que son interlocuteur avait parfaitement raison, mais ajouta que, ne possédant aucune autorité sur ses subordonnés, il ne pouvait que livrer la valise lui-même et poussa l’obligeance jusqu’à la placer sur un chariot qu’il roula vers la porte de sortie. Les quatre facteurs s’étant par hasard retournés aperçurent la manoeuvre. Exaspérés par la perte possible d’un pourboire, même modeste, ils se précipitèrent sur leur chef, l’accablèrent d’invectives et le sommèrent de laisser sur place la valise, sous peine d’être assommé. Le chef se sauva précipitamment en adressant à ses subordonnés d’humbles excuses.

Je sais bien qu’on ne doit pas avoir une confiance illimitée dans les dires d’un professeur d’histoire, plus apte à réunir des documents qu’à les interpréter, mais alors même que la relation précédente (d’ailleurs non démentie par les intéressés), ne serait qu’à demi exacte, elle n’en resterait pas moins fort instructive.

Chacun, du reste, peut observer journellement autour de lui des faits analogues. Regardez par exemple un simple cantonnier dans l’exercice de sa profession. Faites-vous renseigner ensuite sur le rendement actuel de son travail et comparez-le au rendement d’il y a vingt ans. Le déchet est énorme. Pourquoi d’ailleurs travaillerait-il sérieusement, ce cantonnier ? N’a-t-il pas la certitude d’être protégé contre ses chefs par son député ?


L’anarchie sociale ne se manifeste pas seulement dans les couches inférieures de la société. Elle est, comme toutes les épidémies mentales, une maladie essentiellement contagieuse. La contagion mentale conduit aujourd’hui les conservateurs eux-mêmes à s’allier aux pires anarchistes. Nous avons vu récemment l’archevêque de Paris fraterniser avec un des chefs de la C.G.T. Dans un récent congrès catholique, le droit de grève, c’est-à-dire de révolte du fonctionnaire, fut énergiquement soutenu par un prêtre. "Des prêtres, écrit le Temps, défendent et répandent les théories les plus audacieuses, les plus antisociales, les plus anarchiques !"

Le besoin d’une basse popularité ne se développe donc pas seulement chez les socialistes avancés, mais chez des conservateurs qui devraient être les plus fermes soutiens de la société.

"Ils peuvent, disait justement le journal cité plus haut, contribuer efficacement à ruiner un ordre social dont ils sont d’ailleurs parmi les principaux bénéficiaires. Quant à recueillir eux-mêmes de ces dégâts un profit politique, utopie, chimère  !"

Les syndicalistes et les révolutionnaires se serviraient peut-être d’eux mais ne leur accorderaient rien.

C’est surtout par les progrès de l’antipatriotisme que se révèle le développement de notre anarchie. Dans les discours, toujours pleins d’éloges, qu’ils adressent aux instituteurs et aux membres de l’Université, les ministres feignent de croire que le développement de l’antipatriotisme et de l’antimilitarisme (ce qu’on appelle aujourd’hui "l’hervéisme")[1], est exceptionnel en France. À qui espèrent-ils faire illusion ? Cacher un mal n’est pas le guérir.

Malgré sa réserve habituelle, monsieur Raymond Poincaré n’a pas hésité dans un discours récent à insister sur la grandeur du mal.

Après avoir montré que ces antipatriotes qui refusent de défendre la France contre l’étranger, prêchent avec enthousiasme la guerre civile pour établir le triomphe de leur parti, l’orateur ajoute très justement :

Monsieur Hervé est-il un isolé, un esprit fantasque, qui tient une gageure personnelle ? Pour peu que nous jetions un coup d’œil sur les délibérations de certains congrès, nous sommes malheureusement forcés de constater que s’il met une violence calculée dans l’expression de ses idées, il n’est pas seul à les professer, et qu’il est en définitive, un personnage représentatif. N’exagérons pas l’influence de son action et celle de ses semblables. Mais ne croyons pas détruire cette action en la niant.

