Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Les persécutions religieuses


Les haines religieuses sont une des nombreuses causes des progrès de l’anarchie sociale en France. Poussé par de bruyants sectaires, le gouvernement est entré, malheureusement pour lui, dans cette phase des persécutions religieuses qui n’ont jamais profité à personne. Elle indique d’ailleurs une ignorance parfaite de la psychologie et de l’histoire.

Ces persécutions se sont manifestées surtout par la loi de séparation de l’Église et de l’État, et par celle d’expropriation des congrégations.

La haine aveugle toujours. Il fallut en vérité un aveuglement excessif pour voter cette loi de la séparation, dont le vrai but était de dépouiller le clergé des modestes traitements qui le faisaient vivre, et dont le résultat sera tout autre.

Aucune mesure ne pouvait être plus dangereuse pour la République. Le clergé eut tort de s’en plaindre, car elle lui a octroyé une liberté et lui donnera une puissance que le plus catholique de nos rois n’aurait jamais tolérée. Peut-on imaginer mesure aussi inopportune que de soustraire le clergé à l’autorité séculière, laisser le pape nommer des évêques, choisis autrefois en fait par le gouvernement, qui les tenait en main grâce à ce choix et au traitement qu’il leur servait ?

Rien ne pouvait être plus maladroit également, que la persécution mesquine des membres du clergé chassés de leurs presbytères et privés de leurs moyens d’existence. Combien plus intelligente la conduite du gouvernement allemand en Alsace. C’est par le clergé qu’il a entrepris la conquête morale du pays, le comblant d’égards au lieu de le persécuter, et augmentant notablement son traitement.

Bien peu d’efforts étaient nécessaires pour rallier à la République un clergé pauvre, n’ayant guère d’opinions politiques à défendre. Aveuglés par notre imprévoyant fanatisme, nous avons agi contre nos plus évidents intérêts. Les puissances morales ne se combattent pas avec des violences. C’est à l’école primaire que devraient être enseignées d’aussi rudimentaires vérités.

Quant aux lois d’expropriation des biens des congrégations, elles ne furent pas seulement maladroites, mais d’une iniquité sauvage et trahissent une incapacité prodigieuse à comprendre certaines notions d’équité. Elles ont montré aussi à quel point les lois immorales, étaient génératrices d’immoralité chez ceux qui les appliquent.

Chacun sait que l’origine de ces lois fut le projet de s’emparer du milliard, supposé appartenir aux congrégations, pour le distribuer en partie aux ouvriers sous forme de retraites afin de s’assurer leurs votes. Le seul résultat obtenu a été de s’assurer leurs haines, car le milliard s’est vite évanoui. La liquidation finale ne produira guère plus d’une dizaine de millions et l’opération sera tout à fait désastreuse, les innombrables œuvres d’assistance entretenues par les congrégations et où passaient tous leurs revenus retombant maintenant à la charge de l’État.

Les seules personnes qui aient gagné quelque chose à l’opération sont des liquidateurs et des spéculateurs. Ils y ont réalisé de brillantes fortunes et le principal auteur de cette loi, monsieur Combes, eut raison de reconnaître, dans une interview, que son exécution avait été un acte de banditisme.

Les chiffres donnés dans son rapport au Sénat par monsieur Regismanset, jettent les plus tristes lueurs sur cette sombre aventure. Certains liquidateurs se voyaient allouer par de complaisants tribunaux 100.000 francs d’honoraires sur un actif de 600.000 francs. Un autre se fait donner 10.000 francs sur un actif de 28.000 francs. À Nice, un liquidateur se fait attribuer 16.000 francs, alors que l’actif est nul, etc.

Mais ces sommes englouties par les liquidateurs et leurs protégés sont bien peu de chose, auprès des bénéfices colossaux réalisés par des industriels se portant acquéreurs, à la suite d’adjudications faites sans publicité, au moment de l’année où les acheteurs possibles étaient absents. Dans la séance du 14 décembre 1909, monsieur de Villaine a cité des faits typiques qui n’ont pu être démentis et qui d’ailleurs se sont multipliés dans d’immenses proportions.