Pendant que monsieur Hervé écrivait des lignes sacrilèges, vous savez ce que disait Bebel au Reichstag :"Si jamais on attaquait l’Allemagne, si son existence était en jeu, alors, je puis en donner ma parole, tous, du plus jeune au plus vieux, nous serions prêts à mettre le fusil sur l’épaule et à marcher sus à l’ennemi. Cette terre est aussi notre patrie. Nous nous défendrions jusqu’à notre dernier souffle, je vous en fais serment !"

En présence du contraste qui éclate entre ces deux langages, le langage du socialisme allemand et celui du révolutionnaire français, comment ne pas se rappeler la parole d’Edgar Quinet : "Si la France se fait cosmopolite, elle deviendra immanquablement dupe de tous les autres peuples."
Oui, c’est le mot qu’il faut reprendre. L’antipatriotisme ne peut être à l’heure où nous sommes, dans l’Europe où nous vivons, que la plus effroyable duperie. Il n’aurait d’excuse que dans ce pays chimérique dont parlait ironiquement Waldeck-Rousseau, chez un peuple sans passé et sans rivaux, habitant, au milieu d’un océan ignoré, une île assez fertile pour le nourrir et assez pauvre, en même temps, pour ne tenter l’ambition de personne.

L’histoire montre par d’éloquents exemples le sort des peuples tombés dans l’anarchie.

Mais l’histoire ne parle que de choses passées qui ne sont pas toujours applicables au présent. C’est donc dans le présent qu’il faut examiner les faits. Un vaste continent occupé par 25 républiques espagnoles nous renseigne sur le sort des nations tombées dans l’anarchie par l’absence d’idéal moral, d’ordre et de discipline. Ces malheureuses républiques ont sombré dans une demi-barbarie et si leur commerce et leur industrie n’étaient pas entre les mains d’étrangers elles y retourneraient tout à fait. Des bandes armées les ravagent sans trêve, cherchant à s’emparer du pouvoir pour faire nommer président un de leurs chefs. La puissance de ce dernier est très éphémère, car d’autres bandes, désireuses de pouvoir piller à leur tour, l’assassinent bientôt.

L’extrait suivant paru dans quelques journaux et qui pourrait s’appliquer plusieurs fois l’an à la plupart de ces républiques montre ce qu’est devenue la vie sociale dans ces contrées :

Les dépêches américaines représentent le Nicaragua comme étant dans un état de pleine anarchie justifiant l’intervention des États-Unis, demandée par les Nicaraguéens eux-mêmes.

D’après ces dépêches, tout le pays est en pleine fermentation et se soulève contre le président Zelaya. Les manifestations continuent dans les rues de Managua et de Corinto, où l’on se bat à coups de révolver. On craint un massacre général de détenus politiques dont les prisons regorgent et qu’on laisse mourir de faim. Des comités de vigilance se sont formés pour empêcher le président de fuir.

Dans un combat qui vient d’avoir lieu à Rama, les zelayistes seraient vainqueurs. Le général Vasquez, chef des forces gouvernementales, aurait fait massacrer un grand nombre de révolutionnaires qui auraient violé l’armistice. Le gouvernement américain insistera sur le châtiment du président Zelaya pour violation criminelle du droit des gens. Il n’acceptera qu’ensuite la coopération du Mexique pour imposer aux États centre-américains la paix et le respect de leurs obligations.

Imposer à ces gens-là le respect de leurs obligations ! Cette notion implique déjà un niveau de civilisation que d’eux-mêmes ils n’atteindront jamais. Souhaitons que les États-Unis s’emparent de ces pays pour les y élever. Par l’entière transformation de Cuba en peu d’années et l’organisation prospère d’un pays que l’administration latine avait plongé dans la plus complète anarchie, ils ont montré ce que peuvent l’ordre et la discipline et créé un admirable exemple du rôle de ces qualités dans l’histoire.

Les peuples latins feront sagement de le méditer et de songer qu’ils laissent se dissocier chaque jour les qualités de caractère assurant la grandeur des peuples et sans lesquelles aucune société civilisée ne saurait se maintenir.

  1. Gustave Hervé (1871-1944), journaliste antimilitariste jusqu’en 1914.