C’est ainsi que l’Abbaye-aux-Bois a été vendue
2.600.000 francs à un personnage qui en a retiré immédiatement

8.000.000. Un autre amateur, de même origine, qui faisait le guet a vu son tour de faveur se réaliser avec l’acquisition, à un prix trois fois au-dessous de sa valeur réelle, du couvent aux Oiseaux et ses dépendances.

Aujourd’hui, on espère continuer cette série scandaleuse. La propriété du Sacré-Coeur représente 52.000 M². La mise à prix est de 5.200.000 francs. On peut supposer que les enchères ne monteront guère, parce que chacun sait que derrière l’achat global, attend un financier tout prêt à entrer en scène.

Il est donc à prévoir que l’enchère définitive et globale ne dépassera pas 6.000.000. Par conséquent vous allez vendre à X…, pour 6.000.000, c’est-à-dire sur le pied de 100 francs le mètre, une propriété qui, par sa situation dans Paris, vaut au moins 400 francs le mètre carré. Vous allez livrer pour 6.000.000 (ajoutons encore 2.000.000 de frais, soit pour 8.000.000 au total), à une société ou à un individu, une propriété qui vaut, au bas mot, 20.000.000.

Ainsi interpellé, le président du Conseil fut forcé de reconnaître que l’adjudication qui devait produire d’aussi énormes bénéfices, n’avait pas été régulière.

Voici comment il s’exprima :

La vente avait été fixée en plein été, à la fin de juillet, à une époque peu propice à des opérations de ce genre. De plus le ministre de la justice a constaté que l’adjudication n’avait pas été précédée d’une publicité suffisante. Il a soumis des observations, à ce sujet, au parquet : le procureur de la République a partagé sa manière de voir et il a, en conséquence, présenté au tribunal civil de la Seine des conclusions auxquelles celui-ci, dans la liberté de son appréciation, a fait droit.

On connait les manœuvres dont le récit a révolté la Chambre et les complicités, faisant dire au ministre de la Justice lui-même en plein Parlement, qu’il y avait décidément quelque chose de gangrené dans notre organisation judiciaire. Grâce à elles, furent adjugées pour cinq cent mille francs aux amis d’un liquidateur, l’usine et la marque de la Grande Chartreuse évaluées officiellement à 8 millions. On sait également que, malgré de trop persistantes protections, et devant la pression de l’indignation générale, il fallut arrêter pour vol de 5 millions un des membres de la sinistre bande qui vivait sur le milliard des congrégations.

Quant aux expropriés, personne ne songea à s’en occuper. La plupart de ces malheureux sont tombés dans une noire misère. Certains attendent vainement depuis cinq ans les pauvres secours promis par leurs spoliateurs, qui n’ont pas osé proposer de les laisser entièrement mourir de faim. Leurs promesses ont été vite oubliées, à en juger par l’extrait suivant d’une lettre que le président du Conseil, adressait en juillet 1908 à son collègue de l’Instruction publique :

Permettez-moi d’ajouter que je ne puis assumer jusqu’à la fin de l’année la responsabilité de laisser dans la plus atroce misère des femmes qui, après avoir obéi à la loi, se voient priées, par le fait de l’État lui-même, de l’indemnité alimentaire que prétendait leur assurer cette loi.

On a rapporté à la Chambre, et sans être démenti, d’autres faits jetant un bien triste jour sur la mentalité de certains législateurs. Elle fait songer à celle de Torquemada. Si le socialisme triomphant les dépouille à leur tour, trouveront-ils beaucoup d’historiens pour s’apitoyer sur leur sort ? J’espère qu’ils n’en rencontreront aucun. Quand pour satisfaire aux exigences de quelques braillards fanatiques on se livre à de pareilles spoliations on ne mérite ni excuses ni pitié.

Après avoir cité un ministre qui semble reconnaître, que l’extrême fanatisme confine à l’extrême maladresse, je donne maintenant un passage reproduit à l’Officiel du discours d’un autre orateur :

Dernière question capitale que j’adresse à monsieur le Président du conseil : Qui, aujourd’hui, va nourrir ces religieux et religieuses dépouillées par vos liquidateurs et comment allez-vous subvenir à leurs besoins ?

Ils n’ont pas de retraite, ils n’ont pas de ressources ! À l’heure actuelle, le directeur de Stanislas, un prêtre âgé de plus de 60 ans, n’a pas un morceau de pain et donne des leçons pour vivre. À six reprises j’ai demandé une retraite pour ce vieillard !

On a volé 2 millions à cette maison, alliée cependant à l’Université, et où les années de professorat comptaient pour la retraite.

Et celui qui la dirigeait végète à un sixième étage, ayant inutilement tendu la main et fait valoir ses années de service ! N’est-ce pas odieux ?

Qui donnera du pain à ces frères des écoles chrétiennes auxquels on a pris l’argent qui leur servait à donner l’instruction aux enfants du peuple ? N’ayant pas trouvé grâce devant vous, ils n’ont pas davantage trouvé grâce devant vos liquidateurs !

Nous connaissons maintenant la première utilisation du fameux milliard des congrégations. Nous savons à quoi il a servi : à chasser de saintes filles, de braves gens qui ne demandaient qu’à faire le bien, étant les soutiens des malheureux et les protecteurs de l’enfance.

Ainsi, vous avez chassé, traqué, dépouillé, ruiné, mis dans l’impossibilité de vivre, si ce n’est en s’expatriant, les meilleurs d’entre nous, et pourquoi faire ? Pour permettre à quelques Duez de fourrer de l’argent dans leurs poches. Ah ! messieurs, quelle tristesse pour nous, mais pour vous quelle responsabilité !

Je ne saurais reproduire ici les articles de très légitime indignation, que cette révoltante expropriation provoqua dans le monde entier. Je me bornerai à citer les paroles d’un grand personnage, candidat à la présidence de la République de son pays, et reproduites dans un journal brésilien non suspect de cléricalisme :

La France, obsédée par l’éternel fantôme du cléricalisme, va sans cesse de réaction en réaction, inquiète, agressive, despotique. Avec elle, sous l’apparence de la liberté républicaine, le XX° siècle assiste à un épouvantable accès de régalisme, qui a déjà banni du pays les congrégations religieuses. Au sein de l’Amérique, se réunissent les exilés de la persécution d’outre-mer, et les collectivités religieuses se développent tranquilles, prospères, fécondes, sans le moindre nuage à leur horizon. C’est dans la plus parfaite cordialité que les prélats romains et les membres du Sacré Collège s’asseyent à la table du protestant Theodor Roosevelt.

Aucun esprit indépendant ne peut nier la perturbation du sens de la justice et la démoralisation que comporte la mainmise par l’État sur des propriétés privées comme l’usine de la Grande Chartreuse, appartenant à une association d’individus qui l’avait créée avec ses capitaux et son labeur. C’est une monstruosité de déposséder des hommes de leurs biens, uniquement parce que leurs opinions religieuses ne cadrent pas avec les idées des gouvernants détenant le pouvoir.

Avec un pareil mépris du droit, sur quelle base une société peut-elle vivre ? C’est un retour aux âges de barbarie où n’existait que le droit du plus fort.

Quelques députés de la gauche (très peu hélas !) commencent à reconnaître combien sont odieuses ces persécutions religieuses qui nous ramènent en plein Moyen-Age. Voici comment s’exprimait devant la Chambre l’un d’eux, monsieur Labori :

Une bonne part de la besogne effective depuis 20 ans se ramène à une guerre religieuse, déclarée ou sourde, selon l’heure. L’anticléricalisme, tel qu’il est compris, n’est plus la dépense du pouvoir contre les empiètements du cléricalisme. Sous prétexte de tolérance ou de liberté de conscience, sous le couvert de ces mots magnifiques, dont rarement il a été fait plus grand abus, il s’agit de brimer qui garde une foi ou une conception philosophique qu’on ne partage point. Je me suis élevé et je m’élève encore contre l’hypocrisie de ceux qui veulent détruire les religions, alors qu’eux-mêmes ou leurs proches observent, dans les circonstances solennelles, les rites de la leur. Il n’appartient pas à l’État de tenter de faire l’unité morale de la nation dans un athéisme officiel que même les hommes au pouvoir ne respectent pas quand il s’agit d’eux.

La France a souffert assez jadis quand Louis XIV voulut faire cette unité morale dans la foi catholique, pour que l’État républicain n’essaie pas aujourd’hui un effort analogue, au nom de je ne sais quel dogme matérialiste, de tous le moins satisfaisant, selon moi, pour la raison.


Les générations de l’avenir jugeront sûrement les persécutions religieuses d’aujourd’hui, le dépouillement du clergé et des ordres monastiques comme nous jugeons l’Inquisition et la Révocation de l’Édit de Nantes. Nos gouvernants ont invoqué d’ailleurs exactement les mêmes raisons que Louis XIV : obtenir l’unité morale et politique du pays. Les conséquences de leur œuvre seront aussi néfastes que celle des édits du grand roi.


Un seul motif d’apparence scientifique pouvait être invoqué, non pas pour justifier d’injustifiables expropriations, mais pour expliquer l’expulsion des congrégations. Ces dernières enseignaient des théories religieuses erronnées, donc répandaient des erreurs. De bons professeurs saturés de manuels scientifiques devaient les remplacer.

Ce sont là conceptions de primaires fort étrangers à l’évolution de la psychologie moderne. Cette dernière a montré, en effet, que les dogmes ne doivent pas être jugés d’après leur valeur rationnelle, mais par les actes qu’ils inspirent. Peu importe donc, leur degré de vérité ou d’erreur. Seules peuvent nous intéresser les actions provoquées par leur influence. On voit naître chaque jour aux États-Unis des religions nouvelles utiles comme mobiles d’activité et pour cela même respectées. La religion des Mormons, par exemple, a été un bienfait pour l’Amérique, puisqu’elle a déterminé la fondation de plusieurs grandes cités prospères dans des pays jadis incultes.

Ce point de vue utilitaire est pratiquement capital. Les libres penseurs s’attaquant à des dogmes, sous prétexte qu’ils sont erronés, ne comprennent rien au rôle des religions. Il est évident qu’au point de vue rationnel, elles ne contiennent que de faibles parcelles de vérité. L’histoire nous montre cependant que c’est avec l’appui des grandes croyances que les civilisations les plus importantes furent fondées. Elle nous apprend aussi que la foi dans les dogmes, a embelli la vie de millions d’hommes, et que jamais doctrines philosophiques n’inspirèrent pareilles abnégations, semblable dévouement, aussi intense altruisme. Les religions constituent une force à utiliser, non à détruire. Leurs disciples ne doivent être combattus que lorsqu’ils veulent persécuter d’autres croyances.

Créatrices des longs espoirs, soutiens des faibles et des déshérités du destin, les religions furent toujours l’asile de ceux que le sort condamnait à souffrir. Seules elles ont su adoucir la désespérante horreur de la mort. Considérons comme de grands bienfaiteurs de l’humanité les rêveurs, dont l’imagination charmeuse inventa et glorifia les dieux. Jugées par les œuvres dont elles furent les soutiens, ces augustes ombres méritent toute la vénération des penseurs.

La science qui les connaît mieux, renonce à les combattre et proclame la grandeur de leur rôle. Elles furent dans le passé les éléments les plus sûres de la stabilité morale des peuples. L’avenir les transformera sans doute, mais tant que l’âme humaine aura besoin d’espérance elles ne pourront périr.

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